La serrant contre lui, sa main caressant ses cheveux, effleurant son corps, il commença à lui parler tout bas, lui disant que tout allait bien, qu'il ne fallait rien craindre, qu'il était le plus heureux des hommes, que leurs enfants, annoncés par trop d'heureux présages, naîtraient beaux et vigoureux, car la vie ne fait jamais autant de mal qu'elle le pourrait, surtout envers ceux qui l'aiment et le lui prouvent sans lésiner, et il lui répétait qu'elle n'était pas seule, qu'il était là, que les dieux étaient avec eux, et qu'il ne fallait pas oublier enfin, qu'en toute épreuve, il existe un suprême recours : le ciel.
Et il ajouta avec ce sourire qui paraissait à la fois railler et défier un monde incrédule et pusillanime, qu'il se faisait fort si leur salut l'exigeait d'envoyer aussi des émissaires jusque-là, réclamer le secours du Tout-Puissant.
*****
Désireux de l'aider à se rétablir et voyant qu'elle souffrait moins de fatigue que d'oppression, le comte de Peyrac eut l'idée heureuse de lui proposer de se rendre sur L'arc-en-ciel, leur vaisseau qui était en rade, pour y prendre le repas de midi.
Un peu de brise marine soufflerait sur le pont du navire et, de toute façon, on y respirerait mieux qu'à terre.
Séverine et Honorine iraient se restaurer, accompagnées de Kouassi-Bâ, en quelque lieu gourmand de la ville qu'elles paraissaient déjà bien connaître.
Il tenait à être seul avec elle et qu'elle se reposât loin des préoccupations urbaines. Rien n'était meilleur pour envisager l'avenir et l'inconnu que de prendre un peu de distance.
Cette diversion vint à point pour redonner force et courage à Angélique.
Sur le pont de L'arc-en-ciel, protégés du soleil qui rayonnait comme de l'acier chauffé à blanc par une grande toile tendue à l'avant du deuxième pont, ils furent servis par M. Tissot, leur maître d'hôtel qui, lorsqu'on faisait escale, se préoccupait surtout de faire monter à bord les vivres frais et les marchandises dont on pouvait se pourvoir en ces lieux : vin, rhum, café, thé et, bien entendu ici à Salem, des caques de morue séchée en quantité impressionnante. La réputation de qualité des produits que fournissait la plus ancienne des sécheries de la côte, établie par les premiers immigrants, n'était plus à faire. Mais le maître d'hôtel se gardait d'en servir à Mme de Peyrac, comprenant qu'elle n'apprécierait pas aujourd'hui ce mets rustique dont l'abondance dans les parages, génératrice de grosse fortune, l'avait fait surnommer « l'or vert ». Encore aurait-il pu plaider qu'on pouvait en élaborer de délicates préparations culinaires.
Malgré l'imprévu de leur visite, il ne fut pas pris au dépourvu. Il présenta des légumes frais et fondants, des salades, des viandes retournées sur la braise.
Et, veillant à tout, il avait, en réserve, quantité de boissons fraîches, préservées dans de la glace, et des sorbets de fruits.
Angélique comprit qu'elle était partie le matin à ce malencontreux conseil l'estomac trop légèrement garni, le bol de bouillie d'avoine, nommé porridge, que les servantes de Mrs Cranmer lui avaient présenté ne l'ayant guère inspirée, bien qu'elles l'aient encouragée à y ajouter de la crème et de la mélasse.
En effet, dès qu'elle eut absorbé quelques bouchées, elle ressuscita. Avant de quitter la maison, Joffrey de Peyrac lui avait rappelé de prendre son éventail. Il fallait vraiment qu'elle eût été bien étourdie et qu'elle eût oublié les habitudes de la cour de France pour n'avoir pas songé plus tôt à ce modeste et ravissant objet qui aide les grandes dames à supporter la presse dans les salons ou les antichambres du roi, et la chaleur qu'y faisaient parfois régner les buissons brasillants de chandelles allumés dans les grands lustres de cristal.
Ranimée, elle s'éventait doucement, se réjouissant de cet instant de repos près de son mari, un verre d'eau fraîche à portée de la main.
D'où ils se trouvaient, ils pouvaient apercevoir la ville dont les contours estompés par la brume de chaleur qui voilait à l'horizon les courbes montagneuses des Appalaches ressemblaient à une dentelle très découpée de fleurons de broderie : c'était l'amoncellement de pignons aigus que formaient les toits en croupe, ou à pans rompus, grambell-roof ou lintooroof, noms qui désignaient des pans inégaux, descendant d'un côté parfois presque jusqu'à terre, et qui donnaient à penser que l'on avait construit ces demeures en y ajoutant toujours quelque chose de plus. Le tout était hérissé d'un régiment de hautes cheminées de briques de style élisabéthain qui marquaient la ville pionnière d'un sceau d'élégance, venu du vieux monde.
