Il la savait veuve, car on avait retrouvé le cadavre de son mari sur le seuil de la ferme d'où elle avait été enlevée avec d'autres membres de la maison, enfants, sœurs, valets...
Cet homme, veuf lui-même et nanti d'une nombreuse progéniture et d'un honnête commerce de corroyeur à Salem, avait formé le projet d'essayer de racheter sa belle-sœur afin de l'épouser. Au cours des dernières années, il avait amassé une certaine somme qu'il était prêt à verser pour obtenir sa libération. Chacun s'empressait, tendait des bourses gonflées de pièces d'or. C'était le fruit de combinaisons compliquées car le numéraire était rare. Ils insistaient :
– Mon fils est vivant. Des bushloppers m'ont dit qu'il avait été acheté par des Français de l'Île-du-Montréal, sur le Saint-Laurent. Il doit avoir quinze ans aujourd'hui.
– La femme de mon frère, c'est une bonne femme, je la connais bien. Dans mes songes, je vois mon frère mort qui m'adjure de la sauver.
– La famille William, celle de mon frère aîné, s'il y a un seul survivant, nous sommes prêts à le racheter et à l'adopter.
Le comte et la comtesse de Peyrac étaient partis, emportant des sacs remplis de papiers. Ils refusaient l'or et promettaient qu'ils feraient de leur mieux pour nouer avec leurs voisins de Nouvelle-France des négociations en faveur des personnes qu'on leur avait recommandées.
Au moins, pour Jessy, Angélique pouvait tout de suite s'en occuper et elle cacheta la missive de Mlle d'Hourredanne avec la satisfaction du devoir accompli.
Pour les autres captifs, c'était plus aléatoire. Ils restaient aux mains de leurs maîtres indiens et les recherches parmi les dizaines de tribus dispersées se révéleraient ardues.
Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Mais l'on disait que du côté de Montréal, des Français charitables rachetaient des Anglais pour les faire baptiser.
Angélique pensa à Mme de Mercouville qui aimait s'informer sur tout et qui était au courant de tout. Dans le mot qu'elle allait joindre à la lettre de son mari, elle lui demanderait de réfléchir à quels personnages – missionnaires, voyageurs, membres de confréries charitables –, elle pourrait s'adresser afin d'obtenir des renseignements sur le sort de captifs anglais pour lesquels on était prêt, à Boston, à payer rançon.
Elle n'écrivit pas à M. de Loménie-Chambord car elle se sentait épuisée et savait qu'elle se trouverait dans l'obligation de lui parler de la mort du père d'Orgeval.
Chapitre 28
C'était par le baron de Saint-Castine, leur voisin du fort de Pentagouët, qu'était arrivée la lettre de Florimond.
Le Gouldsboro et Le Rochelais devaient être à contourner la Nouvelle-Écosse du côté de Port-Mouton. Des vents, des brouillards les retardaient. Or, Saint-Castine, apprenant qu'ils étaient de retour, venait les saluer. Il les avait manqués en juillet au moment où il revenait, lui, de France où l'avait retenu longuement une histoire d'héritage dans le Béarn, dont il était originaire. Car il était aussi gascon, ce brillant officier qui, dans son fort dominant l'embouchure du Pénobscot et au-dessus duquel flottait le drapeau à fleur de lys, régnait sans conteste comme un bienveillant potentat.
Pentagouët avait été au début du siècle un petit comptoir commercial, bâti par un aventurier français, le sieur Claude de La Tour. Pris par les Anglais, rendu aux Français qui avaient élevé une solide forteresse de bois à quatre bastions, occupé ensuite par les Hollandais, puis de nouveau par les Anglais, enfin reconquis par le baron de Saint-Castine, au nom du roi, Pentagouët était aujourd'hui considéré comme la capitale de l'Acadie.
De cette enclave française, le baron de Saint-Castine administrait les tribus abénakises de la région, Etchemines, Tarratines, Souriquoises, Malécites, non seulement comme un père, mais comme un chef qui aurait été choisi parmi les leurs.
Il avait épousé la jolie princesse indienne Mathilde et il succéderait à son beau-père Massaswa lorsque celui-ci décéderait. Isolé dans son œuvre, il avait été le premier à demander l'aide de Peyrac afin d'éviter à « ses » Indiens baptisés les guerres saintes auxquelles les poussaient Québec et plus encore le maître occulte qu'était alors le jésuite fanatique d'Orgeval, surnommé Hatskon-Ontsi, l'homme ou le diable noir.
