Une subtile reconnaissance ordonnait donc de ne pas se montrer trop intolérant envers son arrière-petit-neveu... Enfin, l'honorable Samuel Wexter avait dû appréhender de perdre à jamais sa fille unique et jusque-là parfaite.

Le couple fut ainsi accepté à Salem et on s'accommoda de sir Thomas Cranmer, de ses dentelles, de sa perle à l'oreille.

Souvent délaissée par lui, car il ne cessait de naviguer entre Boston, la Jamaïque et Londres, la fille de Samuel Wexter durcit sa position et, comme pour se faire pardonner une folie qui l'avait mise au ban d'une société qu'elle aspirait à édifier, elle devint encore plus rigoriste dans l'application de ses devoirs religieux. Punition la plus amère : la facilité avec laquelle on lui disait en lui envoyant des possibles suppôts de Satan :

« Vous, vous pouvez les recevoir ! »

Angélique attira vers elle un fauteuil à dossier en tapisserie et s'assit non loin de la croisée, mais suffisamment près pour bénéficier un peu de la brise marine. Salem, qui veut dire « paix » en hébreu, était une petite ville bizarre et charmante, avec son amoncellement de toits de bardeaux à pignons pointus, aux faîtes de cheminées de galets gris ou de briques rouges pour les notables et les riches marchands.

La législation qui y était en vigueur était strictement théocratique et les institutions directement dérivées de l’Écriture sainte.

Mais il y fleurissait les plus beaux lilas du monde.

Et jusqu'au cœur de l'été, leurs grappes blanches et violettes frôlaient le flanc sombre des maisons passées au brou de noix. Dans les jardinets, touffus de plantes médicinales et potagères, qui accompagnaient chaque demeure selon la tradition établie par les premières immigrantes du Mayflower, on voyait luire l'amarante et le vert pâle des citrouilles et des courges, cultures généreuses, projetant jusque dans les rues, comme des serpents velus, les vrilles de leurs tiges aux grandes fleurs jaunes que visitaient les abeilles.

Maintenant qu'Angélique était rassurée, elle se traitait de sotte. Il était bien vain aujourd'hui de se poser une telle question :

« Pourquoi ai-je voulu un enfant ? »

Sait-on jamais les raisons qui éveillent ou réveillent au cœur d'une femme ce grand besoin vital de maternité ? Elles sont une et multiples, toutes évidentes et pourtant aucune n'est la vraie, car cela ne se raisonne point.

Angélique se souvenait avoir commencé d'y songer à Québec, lorsqu'elle voyait la petite Ermeline de Mercouville se précipiter à sa rencontre en lui tendant les bras. Ne serait-il pas bon de savourer les plaisirs d'une maternité nouvelle, faute d'avoir pu les apprécier dans les maternités précédentes ?

Rebâtir le nid détruit qu'avaient secoué tant de tempêtes ?

Mais surtout, et c'est cela qui prévalait peu à peu en elle, au fur et à mesure que tout se reconstruisait autour d'eux et en eux, elle s'était mise à souhaiter avoir un enfant de lui. De lui, son amour, son amant, son refuge et son tourment, de lui, l'unique, l'homme de sa vie tout entière, de lui, Joffrey de Peyrac, avec lequel elle était mariée depuis bientôt vingt ans.

Or, ayant atteint, par une lutte inouïe à travers les pires épreuves, les chemins les plus tortueux et imprévisibles, mais aussi par une constance qui frisait l'entêtement et une volonté qui bien souvent aurait pu être jugée coupable en raison des dangers dans lesquels elle s'était précipitée aveuglément, ayant donc atteint son but, la réalisation de tous ses rêves : l'amour, le bonheur, la paix aux côtés de celui qu'elle avait tant recherché, le croyant mort, et dont intrigues et malentendus avaient failli la séparer à nouveau, comme si le sort jaloux n'avait pas voulu de la pérennité de leur trop puissant amour, elle avait voulu parachever sa difficile reconquête en la marquant d'un sceau ineffaçable.

Elle avait rêvé d'un enfant de lui, comme elle l'aurait souhaité d'un nouvel amant pour forger ce lien qui incarnerait à jamais une rencontre exceptionnelle.

Ce qui était bien la preuve que tout était neuf entre eux.

Car il fallait lui rendre cette justice que l'idée d'une telle folie ne lui serait pas venue dans les premiers temps de leurs retrouvailles. Il y avait bientôt trois années de cela.