En la contemplant ainsi de loin, si paisible en apparence et touchante dans sa vigueur et son courage d'exister, Angélique en conçut quelques remords.
– Vous me comprenez, n'est-ce pas ? dit-elle à Joffrey. Lorsque j'ai dit que je ne souhaitais pas que notre ou nos enfants naissent en Nouvelle-Angleterre, cela ne signifiait pas que j'éprouve de l'hostilité vis-à-vis de nos voisins anglais avec lesquels je sais que vous êtes lié, depuis de nombreuses années, par l'intérêt d'entreprises importantes et pour lesquels je partage votre estime. Mais, ce qui me semblerait porter préjudice à notre enfant, c'est qu'il voie le jour parmi des gens qui ont de la vertu une si sévère image, un pays où l'on peut condamner un homme à deux heures de pilori parce que, revenant de voyage après trois ans d'absence, il a embrassé sa femme en public un jour de sabbat. On me l'a raconté, c'est arrivé au capitaine Kemble. À Boston, il est vrai. Mais, il me semble que ces deux villes, Boston et Salem, rivalisent dans l'application la plus intransigeante de la loi divine avec autant d'ardeur et de hargne qu'elles en apportent à rivaliser dans l'excellence des constructions navales ou l'exploitation de la morue.
Joffrey rit et ne contesta pas la justesse de ses observations.
Il reconnaissait que travailler avec les habitants de la Nouvelle-Angleterre, quand il s'agissait de se faire construire un navire, de payer en monnaie d'or ou d'argent pur des droits sur des territoires incultes et disputés ou de jeter les bases d'associations commerciales, dont les échanges pouvaient se faire jusqu'en Chine et aux Indes, ne présentait que des côtés positifs et même agréables. Car, dans ce domaine, il était bon d'avoir affaire à des gens scrupuleux de parole et pour lesquels le travail et la réussite étaient un devoir, ce qui garantissait leur acharnement et leur application à mener à bien ce qu'ils entreprenaient, et à respecter les contrats.
Mais il s'était félicité plus d'une fois de n'avoir pas à vivre sous leur juridiction, les motivations qui les avaient poussés vers le Nouveau Monde n'ayant rien à voir avec les siennes propres.
Cela était admis dès l'abord dans leurs rapports, car sinon, aucune affaire n'aurait été possible entre tous les individus qui hantaient les rivages de ce côté de l'Atlantique ou ceux qui commençaient à les peupler.
Angélique fit remarquer qu'elle était moins détachée que lui d'un certain besoin de communiquer et de se comprendre, avec ceux que le hasard de leurs déplacements leur faisait rencontrer.
N'avaient-ils pas connu dans ces petites villes parfois grouillantes et exubérantes où l'on parlait toutes les langues, comme à New York, ou plus près dans Rhode Island, une façon de vivre et de penser qui s'accordait fort bien avec la leur, et qui ne laissait pas prévoir les outrances religieuses de leurs voisins de Boston ou de Salem, ni ce qu'elle avait entr'aperçu des premiers fondateurs, les Pilgrim Fathers, lorsqu'elle avait fait la connaissance du vieux Josuah, le commis du marchand hollandais, sur le fleuve Kennébec.
C'est que, lui expliqua Joffrey, Salem n'était pas la fille de ces pères pèlerins du Mayflower que d'aucuns traitaient d'aimables illuminés et que l'on accusait d'avoir débarqué au cap Cod, en 1620, par une erreur de route, mais celle du solide petit contingent de puritains congrégationalistes qui, neuf ans plus tard, était arrivé en ces lieux. Ils étaient conduits par un nommé Endicott qui ne plaisantait pas avec la boussole et apportait dans ses coffres une charte de Sheffield en bonne et due forme, les autorisant à fonder l'établissement du cap nord de la baie du Massachusetts.
Il choisit le lieu-dit Naumbeag, place jugée, d'après ses renseignements, « plaisante et fructifiante », fonda Salem, destinée à être le siège de la « Compagnie de la baie du Massachusetts » qu'il créa d'autorité.
Il y engloba, sans hésiter, les anciens planteurs et certains trouvèrent à occuper de hautes fonctions sous sa houlette. Mais les derniers arrivants étaient des calvinistes dont le parti, en Angleterre, réclamait la « purification » du service religieux, retombé dans les erreurs papistes.
