Enfin, signe de la quiétude dans laquelle on vivait, des fermes entourées de jardins s'étaient élevées çà et là, à quelque distance du fort.

Chaque famille ainsi autonome avait le soin d'une vache et d'un porc.

Les habitants s'étaient multipliés et, comme à Gouldsboro, Angélique ne pouvait plus connaître personnellement tous ceux qui étaient venus peupler Wapassou à la charnière des saisons, et se grouper sous la bannière bleue à écu d'argent du comte de Peyrac.

On commençait donc par se congratuler entre amis de longue date. Les Jonas, les Malaprade, le chevalier de Porguani... Les longues absences des propriétaires du fief auraient pu entraîner, parmi ceux qui demeuraient sur place, des troubles et des querelles. Mais Wapassou était de ces lieux où les choses tournent bien d'elles-mêmes par la grâce d'on ne sait quelles influences bénéfiques.

Les êtres y étaient portés à être patients, d'humeur joyeuse et égale et les caractères à montrer le meilleur d'eux-mêmes. Certes, chacun y mettait du sien et il fallait avoir affaire à des gens de qualité. Mais jusqu'alors, aucune Bertille Mercelot ne s'était montrée pour « mêler sa goutte de verjus et faire tourner la sauce ».

Au sortir de l'hiver, qui est une épreuve de force avec l'esprit de zizanie et d'intolérance, non seulement on retrouvait tout le monde vivant, mais ayant resserré les liens d'amitié et d'estime mutuelles.

On était à Wapassou en terre libre. Toutes les opinions étaient respectées et cela ne pesait à personne. Dans le souci de ne point déplaire à son prochain et de ne point blesser ses convictions, chacun apportait discrétion et tact à pratiquer sa religion. Un oratorien d'un certain âge avait été chargé d'officier pour les catholiques de l'endroit. Avant de procéder à l'édification de la chapelle, il avait débattu avec les réformés du lieu où ils risqueraient d'être le moins importunés par les murmures et cantiques du rituel catholique.

Mais les réformés de Wapassou étaient habitués à bien pis. Dans le fortin du premier hivernage, on avait vécu presque au coude à coude avec un jésuite, le père Masserat, qui disait des messes chaque matin !

Elvire, la nièce des Jonas, huguenots de La Rochelle, avait épousé Hector Malaprade, catholique. Leur différence de confession qu'ils devaient plus au hasard de leurs naissances qu'à une conviction de l'âme, ne leur avait pas paru un obstacle suffisant pour dédaigner et briser la merveilleuse histoire d'amour qui s'était nouée entre eux, et ils s'étaient estimés parfaitement mariés devant Dieu et devant les hommes, pour avoir signé leurs noms sur le registre officiel de Wapassou, devant le comte de Peyrac, considéré comme capitaine et seul maître à bord, et avoir reçu la bénédiction de M. Jonas pour Elvire, et celle, fortuite, du père Masserat pour Hector, au cours d'un office auquel ils avaient assisté, du seuil, la main dans la main.

Telle était la mentalité de Wapassou.

Les consciences se sentaient à l'aise et dans leur droit. N'œuvrait-on pas assez pour le Seigneur en arrachant, jour après jour, un pan de terre païenne à la sauvagerie, et en bâtissant pour des enfants innocents, un lieu où ils ne seraient pas condamnés, avant de naître, à la persécution, à la prison, ou au bannissement ?

Après conseil, il avait été décidé que dans chaque aile du grand bâtiment central, une pièce serait aménagée, l'une pour y célébrer la messe, l'autre pour les réformés afin qu'ils pussent s'y rassembler et y prier ou chanter leurs psaumes sous l'égide de M. Jonas reconnu un peu comme leur conseiller et leur chef spirituel.

Loin de séparer les représentants des deux religions, la piété manifestée par leurs fidèles les rassurait mutuellement. La plupart de ceux qui étaient ici avaient trop souffert d'intolérances sectaires et stériles, sans souhaiter d'en voir s'atténuer la rigide permanence.

Loin des regards des autres qui les eussent contraints à durcir leur attitude, ils s'accordaient de vivre avec plus de souplesse et de bénignité.

Et lorsque, dans la grande salle commune où l'on se réunissait l'hiver après le labeur, maître Jonas, assis près de l'âtre, ouvrait sa bible, il n'était pas rare de voir Porguani, l'Italien, catholique scrupuleux et fervent, venir lui demander d'en lire à haute voix quelques versets qu'il écoutait avec un plaisir manifeste en fumant sa longue pipe.