Lorsqu'elle y revenait, ces souvenirs lui paraissaient très lointains et irréels et elle se reconnaissait à peine. Comme ils étaient peu charitables alors l'un envers l'autre, se reprochant les coups que la vie leur avait portés, oubliant qu'ils avaient été victimes ensemble et que cela même n'avait jamais cessé de les unir plus étroitement. Il avait fallu l'apprendre et, aujourd'hui, elle s'étonnait de ce qu'ils avaient traversé.

Comme ils étaient étrangers, prêts à se rejeter, presque à se haïr, et pourtant toujours si proches, fascinés l'un par l'autre ! Quel miracle lorsqu'elle y songeait ! S'il n'y avait pas eu cette irrésistible attraction de leurs corps, qui les emprisonnait avec chaque regard, les liait d'enchantements, de rêves et de fringales, faisant fi de toute autre considération, auraient-ils pu surmonter tant d'obstacles, tant d'inconnu entre eux, tant de déceptions et d'amertume nés de tant de malheurs ?

Bénédiction de ce mystère des sens qui les happait malgré eux, les jetait dans les bras l'un de l'autre, noyés d'oubli, de délices, se livrant follement au fleuve aveugle qui efface le monde.

Contre ce courant de passions qui les entraînait dans un tourbillon de joies et de surprises sans nom, le diable n'avait pu gagner la partie, malgré ses batteries déployées.

Car l'amour est le premier ennemi du grand destructeur.

Cependant, ce n'était qu'après l'expérience de Québec, ville française du haut Nord américain, où ils s'étaient rendus afin de négocier une réconciliation possible avec le roi de France et leurs compatriotes, et où ils avaient traversé, en famille, un hiver insolite, mondain et mouvementé, qu'elle s'était sentie différente, envahie par un soudain désir : avoir encore un enfant de lui, un nouvel enfant pour une nouvelle vie ! Elle évoqua ce retour.

Ils quittaient la petite capitale de la Nouvelle-France, enfin libérée de ses glaces. Leur flotte descendait le fleuve Saint-Laurent, traversait le golfe du même nom et Angélique, à bord du navire-amiral, le Gouldsboro, regardant de la coupée, avec Honorine, des troupeaux de marsouins blancs jouer entre les vagues, avait connu des moments d'intense jubilation et de certitude, où n'intervenaient plus aucune ombre, aucune inquiétude.

Les problèmes étaient résolus, les batailles étaient gagnées, sinon toutes les batailles, au moins entre eux. Au cours de cet hiver à Québec, n'avaient-ils pas appris qu'ils étaient liés à jamais par d'invisibles et subtiles chaînes que rien ne pourrait parvenir à briser. Ils avaient découvert que, si farouchement indépendants qu'ils fussent l'un et l'autre, ils ne pouvaient réellement vivre, respirer, penser l'un sans l'autre. Certes, Joffrey était un homme mystérieux, imprévisible, inaliénable et elle l'était aussi, bien qu'elle se crût en toute bonne foi et, comme la plupart des femmes, fort transparente dans son comportement et ses intentions. Mais ils ne se seraient pas tant aimés s'ils avaient été plus faciles et plus soumis aux lois communes.

Alors enfin, l'esprit et le cœur légers, elle avait commencé de rêver de cet enfant nouveau et qu'elle avait envie de s'offrir, sans raison, mais pour le bonheur ! Un enfant nouveau pour une nouvelle vie.

Elle se sentait plus jeune et plus gaie qu'elle ne l'avait jamais été. La protection sur elle d'un homme qui la défendait et la délivrait de toutes responsabilités trop astreignantes ou décisives, la bataille gagnée sur l'ostracisme du roi, la laissaient libre de toute préoccupation et de tout souci et c'était au début comme une gêne. Elle s'avisait qu'elle avait eu jusque-là une vie beaucoup trop sérieuse. Car, si l'on en exceptait les quelques mois du rêve enchanté vécu à Toulouse comme un point d'orgue sur leur destin tourmenté, qu'avait été sa vie depuis ses vingt ans, lorsqu'elle s'était trouvée précipitée au fin fond de la misère et de la solitude ?

Une vie à lutter, à mordre, à griffer, à se défendre, à se disculper, pour ses enfants, son pain, son honneur...

Certes, elle n'en gardait pas que de mauvais souvenirs. Ces années de combats n'avaient pas manqué de diversité et de distractions marquées souvent d'humour et elle avait su, étant de nature primesautière, rire à l'occasion de la cocasserie de l'existence et se réjouir des triomphes acquis pour savourer les moments agréables volés à cette cavalcade de survie. N'importe !

Sur ce navire, leur navire, qui les emportait, comme hors du temps, vers un avenir qu'elle pouvait pressentir enfin apaisé et heureux, il lui apparut que le moment était venu de déposer les armes et de tout changer. D'être une autre femme. Celle qu'elle n'avait pas pu encore se permettre d'être.

