Puis, au portage de Mexilak, il faudrait reprendre les chevaux. Mais le but ne serait plus loin.

Des gens de Wapassou viendraient à leur rencontre.

Dans l'histoire des découvertes de terres nouvelles, d'exploration de côtes ou de rivières, les pionniers ont pris plaisir à nommer les lieux où s'était passé tel ou tel événement de façon que l'endroit en perpétue le souvenir.

Si cette tradition avait été respectée pour la crique où, cet automne-là, les gens de la caravane de M. de Peyrac s'embarquèrent pour le Haut-Kennébec, il eût été judicieux de la nommer « la crique des trois nourrices ». Ce fut le vieux medicine-man qui ouvrit le débat. Tandis qu'on allégeait les montures et qu'on se préparait déjà pour le campement du soir dans l'intention de pouvoir repartir dès l'aube le lendemain, George Shapleigh, qui, jusque-là les avait suivis, vint trouver le comte et la comtesse de Peyrac afin de les avertir que le moment était venu pour lui de les quitter et de retourner en arrière afin de regagner ses pénates à côté de Casco.

Il donna tout de suite pour raison qu'il n'était jamais remonté si haut dans le Nord et qu'il n'avait pas envie d'aller se faire faire la chevelure « par ces damnés Français canadiens et leurs sauvages » et que, depuis quelques jours, il en sentait par trop l'odeur flotter dans le vent.

– Mais ne risquez-vous pas plus à retrouver vos compatriotes puritains ? demanda Angélique.

Elle était déçue car elle avait caressé l'idée de conserver le précieux médecin tout l'hiver près d'elle. Avec lui, elle déchiffrerait tous les livres qu'il avait emportés et il l'aiderait à soigner la population de Wapassou qui ne cessait d'augmenter et parmi laquelle il y avait de plus en plus d'enfants.

– Avec nous, vous n'avez rien à craindre des Français et souvenez-vous comment on vous a traité en Nouvelle-Angleterre quand vous êtes venu à Salem ! Ils vous ont jeté en prison et ils ont failli tuer votre épouse !

– Ce n'est pas mon épouse, dit Shapleigh sombrement, mais ma concubine.

– C'est votre épouse par l'amour que vous lui portez et votre vie commune. Vous restez trop puritain, George Shapleigh. Venez avec nous, loin de vos bois et de vos tourmenteurs qui vous accusent de rencontrer le diable.

Mais le vieux Shapleigh afficha son air de hibou grognon avec ses grosses lunettes cerclées d'écaille, sous le rebord de son chapeau à boucle.

C'est qu'il les aimait ses sentiers païens, le vieux réprouvé. Des sources de l'Androscoggin aux bords de la Merrimac, il n'y avait pas une fleur, une plante, une racine dont il ne sût à quel endroit on pouvait la trouver, en quelle saison et par quelle lune la cueillir. Il n'était plus à un âge où l'on peut réapprendre une région comme celle qu'il avait parcourue et explorée depuis trente ans.

Là-haut, où ils allaient, ce n'était pas les mêmes plantes, la même terre, les mêmes mousses, la même lune !

Et puis, n'avouerait-il pas qu'il ne pouvait se passer d'aller effrayer les laboureurs anglais en surgissant sur leur seuil avec son tromblon et son ricanement diabolique ?

Il fallait donc envisager de priver la petite Gloriandre de sa nourrice et la palabre commença.

La jeune Indienne qui était docile et toujours d'humeur égale trouva cependant légitime de marquer son déplaisir en s'enfuyant dans les bois avec sa propre fille sur le dos. Son mari courut derrière elle et la ramena. Mais elle avait fait comprendre qu'il fallait prendre en considération ses sentiments et ses inclinations. Au moins, en discuter. Elle avait peut-être rêvé, elle, de passer l'hiver à Wapassou. D'autre part, la jeune Noire qui faisait partie de l'expédition avait à plusieurs reprises déclaré qu'elle avait des revendications à présenter. Ce n'était pas de gravir les montagnes avec un enfant ou une charge sur le dos qui la contrariait. Qu'avaient-ils fait d'autre durant des mois, elle, son mari bantou et son frère aîné, tandis que les dogues et les gardes de leurs maîtres étaient lancés à leur poursuite ? Mais elle avait passé avec celui qui l'avait achetée à Newport un contrat qui n'avait pas été sans lui poser un cas de conscience. Après réflexion, elle l'avait accepté : celui de nourrir son enfant blanc lorsqu'elle aurait mis le sien au monde. Or, il s'avérait qu'elle ne pouvait remplir son engagement, faute d'avoir accouché à temps, et d'autres, de ce fait, ayant pris sa place, ce qui n'allait pas sans la mortifier.