Cette année-là, Wapassou allait recevoir un ministre du culte en la personne du neveu du pasteur Beaucaire, un veuf d'une trentaine d'années, nanti d'un garçon de dix ans. Originaire d'une province de l'ouest de la France, Aunis ou Vendée, ravagée par une « campagne d'abjuration », ce jeune pasteur avait perdu son épouse, violée puis précipitée dans un puits par les dragons du roi, les « missionnaires bottés »... Réfugié avec son enfant à La Rochelle, il avait suivi dans leur fuite aux Amériques son oncle, le pasteur Beaucaire et la fille de celui-ci, Abigaël, sa cousine, mariée à Gabriel Berne, un voisin.

À Gouldsboro après avoir longtemps gardé le deuil, tout en assistant son oncle dans les travaux de paroisse, il venait d'épouser l'une des accortes filles de Mme Carrère et ce couple avait décidé de commencer une nouvelle vie de pionniers.

Ici, l'automne était plus avancé.

Étaient passés les cygnes, les canards, les oies blanches, les oies bernaches, constellant le ciel de croix à pointes noires.

Les abeilles avaient fait leurs nids en haut des branches, signe que l'hiver serait froid.

Mme Jonas avait hâte de montrer à Angélique où en étaient les travaux concernant les provisions d'hiver rassemblées au cours de l'été, fruit de cueillettes actives et de soins donnés aux premières cultures.

Les baies des bois, merises, petites poires, noix, faines, noisettes avaient été ramassées, mises à sécher, ainsi que les champignons divers, enfilés sur des fils minces et solides et tendus en chapelets d'une poutre à l'autre des plafonds.

En cas de disette, des racines de bardane à faire bouillir dans l'eau salée, des glands, qu'on pouvait consommer après avoir jeté la première eau.

Des tonneaux de choux surs, la saurkraute allemande, étaient en préparation. On attendait la venue d'une plus ample réserve de sel pour les terminer et les entreposer dans les caves. Cet aliment des pays de climat froid était réputé pour éviter le scorbut.

Et, sous les toits, dans les « galleteaux » comme les appelait Mme Jonas qui était de l'Aunis, il y avait la suprême réserve de bois qu'on pouvait descendre de l'intérieur dans des paniers suspendus à des poulies, jusqu'aux étages et aux grandes salles du rez-de-chaussée.

Les cultures étaient encore modestes. Un peu de seigle, de l'avoine pour les chevaux. À part les choux, les citrouilles, les raves et racines, genre navets et carottes, les agriculteurs de Wapassou avaient surtout porté leur effort à préparer de grandes prairies d'élevage, en asséchant le plus possible de terres aux alentours des lacs, afin de pouvoir amasser une quantité suffisante de fourrage pour la survie des bêtes domestiques. Le pichet de lait posé sur les tables familiales chaque matin était à ce prix.

Et y avait-il son plus agréable, bien que monotone, à ouïr dans les lointains de la maison, que le pilonnement alterné de deux barattes à beurre travaillant activement à transformer ce lait en une belle motte jaune pâle de ce beurre parfumé à l'odeur des fleurs de Wapassou ?

La forte Yolande ne fut pas longue à se porter volontaire et à prendre le relais dans la fatigante besogne qui demande vigueur et patience.

Des hommes et des jeunes gens étaient revenus de la dernière chasse que, chaque année, ils menaient avec les Indiens Métallaks. Une ultime séance de dépeçage, découpage, fumage, aurait lieu, puis un dernier festin avant que les Indiens ne repartent, par petites bandes, prendre leurs quartiers d'hiver.

Leur chef était ce Mopountook qui avait initié Angélique à la saveur des eaux de source du pays. Ware ! Ware ! L'eau ! L'eau ! répétait-il en algonquin, l'entraînant toujours plus loin. Et il disait aussi : « La nourriture, c'est pour le corps... L'eau, c'est pour l'âme ! »

*****

Le festin eut lieu sur la colline, près de ces grandes marmites de bois taillées dans des souches d'arbres non déracinés, et où les Indiens du Nord faisaient cuire leur bouillie de maïs avant que les Blancs n'eussent apporté à l'Amérique le chaudron de fer ou de fonte.

