– ... Vous me donnerez des nouvelles de ma famille. Peut-être en avez-vous eu au cours de ces années ? J'ai envoyé un ou deux messages. Mais aucune réponse ne m'est parvenue.

– Il a dû m'entendre parler français avec Honorine, expliqua Séverine et, après nous avoir poursuivies assez longtemps, il s'est présenté et nous a posé toutes sortes de questions comme nous avons coutume de faire, nous autres Français, de sorte qu'on est vite au fait de chacun :

« – D'où êtes-vous ?

« – De La Rochelle.

« – Moi, je suis des environs de Melle, en Poitou.

« – Quand êtes-vous arrivé en Amérique ?

« Etc. Dame Angélique, que se passe-t-il ? Je ne vous trouve pas bonne mine.

Angélique convint que la chaleur l'exténuait. Mais elle allait boire tranquillement sa tisane et ne tarderait pas à se sentir mieux.

– Séverine, rends-moi service. J'en ai assez d'attendre dans cette maison désertée sans pouvoir me renseigner auprès de quiconque. Tout le monde a dû courir au port pour l'arrivée de je ne sais quel navire. Va aux nouvelles ! Renseigne-toi pour savoir si le conseil auquel assiste M. de Peyrac touche à sa fin. Et puis également, si l'on n'a pas entendu parler du vieux medicine-man, George Shapleigh. Son absence ne s'explique pas et je m'impatiente, je m'inquiète.

Séverine s'élança dans l'escalier, puis au-dehors, décidée à rameuter toute la maison du comte de Peyrac et à secouer tous les solennels Anglais susceptibles de lui donner des renseignements sur ce Shapleigh, quitte à pénétrer dans toutes les tavernes de la ville. Mais auparavant, elle irait chercher M. de Peyrac, à la council house, sans se soucier d'interrompre une si solennelle assemblée, avec cet irrespect pour les graves problèmes des hommes que son père, maître Gabriel Berne, lui reprochait souvent ; mais elle estimait que ceux des femmes ne sont pas moins graves. Et en chemin, elle ne manquerait pas de repérer tous les membres de la domesticité de Mrs Cranmer et de les renvoyer à leur devoir, car tous ces braves gens vêtus de bleu ou de noir, serviteurs ou servantes, tout en parlant sans cesse de la sainteté de leur tâche pour la gloire du Seigneur et pour le remboursement de leur traversée vers le Nouveau Monde qu'ils devaient à leurs maîtres, passaient leur journée à baguenauder, selon elle.

Angélique, de la fenêtre, la regarda prendre ses jambes à son cou et sourit. Avec la jeune Séverine qui l'adorait, elle n'était jamais en peine.

En se retournant, elle perçut dans la pénombre d'une encoignure comme un reflet de feu, quelque chose de rouge qui brillait, et vit que se tenait là Honorine, qui avait dû, comme elle, éprouver le besoin d'ôter son bonnet pendant la promenade, d'où l'épanouissement, grâce au vent de mer, de sa belle chevelure rousse.

Honorine était comme un farfadet. À peine Angélique l'avait-elle aperçue qu'elle disparaissait de nouveau. Elle l'entendit trafiquer quelque chose sur le palier et se leva pour aller voir, tout en se disant :

« Non, je ne suis pas près d'accoucher, car je me sentirais plus vive et plus ingambe. »

C'est, n'est-ce pas, un phénomène reconnu qu'une femme, sur le point d'accoucher, est saisie d'une énergie nouvelle qui la pousse à mettre sa maison en ordre et à se livrer à toutes sortes d'activités, généralement ménagères. Or, Angélique éprouvait au contraire une grande lassitude.

Elle trouva Honorine grimpée sur un petit coffre qu'elle avait poussé sous la fontaine murale et occupée à remplir d'eau un gobelet d'étain.

Angélique arriva au moment où les petites mains ne savaient trop comment se dissocier pour arrêter le filet d'eau et maintenir droit le récipient débordant. Elle retint celui-ci et ferma le robinet.

– Tu avais soif, ma chérie ? Tu aurais dû m'appeler.

– C'est pour toi, fit Honorine en lui tendant le gobelet à deux mains. Tu dois boire de l'eau pour que les anges descendent sur toi. C'est Mopountook qui l'a dit !

– Mopountook ?

– Mopountook, le chef des Métallaks. Tu sais bien ! Il t'a appris à boire de l'eau dans cette promenade où tu ne m'avais pas emmenée...