À un moment, elle avait cru son heure venue, en remplaçant Yolande auprès du petit Raimon-Roger.

Le couple Yolande et Adhémar ne cessait de remettre en question la continuation de leur périple vers le Kennébec. Cela les éloignait beaucoup de la Nouvelle-Angleterre. Tour à tour, ils se reprochaient l'un à l'autre d'avoir fait échouer un projet qui aurait dû leur apporter la fortune.

– ... Ou la corde, disait Adhémar. On sait ce qui arrive aux Français qui vont en Nouvelle-Angleterre !

En fait, Yolande n'aimait vivre que chez sa mère Marcelline-la-Belle, dans sa concession de Chignectou, au fond de la baie Française. Ou alors – et là tous les deux tombaient d'accord – dans le sillage et la protection tutélaire de Mme de Peyrac. Ce qui les entraînait à poursuivre leur route à sa suite vers le Kennébec.

Le couple d'Africains, leur enfant nouveau-né et l'homme qui les accompagnait, qui n'était pas l'oncle, mais le frère aîné de la jeune femme et qui, pour avoir donné asile aux fugitifs, avait été séparé de sa femme et de ses enfants, avaient été aussi encouragés à prendre part au voyage. Le contrat tenait toujours.

La jeune « nègre marronne » s'appelait Ève Grenadine, parce que le bateau qui amenait ses parents esclaves s'était échoué sur l'une des petites îles de l'archipel des Grenadines. Équipage et cargaison avaient failli périr de concert. On avait octroyé le nom de Grenadine comme patronyme familial à tout le lot d'esclaves qui avait pu être sauvé, parmi lesquels ses parents qui avaient été achetés par un planteur français huguenot de l'île Saint-Eustache. C'est pourquoi son frère et elle-même portaient des prénoms bibliques, et l'on avait remarqué à Gouldsboro qu'elle chantait fort bien les psaumes.

Jéroboam Grenadine, son frère, suivait pour ne pas se trouver séparé de tout ce qu'il lui restait de sa famille en la personne de sa sœur, et parce qu'il s'était laissé persuader de devenir l'assistant de Kouassi-Bâ dans ses travaux de chimie minérale qui absorbaient plusieurs heures de son temps quotidien, à Wapassou, aux côtés du comte de Peyrac.

Kouassi-Bâ avait volontiers abandonné au profit de son rival Siriki ses visées matrimoniales sur la belle Akashi. Ce que lui avait révélé le comte de Peyrac à propos du souvenir impérissable qu'il avait laissé dans le cœur de Perrine-Adèle, la servante noire de Mme de Mercouville à Québec, avait eu raison de ses hésitations. Il ne savait pas s'il répondrait à la flamme de Perrine car il se demandait parfois s'il avait du goût pour le mariage, mais il préférait l'accorte Perrine à la noble Peuhl dont la beauté incontestable ne compensait pas pour lui la distance qu'il ressentait à ne pas être de la même civilisation.

Au départ de Gouldsboro, alors qu'Angélique se mettait en selle, Siriki était venu tenir la bride de son cheval et en avait profité pour lui demander de parler en sa faveur à Mme Manigault pour qu'elle autorisât son mariage, mais Angélique l'avait rabroué.

– Débrouillez-vous avec votre Sarah Manigault, Siriki. Vous savez bien que vous êtes le seul qu'elle écoute et que vous lui faites faire ce que vous voulez... Elle va crier, et puis vous donner sa bénédiction, et un collier pour votre fiancée...

En se redressant, elle avait aperçu à quelque distance la Peuhl, debout, drapée étroitement dans une mante sombre, et ces robes et caracos qu'elle avait dû apprendre à revêtir, elle qui appartenait aux peuples nus. Contre elle, elle protégeait du vent son fils qui avait une silhouette bossue et des jambes difformes, raison pour laquelle, sans doute, on l'appelait « le petit sorcier »...

Qu'elle restât à Gouldsboro laissait comprendre qu'elle avait dû faire accord avec l'esclave domestique des Manigault, mais Angélique ressentit vivement le halo d'abandon qui environnait ces deux créatures insolites qui avaient l'air de n'être de nulle part.

Elle posa sa main sur l'épaule du vieux Siriki.

