Fracas des canonnades. Le battement des cœurs déchirés de passions, de colère, de jalousie, battant violemment comme des tambours de guerre, les coups sourds du cœur de Colin, battant d'amour pour elle, jadis, et plus tard, et toujours. Puis ces bruits de combats, ces clameurs s'étaient affaiblis, avaient fait silence, comme après une tempête épuisante, et lentement, sur la mer calmée, avec les débris des navires fracassés comme avec ceux de leurs vies ravagées, s'étaient formées les assises d'une alliance, d'une entente, d'une amitié.

« Qu'a-t-il pu lui promettre pour obtenir sa soumission et son assentiment... son dévouement ? »

Elle fermait les yeux, laissait la tiédeur d'un soleil traversé de vent frôler son visage. Un sourire effleurait ses lèvres.

« Il faudra bien qu'il me le dise un jour, lui, Colin, ce que Joffrey lui a promis. »

Elle s'engourdissait, s'endormait presque, et il subsistait en elle cette sensation d'harmonie et de paix qui planait au-dessus d'elle et les environnait, comme les vastes accords d'orgues célestes répercutés aux échos des îles. Un instant de bonheur pur, un état de grâce... Sous ses paupières, la lumière prenait des nuances irisées, comme à travers ces porcelaines de Chine, dans lesquelles elle buvait, chez Mrs Cranmer, ce thé rose et de Chine également qui lui avait rendu des forces. Des ombres bougeaient.

Elle entrouvrit les yeux et tressaillit, distinguant à son chevet la haute silhouette à la forte carrure de Colin Paturel qui l'observait. Parce qu'elle venait de l'évoquer, en Barbe d'Or farouche, elle resta un moment indécise, puis se redressa avec un sourire.

– Asseyez-vous près de moi, monsieur le gouverneur. Vous êtes presque le seul sur ce navire à qui je n'ai pas encore donné audience.

Il attira à lui une baille – cuveau de bois – qu'il renversa, disant que c'était là un siège capable de supporter son poids, mieux que ces élégants pliants de tapisserie. Il rangea de côté son sabre d'abordage qu'il portait lorsqu'il était en mer.

– Quel était votre songe, madame, pour que naquît sur vos lèvres ce doux sourire ? À quoi, ou à qui rêviez-vous ?

Elle lui renvoya sa malice.

– Si je vous répondais : À vous, monsieur le gouverneur, m'accuseriez-vous d'être coquette ou hypocrite ? Pourtant, rien n'est plus vrai. Colin, je pensais à Barbe d'Or qui me captura non loin d'ici sur son navire Le cœur de Marie et qui me livra à l'un des envoyés du père d'Orgeval chargé par lui de m'amener prisonnière à Québec.

– Le R.P. de Vernon ? Certes, je me souviens, dit Colin.

– Vous n'étiez pas présent chez lord Cranmer lorsque le père de Marville est venu nous annoncer la mort du père Sébastien d'Orgeval, mais la nouvelle vous est connue. C'en est donc fait aujourd'hui de ses poursuites et de ses complots. Me blâmerez-vous si je vous confesse que je m'en réjouis ?

– Non, madame. C'est de votre part un sentiment normal. Une saine estimation de la situation. L'ire dont il vous a accablée injustement et les dangers qu'il vous faisait courir autorisent qu'on se réjouisse d'être désormais à l'abri de ses conjurations.

– Et puis, non, dit Angélique en secouant la tête. Je ne me réjouis pas, en vérité. Je vous avouerai que mes craintes ne sont point apaisées, si elles ont pris un autre tour. Je savais d'où venaient les coups et qui était l'ennemi. J'espérais qu'un jour, en le rencontrant, il serait possible d'atteindre en lui cette part d'humanité qu'il possédait, et de désarmer son exécration. Maintenant, c'est trop tard. Il a laissé derrière lui, comme la mer qui se retire laisse une écume jaunâtre et stérile, ceux qu'il avait dressés, endoctrinés, formés à le défendre et qui, peut-être, vont continuer à mener contre nous une action d'autant plus âpre qu'ils se référeront aux dernières volontés d'un saint.

Colin l'avait écoutée avec attention.

Il secoua la tête et dit qu'il partageait avec M. de Peyrac le sentiment que rien ne pouvait laisser augurer d'un changement possible à la suite de cet événement qui n'était certainement pas encore connu en Nouvelle-France et ne le serait peut-être pas avant l'hiver puisque Outtaké avait envoyé les seuls témoins dans le Sud, en Nouvelle-Angleterre.

