Certes, Florimond qui, à treize ans, avait traversé bien des hasards et servi comme page à Versailles, avait acquis une souplesse de caractère et une vivacité d'adaptation que ne possédait pas son compagnon. Cependant, Angélique envisageait difficilement que quiconque avait été l'ami de Florimond et s'était laissé prendre une fois à son charme, avait pu s'en détacher pour une quelconque raison et ne pas lui vouer jusqu'à la mort une amitié aussi admirative qu'éternelle.

Tout en écoutant la diatribe du jeune gentilhomme poitevin, elle le revoyait, son Florimond, comme émergeant d'une vie qui lui paraissait totalement étrangère. Avait-elle réellement vécu avec lui ces jours de peur ? Il était courageux, le jeune Florimond ! En dépit des menaces qui pesaient sur eux et des désagréments qu'on leur infligeait, son regard noir demeurait allègre et l'on sentait qu'il n'accorderait qu'avec répugnance et qu'en toute dernière extrémité sa part à la tristesse. Mais un soir, il lui avait dit :

« Mère, il faut partir ! Je veux rejoindre mon père. »

Et ne pouvant la sauver, elle, il s'était enfui, entraînant avec lui ce même Nathanaël qui aujourd'hui se trouvait devant elle et déblatérait contre lui.

– Ce garçon que je croyais mon ami s'est révélé d'un cynisme effrayant, expliquait Nathanaël de Rambourg en secouant sa longue chevelure de fille qui donnait quelque grâce à son visage osseux. Il prétendait qu'il avait plus appris à la cour sur la perversion de la vie que parmi les brigands, plus trouvé de noirceur d'âme et d'esprit chez les clercs que chez de grossiers matelots. Et il osait affirmer que c'était vous, sa mère, et surtout par votre exemple, que c'était vous, madame, qui lui aviez enseigné par votre vie où se tenaient vraiment la vertu et l'héroïsme, qu'il n'oublierait jamais la leçon qu'aucun magister dans les collèges ne pouvait inculquer, car aucun livre écrit ne valait ce livre de la vie, les textes religieux ou philosophiques qu'il avait parcourus apprenant plutôt à l'homme, selon lui, ce qui peut causer la perte de son âme et de sa vie incarnée qui est pourtant un fort beau don car, disait-il – et comment, madame, pouvais-je ouïr sans frémir de tels propos ? – tous les livres, et surtout religieux, sont conçus pour préparer l'être humain à tomber dans un piège terrible, piège de la mort où, son âme et son esprit étant endormis par le poison des doctrines fallacieuses et des commandements dits « venus de Dieu », les enseignements contribuaient à livrer ce corps vivant, pieds et poings liés, à l'immolation la plus précoce, l'extermination la plus inévitable, la descente au tombeau la plus rapide, la disparition de cette Terre et de la mémoire des hommes la plus complète, que ce soit par le couteau, le fer, le feu ou la corde. Car, toujours d'après sa philosophie, Florimond, votre fils, estimait que l'application des Commandements et le respect de la vertu que la tradition nous enseigne et nous conseille d'observer, entraînent immanquablement guerres, crimes, condamnations, méchanceté, haine !

« Ah ! Que ne racontait-il pas ? gémit le pauvre Nathanaël en portant les mains à ses oreilles comme si n'avaient cessé d'y corner toutes ces années précédentes les paroles du bavard Florimond. Il prétendait que mon innocence et ma trop sévère garde de tout péché nous plongeaient, lui et moi, dans les plus grands périls, attirant vers nous les malveillants rôdant alentour, éveillant en chacun rencontré le criminel qui y sommeille, alors que lui, disait-il, ayant appris par l'expérience et par son flair à reconnaître le bien dans l'homme et qui est rarement là où on le dit être, il savait que l'important, ce n'était pas d'éviter la rencontre du mal, mais de le choisir.

– Choisir ?

– Oui ! Il prétendait que derrière les apparences du mal, il n'y a pas toujours de mauvaises intentions, ni même de franche mauvaiseté. Et il est vrai qu'il a toujours su se débrouiller et nous tirer des situations les plus épineuses. Il m'a protégé et défendu. Par contre, il m'interdisait d'intervenir en rien, me disant que dès que j'ouvrais la bouche, je doublais les difficultés qu'il entreprenait d'aplanir, me recommandant de le laisser agir, et surtout de ne pas bouger et de « demeurer coi dans un coin ». C'était sa formule...