Le renforcement de leur discipline religieuse devint donc un devoir de l'autorité civile, et, tout naturellement, les votes furent limités aux membres de l’Église, l'édification des lois qui régissent les fondations d'une société vertueuse ne pouvant être confiée à des irresponsables, à des ignorants ou à des serfs comme l'étaient les « engagés », endettés du prix de leur passage. Ces bourgeois qui avaient quitté une vie facile en Angleterre pour que ne soit pas altérée la pureté de leur doctrine, n'étaient disposés à tolérer aucun relâchement de mœurs.
Angélique l'écoutait, et une fois de plus, elle s'émerveillait qu'il connût tant de choses et sût discerner tant de nuances dans ces divers groupuscules qu'ils avaient abordés au cours de ce périple qu'elle ne s'imaginait pas, à l'avance, aussi enrichissant et varié. On allait chez les Anglais, avait-elle pensé, et c'est tout. Mais c'était bien autre chose.
Et elle avait découvert non seulement toute l'histoire agitée des aventuriers du Nouveau Monde, mais aussi tout un pan de l'existence de Joffrey de Peyrac qu'elle ignorait et qui lui avait fait apprécier plus encore l'homme qu'elle aimait : cet homme aux mille facettes, doué surtout de cette connaissance de l'humain qui, chez lui, s'ajoutait à tant d'autres dons et sciences, attirait à lui amis et alliés, tant il était passionnant à interroger et à écouter.
Joffrey lui proposa de demeurer à bord et d'y dormir, mais elle déclina l'offre. Il fallait que le navire fût prêt à appareiller, ce qui allait mettre l'équipage sur les dents dès l'aube et, d'autre part, elle ne voulait pas blesser, en dédaignant leur accueil, les hôtes qui leur avaient ouvert leur maison.
Le soleil se faisait moins ardent et il était environ quatre heures de l'après-midi, lorsqu'ils regagnèrent la terre ferme, escortés de l'habituel petit groupe de soldats espagnols qui constituait la garde personnelle du comte et qui intriguait et subjuguait tant les gens partout où ils passaient. Leur situation de mercenaires, au service d'un grand seigneur français, montrait, dès le premier abord, l'indépendance de celui-ci et qu'il ne devait sa fortune qu'à ses seuls talents, sans aucune inféodation à l'un des souverains de ce monde. Cela n'était pas pour déplaire aux New-Englanders, qui, à quelques colonies qu'ils appartinssent, étaient tous travaillés par le ver rongeur de la liberté face à la métropole, surtout depuis qu'avait été proclamé par le roi Charles II le nouvel acte de navigation ou Staple Act. Une iniquité ! affirmaient d'ailleurs avec autant de véhémence aussi bien le puritain du Massachusetts que le catholique du Maryland.
Ils étaient bien.
Quant à lui, elle sentait que de tout le jour il ne la quitterait pas des yeux. Si elle n'avait pas éprouvé tant de plaisir à sentir son attention sur elle, elle se serait reproché de lui avoir fait part d'inquiétudes bien vaines, tant, à présent, elle se sentait remise.
Malgré tout, elle se réjouissait qu'à la suite de sa défaillance, la décision fût prise de quitter au plus tôt les côtes de la Nouvelle-Angleterre et de cingler vers Gouldsboro sans autre escale.
Bien qu'il n'en parlât pas, elle était certaine qu'il avait lancé un véritable raid pour retrouver Shapleigh et qu'il s'était informé des compétences médicales à trouver, le cas échéant.
Mais Angélique ne faisait pas très grande confiance aux médecins d'où qu'ils fussent, à part les chirurgiens des navires, parfois habiles, mais malpropres. Le peuple rude de la Nouvelle-Angleterre devait se colleter avec la maladie comme avec le diable. Seul à seul.
Dès les premiers pas, ils croisèrent, par l'effet du hasard ou d'une intention calculée, le très respectable John Knox Matther qui les aborda en donnant à son austère visage une expression aussi amène que possible. Ils l'avaient aperçu, siégeant au conseil du matin, venu tout exprès de Boston pour y assister. Angélique le connaissait bien pour l'avoir reçu deux ans plus tôt à Gouldsboro, lors d'un mémorable banquet qui s'était tenu sur la plage, et où l'on avait vu trinquer, rassemblés à la même longue table sur tréteaux parée d'une nappe blanche, dans la même euphorie bien française due aux vins capiteux de cette nation, des coriaces délégués du Massachusetts et de modestes religieux franciscains en bure grise, des huguenots français et des curés bretons, des pirates des Caraïbes, de frivoles et anglicans officiers de la marine royale britannique, ainsi que des gentilshommes et des colons d'Acadie, des Écossais et même des Indiens...
"La route de l’espoir 1" отзывы
Отзывы читателей о книге "La route de l’espoir 1". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La route de l’espoir 1" друзьям в соцсетях.