Depuis le séjour de M. et Mme de Peyrac à Québec et la reconnaissance du roi, les faveurs qu'il leur accordait, le vent avait tourné.

Ces événements d'il y a deux ans, par la faute desquels ils avaient failli tous devenir fous et perdre la tête en même temps que la vie, c'était du passé. Rien n'avait rappelé à leur souvenir, depuis qu'il avait été exilé chez les Iroquois, celui qui les avait tramés, si bien qu'on l'avait cru mort à plusieurs reprises, avant d'en avoir la certitude récemment.

Les événements s'effaçaient. Les gens oubliaient, et pour tout dire, ils avaient d'autres chats à fouetter. Les expéditions de police navale qu'ils menaient périodiquement avaient assaini la baie Française, et dans un climat de bonne volonté pacifique des uns et des autres, le commerce se développait. L'activité à Gouldsboro était intense.

Elle lui posa encore quelques questions. Elle avait de la peine à tenir les yeux ouverts, mais avec Colin, elle ne s'en préoccupait pas. Si elle s'en voulait parfois de cette langueur qui persistait, elle était décidée à la patience, car il ne fallait pas oublier qu'elle avait été très malade à Salem, qu'elle avait bouleversé et affolé toute une ville, et qu'elle pouvait bien, en considérant ces heures si tragiques, s'accorder quelques jours de faiblesse de plus.

Tout en l'écoutant, elle l'examinait entre ses cils.

Il avait perdu ce visage quelque peu bouffi et sanguin qui trahissait sa déchéance sous l'apparence de Barbe d'Or, mais il ne ressemblait pas non plus au Colin du Maroc, le roi des esclaves, tout en muscles noueux, plus jeune quoique déjà massif comme un chêne, homme-chef auquel on attribuait déjà quarante ans et qui n'en bougeait point.

Il était plus lourd, bien qu'ayant perdu de nouveau toute graisse superflue, plus géant et plus distant. Un géant solitaire. Elle s'avisa de sa vie à Gouldsboro, lui le gouverneur, chargé de toutes les responsabilités du port et de la population. Toujours seul. Le chef. Sur un navire, ce n'était pas la même chose. Il y avait les escales. Mais à Gouldsboro, sous le regard des communautés protestantes, quelle pouvait être sa vie privée ? Aucun bruit scandaleux ne courait à son sujet. Pourtant, Colin n'avait jamais été un homme chaste. Il se vantait d'être paillard et ce n'était pas tout à fait cela. Mais il était possédé d'un grand appétit pour l'amour et quelle force, quelle puissance dans ses étreintes !

Angélique ferma les yeux, s'intima l'ordre de penser à autre chose. Elle écartait toujours avec fermeté le souvenir des étreintes de Colin.

En toute vérité, elle n'ignorait pas qu'après Joffrey, il était l'homme qui lui inspirait le plus de désir.

Et c'était bien encore une de ces folles gageures de Joffrey, qui ne l'ignorait pas non plus, une manifestation de plus de son goût insensé du risque, que d'avoir été proposer à ce rival, plutôt que de l'exécuter pour piraterie et comme il le méritait, et comme c'était son droit de guerre à lui le vainqueur, de passer à son service, de devenir leur associé, le plus proche et le plus investi dans leurs entreprises, à tous deux, le comte et la comtesse de Peyrac, propriétaires et seigneurs de Gouldsboro, en y acceptant le titre et la fonction de gouverneur.

Colin, le Normand enchaîné, courbé sur lui-même comme un lion vaincu, entêté, préférant la mort par pendaison plutôt que céder aux arguments, aux menaces que lui prodiguait l'autre, le Gascon aux yeux de feu, le gentilhomme, le gagnant, le Rescator qui avait régné sur la Méditerranée et régnait maintenant sur l'archipel que Barbe d'Or avait voulu conquérir, qui s'asseyait aux côtés de Moulay Ismaïl, tandis que lui tramait ses haillons d'esclave, le Rescator, le comte de Peyrac, qui triomphait dans le cœur de la princesse de légende que lui, pauvre marin, avait aimée. Enfin, elle avait vu Colin se redresser, et s'incliner en signe d'assentiment.

– Dis-moi, Colin, chuchota Angélique, qu'a donc bien pu te promettre ce diable d'homme, pour que tu te rendes enfin à ses exigences et acceptes de prendre en charge Gouldsboro ? Dis-le-moi.

Paturel plissa ses paupières sur la fente bleue de son regard et un sourire qui ne disait ni oui ni non courait sur ses traits. Quand il affichait ainsi sa tête de Normand, il était vain d'espérer lui tirer le moindre aveu.