Les villages dans ce temps-là se groupaient autour des récipients inamovibles où l'eau versée était portée à ébullition par des boulets de pierre incandescents. Les tribus, alors, étaient peut-être moins nomades qu'aujourd'hui où il suffisait de jeter sur son échine les précieuses et indispensables chaudières pour décabaner.

Des quartiers de grandes citrouilles couleur d'aurore rôtissaient sur des braises. Dans l'une des chaudières des ancêtres, bouillaient des haricots, dans l'autre cuisaient les différents morceaux d'un orignal entier.

On offrit au Sagamore Mopountook les noix de gras de l'intestin de l'élan qui gardent un certain parfum de boyaux et se dégustent crues, mets de choix irremplaçable pour soutenir l'effort au cours des longues marches ou des longs portages et aussi les pieds de l'animal, grillés près du foyer et dorés, sous leur gélatine transparente, arrosés d'une sauce de fruits acides des bois. Le tout sans sel pour complaire aux Indiens.

Pour les estomacs délicats, des outardes rôtissaient sur les broches.

Les plus délicieuses odeurs s'élevaient, se mêlant aux fumées des huttes charbonnières de la hauteur d'en face où l'on fabriquait du charbon de bois pour l'hiver.

Des cris, des rires et des accents de flûtes et de clarinettes orchestraient le repas.

Barthélémy, Thomas et Honorine, et en général tous les enfants, se réjouissaient beaucoup à regarder manger les Indiens. Ces hôtes de marque n'avaient-ils pas, quand ils mangeaient, des manières beaucoup plus répréhensibles que les leurs, enfants de Blancs, à qui on reprochait si souvent de se mal tenir à table ! On aurait beau jeu maintenant de venir leur recommander de ne pas manger avec leurs doigts, de s'essuyer les mains, de fermer la bouche en mâchant et de ne pas roter !

Les enfants regardaient leur mère respective du coin de l'œil avec triomphe : c'était si amusant d'arriver à roter comme de vrais Indiens. Et les mères faisaient mine de ne s'apercevoir de rien.

Soit ! Les Indiens étaient malpropres, mais si gais, si convaincus de leur bienséance, qu'on ne ressentait pas de gêne à les voir s'essuyer les doigts sur leurs mocassins, ou prendre dans l'écuelle une part de viande pour vous la tendre après l'avoir un peu goûtée afin de s'assurer de sa qualité.

Et ce jour-là, entre les Blancs, ce fut le concours à qui arriverait à manger le mieux à l'indienne, c'est-à-dire d'une façon tout à fait déconseillée par le manuel de La civilité puérile et honnête.

La palme revenait à Joffrey de Peyrac.

Celui-ci, sans se départir de sa dignité de grand seigneur qui, sous n'importe quelle défroque, faisait partie de sa nature, avait une façon inimitable de s'accroupir auprès d'un Indien, tendant vers la face cuivrée son visage intelligent où se lisait une attention à la fois déférente et fraternelle.

Il prenait du bout des doigts dans la marmite les morceaux, les mangeait avec la même componction religieuse que ses hôtes, puis lançait derrière lui les ossements, avec une négligence qu'il semblait avoir pratiquée toute sa vie.

Il tirait sur le calumet, passé de bouche en bouche, sans manifester la moindre hésitation. En réalité, ces rites pour lui n'avaient d'autre importance que de resserrer les liens de compréhension humaine entre deux races étrangères, et s'il fallait manger avec ses doigts et cracher dans le même tuyau de pipe, il n'y voyait aucun inconvénient.

C'était donc surtout son attitude qui encourageait les Européens à se sentir à l'aise. Mélange d'indulgence et de considération.

Les enfants y arrivaient d'emblée. Une parenté d'esprit existe entre les enfants et les sauvages.

Elvire disait qu'elle sentait que ses garçons pourraient aussi bien la quitter d'un jour à l'autre sans retourner la tête pour suivre les Indiens dans leurs wigwams, et l'on connaissait maintes histoires d'enfants canadiens, français ou anglais, capturés au cours de raids, et qui s'étaient habitués chez leurs ravisseurs, s'attachant plus à leurs tribus d'adoption qu'ils ne l'avaient jamais fait vis-à-vis de leurs familles blanches.

Vers la fin des agapes, un quidam parmi les nouveaux venus qui connaissait mal la mentalité des Indiens de l'intérieur, proposa, pour couronner la fête, de distribuer à chacun une petite « goutte », une roquille d'alcool.