Lui était surtout préoccupé de s'enrichir par la fourrure, de vivre heureux avec sa famille indienne tout en aidant par sa fortune les tribus à survivre et à éviter l'extermination qu'entraînaient pour eux guerre et famine, épidémies et alcool. Durant son absence il avait laissé le gouvernement de Pentagouët à sa femme Mathilde, ravissante et intelligente princesse qui s'en tirait fort bien sous l'égide de son père âgé, mais dont l'autorité de Sagamore demeurait grande et respectée.
Elle était là aussi, aujourd'hui, dans sa robe de peau frangée.
Elle s'habillait court avec un peu d'impertinence, montrant des genoux charmants au-dessus de bottes de peau brodée. Cela se pratiquait chez les Indiennes de haut rang, filles de chefs, ou dirigeant le conseil des femmes, ou tenant un rôle de prêtresse, toutes fonctions qui les mettaient au-dessus des autres, leur donnant parfois le jugement de décision suprême sur les hommes et sur les chefs. Ses longues tresses noires lui donnaient un air enfantin.
Saint-Castine lui avait ramené de France un long manteau de velours bleu sombre dans lequel elle s'amusait à virevolter, s'en drapant et l'ouvrant tour à tour comme des ailes.
Avant de s'embarquer à Honfleur, M. de Saint-Castine avait vu une dernière fois à Versailles les deux fils aînés Florimond et Cantor de Peyrac. Ils étaient en parfaite santé.
Il tira de son pourpoint une lettre rédigée par Florimond pour ses parents et la tendit à Angélique sachant que nul n'ignore qu'une mère ne peut attendre avant de parcourir les lignes tracées par la main d'un fils chéri, qu'elle apprécie d'en faire lecture la première, et si possible seule, à l'écart, comme pour un billet doux.
– Baron, vous connaissez trop bien les femmes, lui dit Angélique. C'est pourquoi elles vous aiment.
– Je suis d'Aquitaine, comme M. de Peyrac, et nous n'avons pas encore oublié les enseignements de l'Art d'Aimer. Plaire aux dames reste notre devise. Allez lire votre lettre sans vous soucier de nous. M. de Peyrac ne sera pas privé car je lui donnerai de vive voix d'autres détails sur les aimables jouvenceaux, détails que vous n'aurez qu'ensuite.
Elle brisa les cachets de cire et déploya les feuillets couverts de la fine et rapide écriture de son fils aîné. Ce faisant, elle éprouvait un sentiment mitigé d'impatience, de joie et de mélancolie.
Quand donc cesserait-elle de souffrir pour eux ? De s'inquiéter ? De regretter de les avoir si vite reperdus ?
Saint-Castine avait eu raison de donner la lettre à Angélique car c'était davantage à elle que le jeune homme s'adressait, s'attachant à lui communiquer des nouvelles de la cour :
Le roi me consent tout, du moment où je fais danser ses dames et rire ses courtisans. Avant ma venue, la cour devenait sérieuse et ennuyeuse. Si le roi me nomme aux armées, en six mois – que dis-je en trois – tout le monde ici bâillera. Aussi me garde-t-il auprès de lui, bien que j'aie été nommé officier de « La maison du Roi » parmi les cent gentilshommes à bec-de-corbin.
Il continuait, parlant de tous et de chacun, comme picorant ce qu'il savait l'intéresser. Ils avaient un code entre eux qui lui permettait de se faire comprendre d'elle sans nommer les personnes connues.
... M. de Vivonne me fuit, me sourit. Il me fait comprendre qu'il ne veut pas que nous parlions d'un exil qu'il veut cacher et je lui fais comprendre que ma mémoire sur ce point est muette. Toujours amiral de la Flotte, il a lancé pour les officiers de la Marine le port d'une perruque d'un blond très pâle, presque blanc, qui sied fort à la jeunesse des visages qui s'en parent. Les flatteurs s'en engouent mais, jusqu'à nouvel ordre, ce privilège reste réservé aux officiers de la Marine royale et va inspirer l'envie de l'obtenir autant que le droit de porter des talons rouges... M. le Dauphin s'est souvenu de moi. Il est un peu gros, mais bien brave et attentionné à sa charge de prince. Dites à M. Tissot qu'il a toujours sa petite armée d'argent...