C'était un souvenir un peu vague mais déjà lointain, des premiers jours de Wapassou, mais Honorine, ce presque bébé d'alors, qui voyait tout, n'oubliait rien, devait être comme les chats. Pour elle, le temps n'existait pas... Elle pouvait se retrouver de plain-pied dans une situation qui avait frappé son imagination, abolissant mois et années écoulés, comme si tout se fût passé la veille.

– Il a dit que l'eau est lourde et qu'elle aide les anges à descendre vers nous.

Avait-il vraiment dit cela ? Angélique rassembla ses souvenirs. Mopountook avait dû parler plutôt d'esprits que d'anges. À moins qu'il ne fût un Indien baptisé par les missionnaires de Québec. Honorine insistait.

– L'eau aide les anges à descendre vers nous et le feu nous aide à monter vers eux. Il l'a dit. C'est pourquoi ils brûlent les gens pour qu'ils montent au ciel.

Qu'avait-elle saisi des discours de l'Indien ?

– Je te crois, fit Angélique en souriant.

Honorine connaissait de Wapassou beaucoup plus de choses qu'elle et il n'était pas étonnant que son intuition enfantine perçoive derrière les discours des Indiens, plus clairement que les adultes, leurs intentions et leurs croyances.

– Un jour j'essaierai, affirma Honorine avec componction.

– Quoi donc ?

– Le feu, pour monter !

Angélique, qui élevait le gobelet vers ses lèvres, suspendit son geste.

– Non, je t'en prie ! Le feu est plus dangereux que l'eau.

– Alors, bois !

Angélique but sous le regard attentif de sa fille. Maintenant, elle se souvenait de la piété de Mopountook vis-à-vis des sources. Il y attachait une grande importance et l'avait entraînée à marcher une journée entière et à boire à plusieurs reprises, en différents lieux, répétant qu'il fallait attirer la protection des esprits sur elle et Wapassou.

L'eau ! Les pouvoirs de l'eau pure ! Elle n'avait jamais réfléchi à l'instinct atavique qui menait les paysans de son Poitou natal vers certaines sources de la forêt.

Mais l'eau qui stagnait dans la fontaine de faïence de Mrs Cranmer n'avait peut-être pas les mêmes qualités et pouvoirs, en tout cas elle était exécrable. Les servantes ne devaient pas prendre souvent la peine de nettoyer l'intérieur du récipient. Angélique retint une grimace qui n'échappa pas à l'œil soupçonneux d'Honorine.

– Je vais aller te chercher de l'eau du puits, décida-t-elle en dégringolant prestement de son coffre.

Angélique n'eut que le temps de la retenir au bord de l'escalier. Elle l'imaginait déjà, penchée sur la margelle, préoccupée de lui remonter un seau d'eau bien claire. Elle multiplia protestations et assurances qu'elle n'avait besoin de rien afin de la faire renoncer à son projet.

– Tu vois, j'ai bu. Et maintenant, je le sens, les anges vont descendre et me protégeront.

Attendrie, elle prenait entre ses paumes la ronde frimousse de l'enfant pour mieux la contempler.

– Chère petite créature, murmura-t-elle. Comme tu es bonne pour moi et comme je t'aime !

Quelqu'un rentrait enfin et un bruit de bottes résonna sur les dalles du vestibule.

Cette fois Honorine s'échappa. Elle avait reconnu son père, le comte de Peyrac. Les bras autour de son cou, elle lui chuchota :

– Ma mère est triste et je ne peux pas la consoler.

– Je vais arranger cela, lui promit Joffrey de Peyrac sur le même ton de connivence.

*****

– Jamais je n'ai connu matinée si longue, soupira Angélique quand il la rejoignit.

– Moi non plus. Je vous comprends et vous félicite de vous être retirée. Éprouvante assemblée s'il en fut... Et je m'extasie de constater combien le mâle humain, sûr et confiant en lui-même, ne doute point de l'excellence de ses actes. Comment ne pas admirer, en effet, avec quel juste sens les meilleurs représentants de cette race supérieure à laquelle le créateur m'a fait la grâce d'appartenir, ayant décidé de convier, par extraordinaire, à leur conseil, une femme dont ils estiment les avis, savent choisir le sujet à débattre avec elle.

À son habitude, lorsqu'il voulait la distraire d'un souci, il avait réussi à la faire rire. Déjà sa présence l'allégeait, dissipait son anxiété.