« Je ne sais s'il s'accommodait avec les uns et les autres par des discours ou par des actes, mais il est un fait que nous avons réussi la plupart du temps à voyager avec des personnages de bon aloi et qui semblaient se contenter, en paiement de leurs services, d'avoir le plaisir de notre compagnie. Il faut reconnaître qu'il a su écarter de moi toute peine et tout désagrément.

– Alors, de quoi vous plaignez-vous ? demanda Angélique qui se félicitait de pouvoir l'écouter avec patience.

– Mais... de ses propos révoltants et, peut-être, de ses actes licencieux ! s'écria Nathanaël avec le courroux d'un pasteur en chaire. Sans scrupules, libertin et athée, voilà ce qu'il était ! Ce garçon que je croyais mon ami et partageant, sinon mes croyances puisqu'il n'était pas de la religion réformée comme moi, mais au moins mes conceptions sur ce que doit être la conduite d'un honnête homme. Il ne cessait de mettre ma foi en danger, et même en riait ! C'était terrible !... Comprenez-vous maintenant, madame, ce que j'ai pu souffrir ? Lié à lui et ne pouvant le fuir, je sentais ma foi vaciller sous les coups de ses raisonnements spécieux et mon âme sur le point de renoncer à son salut et de sombrer dans les flammes de l'enfer. Ah ! J'ai bien souvent regretté de l'avoir suivi ! Sans lui...

– Sans lui, vous vous seriez retrouvé la gorge tranchée la nuit même de votre départ ! Et brûlant dans des flammes plus réelles, hélas, que celles hypothétiques de l'enfer, l'interrompit Angélique qui presque aussitôt regretta sa riposte impulsive.

Nathanaël, suspendu dans son élan, la regardait bouche bée.

– Que voulez-vous dire ? Balbutia-t-il.

Angélique s'en voulut de n'avoir pas pris plus de ménagements. Mais il fallait en finir.

– Je veux dire... Hélas ! Mon pauvre garçon, pardonnez-moi, j'ai pour vous des nouvelles bien cruelles... Je veux dire que la nuit même de votre fuite du château familial, quelques heures après votre départ, les dragons du roi sont revenus vers Rambourg et le Plessis. Ils ont pris d'assaut votre demeure et y ont mis le feu... après avoir exterminé tous les vôtres... Vous voyez, ajouta-t-elle, qu'un instinct sûr vous a guidé et que vous avez bien fait de suivre Florimond, car vous lui devez d'être encore en vie.

Timidement, Séverine quitta sa place et, s'approchant du jeune homme, le poussa vers un siège afin de l'obliger à s'asseoir. Puis elle lui apporta un verre d'un cordial qu'il avala machinalement. Il avait l'expression figée de quelqu'un qui ne peut saisir le sens des mots qu'il a entendus.

Après un silence, il poussa un profond soupir et parut revenir à lui.

– Et vous dites que Rambourg a brûlé ?

– En partie.

– Et les terres ?

– Elles demeurent, évidemment ! Si vous aviez rencontré maître Molines à La Nouvelle York, il aurait pu vous donner des renseignements, car, à la suite des exactions commises en Poitou contre les protestants, il a pris en charge, m'a-t-il dit, de veiller aux biens réformés abandonnés.

Il demeura silencieux, songeur ou assommé, on ne pouvait savoir.

– Mais alors, fit-il comme comprenant enfin, il faut que je retourne là-bas prendre possession de mon héritage !

*****

– Je ne sais de quelle étoffe sont faits ces huguenots, remarqua Angélique, lorsqu'il se fut retiré soucieux, mais sans manifester plus d'émotion, et eut regagné le bord du Cœur de Marie. Le roi de France a peut-être raison lorsqu'il considère que la religion réformée a altéré, chez ses adeptes, le caractère atavique du Français, qui est sensible et spontané, et que cela risque de créer un État dans l'État.

Mais Séverine, contre toute attente, admettait les réactions de son coreligionnaire. Elle avait moins pris garde aux paroles que Nathanaël prêtait à Florimond, qu'elle connaissait peu, qu'à la volubilité et aux tourments de celui qui les rapportait avec une sainte et fougueuse indignation.

Elle appréciait le genre tragique et les homélies qui se développent sur un large registre de lamentations, de plaintes et de revendications.

– Il faut le comprendre ! Depuis des années il s'est habitué à vivre sans sa famille. Il se disait peut-être de temps en temps : « Je les reverrai un jour... Mais quand ? » Et ils avaient cessé de lui manquer. À supposer qu'il réalise peu à peu qu'il ne les reverra jamais, cela ne changera pas grand-chose à sa situation présente, surtout si son patrimoine, là-bas, lui, demeure.