– C'est bon, fit-elle en se renversant de nouveau sur ses coussins. Je ne demande plus rien.

Et elle lui renvoya son expression énigmatique avec gaieté et sans rancune.

Ils se connaissaient trop tous les deux. Près de lui, elle sentait ses défenses intérieures tomber. Elle ne craignait pas, comme avec Joffrey, de perdre son amour, ce qui, parfois, dans l'excès du sentiment que celui-ci lui inspirait, l'importance vitale que sa présence avait pour elle, l'habitait de l'appréhension d'en être privée, de le voir disparaître, et dont l'assurance et la douceur de leur vie commune ne l'avaient pas encore tout à fait guérie.

Avec Colin, elle éprouvait au contraire parfois le sentiment reposant d'une fraternelle confiance. Elle pouvait tout lui dire. Il lui pardonnerait tout. Il ne cesserait jamais de l'adorer. Elle pouvait se taire près de lui.

Elle sentit de nouveau ses paupières battre et retomber. Le navire à l'ancre la berçait doucement. Le pont était presque désert à cette heure, car beaucoup de monde était à terre, toujours à cause des moutons qu'on entendait bêler dans le lointain, de la laine, des vins et des fromages qu'on trouvait aussi par là.

Les berceuses et les nourrices avaient emmené les petits enfants dans les appartements du château arrière pour les mettre à l'abri de la chaleur. Par instants, Angélique ouvrait les yeux et subrepticement jetait vers Colin un regard songeur.

Sa pensée vagabondait dans le silence. Il avait fallu cette naissance gémellaire à Salem pour lui rappeler un souvenir très enfoui : le temps où elle avait cru porter en elle l'enfant de Colin. Ainsi il n'avait pas compté.

Revenant du Maroc, en France, elle avait en elle cette promesse imperceptible du désert. Peu après, elle avait perdu ce fruit par la faute de ce crétin de marquis de Breteuil que le roi avait chargé de lui ramener la rebelle sous bonne garde. Dans sa peur qu'elle ne s'échappe encore, il lui faisait mener un train d'enfer sur ces routes cahoteuses et leur carrosse avait fini par verser dans le fossé. Des suites de l'accident, s'en était allée la promesse.

« Croyez-moi, ma petite dame, faut rien regretter, lui disait la matrone de ce bourg où on l'avait transportée perdant son sang, les enfants, ça ne fait que compliquer l'existence. Et puis, si ça vous chagrine tant que ça, vous pourrez toujours vous en faire faire un autre ! »

Elle rouvrait les yeux et regardait Colin. Il n'avait jamais su, ni personne. Elle avait craint d'avoir parlé dans son délire, puis s'était rassurée. Ses lèvres avaient pris l'habitude d'être scellées sur son secret. Secret mince et qui ne méritait pas de susciter les profondes émotions que sa divulgation entraînerait. Une anicroche de santé. Un petit ennui dans la vie d'une femme. C'était à elle seule de s'en accommoder.

« J'ai toujours eu de la chance... »

Car la sage-femme lui avait révélé qu'il s'agissait d'un « œuf clair », c'est-à-dire rien, une enveloppe vide, et cela avait atténué sa peine et effacé les images qu'elle commençait, comme toutes les femmes, de tisser autour d'un rêve qui aurait représenté l'amour de Colin, cet amour qu'il avait traîné avec lui, à travers les mers, et qu'elle sentait brûler comme un feu sourd en lui dès qu'il l'approchait.

Au loin, son souvenir ne la préoccupait pas. C'était un ami, un frère. Mais, près de lui, très vite, elle se sentait nerveuse. « Une affaire de peau », comme disait la Polak, experte en ces mystères des attirances ou des répulsions de l'amour. « La peau, c'est tout. Ça vous surprend et on ne sait pas toujours pourquoi. » L'important était de le savoir et de reconnaître sa faiblesse.

N'était-elle pas fort égoïste en trouvant tout à fait normal l'isolement de Colin et qu'il se satisfasse de se consumer d'amour pour une dame lointaine et oublieuse comme dans les contes de chevalerie ? Ne devrait-elle pas l'encourager à prendre épouse ? Il y avait eu une fille du roy parmi les naufragés, assez fine et jolie, Delphine du Rosoy, qui était tombée amoureuse de lui. Lorsqu'elle l'avait appris, Angélique avait jugé cette idée tout à fait extravagante et s'était félicitée que Delphine trouvât à Québec un époux à sa convenance dans la personne d'un jeune et aimable officier. Et, à la réflexion, elle continuait à ne pouvoir imaginer Colin Paturel, son Colin, nanti d'une épouse.