– Ne soyez pas trop sévère pour vos patriarches et vos docteurs puritains, dit-elle. Ils ne m'ont pas caché les raisons pour lesquelles ils souhaitaient ma présence parmi eux. Non seulement je ne leur en veux pas, mais je les absous. J'aimerais que vous les assuriez que j'ai pris en considération ce renouveau de la guerre indienne aux frontières de leurs colonies. J'ai d'ailleurs réfléchi à ce que nous pourrions obtenir par Piksarett.

– Oh ! Laissons là guerres et massacres, fit-il d'un ton léger. C'est un jeu qui, hélas, n'est pas de sitôt près de finir et la raison veut que, tout en y portant attention, nous sachions voler aux heures précieuses du quotidien le soin de veiller sur notre paix à nous. Parlons donc de ce qui vous préoccupe, ma chérie. Je vous vois les traits tirés et un cerne d'ombre autour des yeux, qui vous rend certes fort belle et touchante, mais...

– Shapleigh n'arrive pas, se plaignit-elle.

– J'ai envoyé des émissaires dans toutes les directions. Ils le trouveront. Et nous l'amèneront à Portland, s'il n'a pu se rendre ici avant notre départ vers Gouldsboro.

Il l'avait attirée contre lui et posait des baisers légers sur ses paupières.

– Quelque chose vous effraye, mon amour. Dites-le-moi. Confiez-vous à moi. Je suis là, près de vous désormais, pour vous défendre, écarter de vous tout danger.

– Hélas ! Il s'agit peut-être d'une épreuve qu'il n'est pas entièrement en notre pouvoir d'éloigner, car c'est la nature qui en décidera.

Peut-être n'était-ce qu'une fausse alerte, convint-elle, mais son indisposition du matin lui faisait craindre tout à coup que l'enfant ne vînt au monde de façon prématurée. Il est vrai, se reprit-elle, qu'elle se sentait maintenant tout à fait bien et avait acquis la conviction que cet accouchement, qui hier encore lui paraissait très éloigné, ne pouvait pas être imminent. Cependant, elle ne serait pas étonnée de le voir survenir plus tôt que prévu.

Avec sagesse, Joffrey lui fit remarquer qu'il n'y avait aucune raison apparente pour qu'un changement survînt, car sa santé avait été jusqu'ici parfaite. Mais, d'ores et déjà, il fallait considérer que, si l'enfant venait au monde, la chaleur écrasante qui les éprouvait tous en ce moment sur la côte atlantique, leur serait une alliée pour aider un bébé fragile à passer le cap de trois ou même quatre semaines d'avance.

Elle l'écoutait et le trouvait d'une touchante bonté de rechercher avec le même soin qu'il apportait à toutes choses des arguments précis dans ce domaine bien féminin et qui aurait dû être étranger à un gentilhomme d'aventure, considéré par certains comme un pirate redoutable, en tout cas, un homme de guerre plutôt rude et sans faiblesses. Mais, pour elle, pour la rassurer, la réconforter, il avait toutes les délicatesses.

Elle s'écarta de lui afin de lui sourire. Mais ses grands yeux verts, comme pâlis, demeuraient dilatés et fixes.

– Il y a autre chose, murmura-t-elle d'un ton coupable.

Alors, elle lui avoua ce qui doublait son inquiétude. Double était bien le mot. Deux enfants, cela pouvait annoncer un double bonheur, mais cela rendrait précaire leur survivance, si jamais elle ne pouvait porter « l'enfant » tant rêvé jusqu'à terme.

Il vit qu'elle était réellement effrayée, anxieuse et angoissée.

Et soudain, par son expression terrifiée et la fragilité qui se dégageait d'elle, Angélique lui rappela l'enfant-fée surgie des forêts poitevines, l'exquise apparition qui s'était dressée devant lui, dans le soleil, sur la route de Toulouse, et qui avait fait basculer sa vie à lui, le grand seigneur libertin qui croyait avoir tout connu des plaisirs du monde, dans les tourments, les déchirements, et les transports inexprimables d'un véritable amour.

Et parce qu'elle était toujours là, qu'il pouvait se dire qu'elle n'avait jamais cessé de l'habiter, qu'elle avait su préserver les sources mystérieuses de ce charme, si prompt à s'évaporer chez tant de femmes au souffle aride ou médiocre de l'existence, et parce qu'il en recevait la révélation en même temps que l'annonce éblouissante, mirifique, un peu extravagante de ce don de ces deux enfants qu'elle s'apprêtait à lui faire, il se demanda, non sans effroi, s'il n'était pas en train de connaître la plus grande joie de sa vie d'homme. Au point que des larmes lui vinrent aux yeux. Et pour les lui cacher, il la reprit dans ses bras.