– Tu as raison. Après tout, c'est vrai, la jeunesse a le cœur dur. Il est rare qu'elle souffre d'un lien rompu s'il ne se confond pas avec la perte d'une fortune ou d'une présence. Moi aussi, à dix ou douze ans, je suis partie pour les Amériques et tant étais-je séduite par ce projet que je n'ai pensé ni à mon père ni à ma mère, qui pourtant étaient fort bons et nous aimaient tendrement. Je ne sais pourquoi, le souvenir m'en revient souvent depuis quelque temps, moins pour m'étonner de la distance qui existe entre l'esprit et le cœur d'un enfant et ceux d'un adulte, que pour m'effrayer du changement, je dirais presque de la déformation que la vie nous impose. Où est-elle allée ? me dis-je parfois. Où est-elle partie, où a-t-elle disparu, cette enfant Angélique qui n'avait pas de cœur mais qui souffrait de tant de choses, inconnues et inexprimables, dont personne autour d'elle n'avait conscience ?

– Croyez-vous qu'il manque de cœur et n'aimait pas sa famille ? demanda Séverine qui se mordillait la lèvre et découvrait l'envers de ce qu'elle avait cru comprendre cinq secondes auparavant.

Elle s'était levée pour regarder s'éloigner la chaloupe qui emmenait le jeune visiteur, puis était revenue s'asseoir près d'Angélique.

– Que cherchez-vous, dame Angélique ? demanda-t-elle, voyant que celle-ci regardait dans le sac de velours qu'elle emmenait toujours sur le pont.

– Une lettre ! Écoute, Séverine, c'est une lettre que je garde avec moi, parce que j'aime la relire. Elle parle avec une telle sagesse du sentiment d'aimer et une telle vérité, que, chaque fois, j'en découvre les nuances et le sens nouveau. Il y a un tel emmêlement dans nos attachements humains, contraints ou spontanés, tant d'obligations auxquelles nous devons nous soumettre sans y consentir de cœur, que cette lettre nous aide à mettre un peu d'ordre entre nos devoirs et la véritable signification du mot aimer que nous employons un peu à tort et à travers.

Écoute...

Elle lut l'écriture rangée et régulière qui couvrait une feuille un peu usée aux plis parce que souvent employée.

... Et j'ai dû reconnaître que nos existences, si dissemblables en apparence et aux buts si contraires, se chauffaient à la même flamme qui magnifie tout, qu'elle brûle pour un être ou pour la Sainte Majesté de Dieu : l'amour.

Car il y a plusieurs sortes d'amours parmi le monde : l'amour des étrangers, l'amour des passants, l'amour des pauvres, l'amour des associés, l'amour des amis, l'amour des parents... et enfin, l'amour des amants. On est touché de compassion pour les étrangers quand on apprend que leur pays est opprimé et saccagé. On aime les passants parce qu'ils apportent quelque gain, les pauvres, à qui on donne le superflu, les associés car leur perte est dommageable, les amis parce que leur conversation plaît et est agréable, les parents parce que l'on en reçoit du bien et que l'on craint d'être châtié par eux... Mais il n'y a que l'amour des amants qui pénètre le cœur de Dieu et à qui rien n'est refusé. Cet amour se trouve rarement, il est vrai. Mais c'est le véritable amour. Car il ne connaît pas ses intérêts, ni même ses besoins. La maladie et la santé lui sont indifférentes, la prospérité ou l'adversité, la consolation ou la sécheresse, tout lui est égal. Et il donne sa vie avec plaisir pour la chose année.7

Séverine avait écouté, non sans réticence. Elle devinait que l'épistolière devait être une « papiste » dévote, une nonne.

– Moi, je ne suis pas si froide avec les personnes de mon entourage ou de rencontre. Je les aime, affirma-t-elle avec véhémence. Cette femme ne vit que pour une seule flamme...

– L'amour des amants ?

– Oui ! Et elle est sans doute bien heureuse, car cela n'est pas donné à tout le monde.

Honorine passa sa petite tête sous le bras de sa mère.

– Que lis-tu ? Est-ce la mort du mari de la princesse de Clèves ?

– Non. C'est une lettre que m'a envoyée Mlle Bourgeoys de Montréal. C'est une religieuse, informa-t-elle Séverine, une nonne papiste comme tu dis. Elle est venue fonder Ville-Marie avec la recrue de M. de Maisonneuve, et y ouvrir une école pour enseigner les enfants des colons et des artisans.