De recommencer tout, comme à vingt ans. Et quoi de plus nouveau qu'un enfant ?

Elle avait décidé : oui, cela sera.

Mais comme elle était libre, grâce à ses « secrets » de guérisseuse, de gouverner les mystérieux hasards de la conception, elle attendit encore.

Elle attendit un peu. La vie lui avait tout de même appris à temporiser, à tempérer la promptitude de ses élans. Il ne s'agissait plus de stratégie militaire, en laquelle elle avait excellé au temps de sa révolte contre le roi, et qui exige un coup d'œil rapide et sans défaut et l'action immédiate, mais des fondations de la paix, tâche à laquelle, bien souvent, les nations s'appliquent avec moins de talent et de soin qu'à la guerre.

Elle voulait s'installer dans cette nouvelle ère heureuse qu'annonçaient les augures, s'assurer que ce n'était pas un leurre, s'habituer à l'état de trêve et à l'existence quotidienne près de lui, son amour de toujours, son maître et son ami. Il lui fallait plus encore, goûter la certitude de cette entente amoureuse qu'elle sentait brûler entre eux comme une flamme ardente, douce et sereine, que rien désormais ne pourrait faire vaciller.

Elle attendit Wapassou.

Et comme il était dans la coutume de Joffrey de Peyrac d'être l'amoureux le plus fou, le plus intuitif et le plus prodigue, ce fut lui qui reparla de l'enfant nouveau dont il savait qu'elle rêvait et qui poserait un sceau sur leur amour.

Avait-il lui aussi l'instinct que leur destin, déjà si mouvementé, ne s'acheminait pas vers une fin mais vers un commencement ?

Alors que la neige ensevelissait encore Wapassou, en ce temps de l'hiver où, dans les forts de bois des grands espaces américains, l'on a presque oublié qu'il y a d'autres humains sur Terre, ils conçurent l'enfant de l'amour.

Lorsque Angélique se sut enceinte, elle était demeurée extasiée, stupéfaite, bien qu'elle eût pu savoir que les savants mélanges de médecines dont elle savait si bien doser la suppression ou l'administration selon des « secrets » que lui avait appris dès l'enfance la sorcière Mélusine devaient tout naturellement amener les résultats souhaités. Elle y croyait à peine !

En avril, l'enfant remua et, cette fois encore, elle éprouva une surprise incrédule, éblouie.

C'était donc si simple d'obtenir du ciel ce dont on rêvait : un enfant. Un enfant pour le bonheur...

Elle se sentait si heureuse, dans un état d'euphorie si naturelle, qu'à part ces tressaillements par lesquels « il » révéla sa présence, elle aurait pu parfois ne pas se croire enceinte. Tous les inconvénients qui accompagnent les débuts de grossesse lui furent épargnés. Longtemps elle resta mince. N'éprouvant aucune fatigue et même, lui semblait-il, se sentant mieux portante et plus vigoureuse qu'en temps normal, elle n'eut rien à changer à son existence fort active, ni aux projets de voyages qui devaient les ramener au printemps vers les rivages où l'on reprendrait contact, non seulement avec les habitants du port de Gouldsboro, mais encore avec le reste du monde. Les navires y apportaient des courriers d'Europe et, selon les nouvelles en provenance de la baie Française, il était rare que Joffrey de Peyrac n'eût pas à envisager tout un plan de navigation. L'été était, en effet, une période d'intense activité navale.

Cette année-là, le comte dut se rendre à New York, voyage qui lui permettrait en même temps de visiter à l'aller ou au retour les plus importants établissements de Nouvelle-Angleterre, échelonnés tout au long de la côte, de New York à Portland, en passant par Boston, Salem et Portsmouth où il avait des amis et des intérêts. Angélique voulut l'accompagner. Passant sous silence la promesse secrète qu'elle s'était faite de ne plus jamais laisser Joffrey partir où que ce soit sans elle, elle avança pour convaincre son mari qu'il lui fallait joindre, à tout prix, du côté de Casco, son ami, le medicine-man anglais, George Shapleigh, auquel elle avait toutes sortes de conseils à demander et auprès duquel elle devait se fournir en remèdes, notamment des éclats de racine de mandragore, indispensables pour la fabrication de l'« éponge soporifique » et dont sa provision était épuisée. De toute façon, argua-t-elle, elle voulait voir Shapleigh avant de faire ses couches, car il possédait, dans son repaire de la pointe Maquoit, des livres de médecine, les plus savants du monde, qu'elle voulait consulter.