Florimond avait fait amitié avec le duc d'Antin. Ce charmant adolescent était le fils légitime de Mme de Montespan qu'elle avait eu avec son mari Louis Pardaillan de Grondin, marquis de Montespan. Lequel venait tout juste de baisser pavillon dans sa lutte juridique qu'il avait entamée contre le roi qui lui avait volé sa femme. Le souverain soupirait de soulagement et pouvait envisager de légitimer ses bâtards et de les doter de titres princiers.
Angélique sourit en apprenant que Mme de Montespan, sa contemporaine, venait de mettre au monde coup sur coup, en moins d'un an, deux petits Bourbon par le sang. Le dernier naissait alors que Florimond confiait sa missive à Saint-Castine.
« Deux presque jumeaux, en somme », se dit Angélique amusée de la coïncidence.
Les petits bâtards royaux avaient été immédiatement confiés aux mains compétentes de celle qui avait élevé leurs aînés, Françoise d'Aubigné, veuve Scarron, devenue marquise de Maintenon, que l'on donnait pour la favorite montante.
Florimond naviguait à merveille au milieu de ces intrigues. Il était conscient que le milieu le plus essentiel de la cour aurait toujours l'âge du roi, et il avait très finement analysé que le roi, bien qu'il eût atteint la quarantaine, serait toujours avide de fêtes et de se voir entouré d'une cour brillante, éblouissant par son train et son entrain les ambassades étrangères, et il demandait aux jeunes nobles, garçons et filles, qu'il intronisait dans le Saint des Saints de Versailles, non pas d'imiter, par crainte ou déférence, les aînés qui immanquablement inclinaient à se montrer, soit plus rassis par l'âge, soit trop absorbés par leurs intrigues d'argent et d'avancement, ce qui est une maladie de l'adulte, mais de rester le sang vif de la cour, avec audace et insolence s'il le fallait. Or, bien peu de ces jeunes gens, désireux de faire carrière, le comprenaient. Loin de flatter les gens en place et de se plier à leurs caprices ou à leurs manies – car alors on s'endormirait vite – Florimond secouait tout son monde. Il s'attachait les solides piliers de la réjouissance parmi les mondaines qui n'étaient jamais fatiguées de danses, de fêtes, de théâtre et de carnaval, dont Mlle de Montpensier, la cousine du roi, Anne-Diane de Frontenac, surnommée « La Divine », et naturellement Mme de Montespan. Elle aussi l'avait reconnu, lorsqu'il était allé de lui-même leur présenter ses hommages.
– Ah ! Voici le petit page insolent, avait-elle dit en lui flattant la joue du doigt.
Il s'était gardé d'amener avec lui son frère.
Elle lui avait jeté ce regard aigu qu'elle ne cessait de porter sur les uns et les autres dans la panique où elle se trouvait de perdre l'amour du roi. Elle avait besoin de dénombrer ses amis et ses ennemis, pour mener le combat qui lui permettrait de rester la reine de Versailles.
Florimond, flairant le vent de la cour, jugeait qu'il y avait beaucoup trop de médisants pour affirmer imprudemment qu'elle était en pleine défaveur et que le roi se désintéressait d'elle, assertions qui semblaient tout de même démenties par les récentes paternités royales.
Vous ai-je dit, ma mère, que M. le prince de Condé fut des premiers à venir nous rencontrer lors de notre arrivée à Versailles ? Il vint me trouver, me parla de l'heureuse tâche qui m'attendait avec la charge de « Maître des Plaisirs du Roy », puis cessa de s'occuper de moi dès l'instant où je lui présentai mon frère puîné Cantor.
Songeur, ému, pensant à autre chose, il cherchait par courtoisie à le faire parler. En vain essayais-je de le persuader que ses efforts étaient vains car, de nous deux, il est reconnu que c'est moi le plus bavard. Le prince était à ses souvenirs, et nous savions pertinemment que c'était moins le son de la voix de Cantor qui lui importait que le regard de ses yeux verts, phénomène de transes dans lesquels tombent certaines personnes dont nous avons vite compris qu'elles ont eu l'heur de vous connaître, Madame ma mère, lorsque vous étiez, comme me le répète fréquemment M. Bontemps, le valet de chambre du roi, « la parure de cette cour ». On les voit changer de visage, rougir, pâlir, et certaines ont les larmes aux yeux et d'autres s'enfuient. Cantor s'en amuse et joue de la prunelle avec dextérité. Il s'en amuse moins lorsqu'il s'agit du roi, et nous avons mis au point un dosage habile de sa présence dans les parages de Sa Majesté...
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