– Aimez-la bien, Siriki ! Vous êtes de sa race. Vous êtes tout ce qu'elle a au monde ici pour la protéger et lui rendre un peu de son royaume... Aimez-la bien. Aimez-les bien tous les deux !

Il fut nécessaire de demeurer une journée de plus à l'étape sur le Kennébec, afin de bien démêler les aspirations diverses de chacun et voir au moins si la peu contrariante jumelle de Raimondeau pouvait passer sans dommage du sein ambré de l'Indienne à celui d'ébène d’Ève Grenadine.

Yolande et Adhémar retombaient dans leurs atermoiements. Poursuivre ? Repartir en arrière ? Et l'on vit le moment où la nouvelle recrue, la petite Antillaise, allait se trouver avec trois nourrissons sur les bras. Mais Yolande, en ultime argument, pour se justifier à ses propres yeux, rappelait que Raimondeau était fragile et qu'elle l'avait sauvé. Un autre lait le tuerait.

La question était tranchée. On n'en reparlerait plus, elle en fit serment à Angélique, et elle ferait taire Adhémar qui protestait que ce n'était pas lui qui rêvait d'aller faire le cuisinier chez les Anglais. Au contraire, il avait toujours vu en songe que ce n'était qu'auprès de Mme de Peyrac qu'il était en sécurité.

Chapitre 30

Wapassou au cœur du Maine avait été, pour Angélique et son mari, après leurs retrouvailles, le champ clos de la première épreuve traversée côte à côte. Celle de l'hiver terrible où le comte, sa famille, sa recrue et ses ouvriers avaient failli mourir de faim, de froid et de scorbut, abandonnés, démunis, menacés par les Indiens et les Français de Canada, séparés de leurs amis des rivages par des milles et des milles de désert glacé4. Depuis, les lieux avaient été transformés. Les soldats, bûcherons, charpentiers, artisans et manœuvriers de toutes sortes que le comte de Peyrac avait engagés et fait venir à ses frais d'Europe ou de différentes colonies d'Amérique, avaient bien travaillé. Abandonné le premier petit « fortin » que les tombées de neige ensevelissaient presque entièrement, et où ils s'étaient terrés comme des bêtes le premier hivernage, une vingtaine d'hommes et de femmes avec quelques enfants, pendant d'interminables mois, rassemblant leurs forces pour résister à tous les pièges de l'hiver : froid, faim, ennui, promiscuité, maladies...

Non loin, dominant le lac d'Argent, s'élevait une confortable bâtisse de deux étages, avec un donjon de bois, nantie de caves et de greniers dans les combles, avec toutes les défenses d'un fort bien armé et les agréments d'une demeure où les familles résidentes avaient chacune leurs appartements. S'y ajoutaient salles communes, cuisines, magasins, entrepôts.

À l'intérieur de la palissade établie sur un vaste périmètre, on trouvait les communs, des granges et – merveille ! – des étables et des écuries. Car, au cours des deux derniers étés, dix chevaux de labour et de trait, six vaches et leurs veaux avaient été menés d'étape en étape à pied d'œuvre.

Aux quatre coins de l'enceinte s'édifiait un fort bastion à meurtrières, avec en dessous un corps de garde qui pouvait servir de logement car on y avait aménagé des poêles allemands ou helvétiques pour le chauffage et à l'étage inférieur, il y avait des réserves de vivres. Chaque bastion représentait à lui seul une petite forteresse pouvant soutenir un dur assaut ou un siège de quelques semaines.

Sans être hors de la palissade, le magasin aux poudres que l'on établit toujours, de préférence, loin des habitations, avait été creusé hors de vue dans des souterrains dont les parois avaient été recouvertes d'un enduit d'argile, de sable, de paille à fumier de bovins mélangée à quelque autre ingrédient d'une pierre recuite et broyée qui lui donnait de la dureté, et qui formait un revêtement absorbant l'humidité et maintenant la sécheresse requise à la protection de la précieuse poudre et des munitions.

De vastes hangars restaient disponibles pour permettre aux Indiens visiteurs de pétuner et de troquer à leur aise ou de demeurer quelques jours céans, lorsqu'on les amenait blessés ou malades.

Et il y avait deux petits bâtiments pour « faire suerie ». Les Indiens avaient appris aux Blancs l'excellence de cette coutume qui consistait à s'enfermer dans une cabane hermétiquement close où des cailloux surchauffés, jetés dans une calebasse d'eau, entretenaient une vapeur suffocante et brûlante. Après avoir sué à en mourir, on sortait et on allait se rouler, nu, dans la neige ou se jeter dans le lac glacé.