Mais, par sa venue à son chevet, il posait un baume momentané sur ses blessures. Son attention la comblait et pour lui faire plaisir elle voulait bien faire semblant de le croire, de le croire un peu. « Les loups n'étaient pas malheureux. » Il l'avait dit. Il devait le savoir, lui qui savait tout.

Elle se laissait border par lui, le grand seigneur qui commandait à la mer et aux Iroquois, et qui faisait éclater le tonnerre en gerbes rouges, blanches et bleues. Et qui était son père.

Et elle fermait les yeux avec un air de sagesse très composé et très inhabituel chez elle qui le faisait sourire de tendresse.

Les alternatives de l'hiver : jours de tempête, ensevelissement, retour du soleil dont il fallait profiter pour dégager portes et fenêtres et creuser des tranchées à travers la cour, jours de gel qui vous poignait jusqu'aux os dès qu'on mettait le nez dehors, puis de nouveau l'annonce des tempêtes, rythmaient la vie quotidienne. Les veillées prenaient une grande importance. Et les livres.

Les navires d'Europe amenaient chaque année un nombre considérable de livres en langues française, anglaise, espagnole ou néerlandaise.

De mystérieux colis préparés d'avance attendaient à Cadix le navire d'Erikson, groupant des productions venues de Londres ou de Paris, souvent via Amsterdam qui était le centre d'éditions clandestines d'ouvrages interdits dans leur pays d'origine pour subversion religieuse ou politique.

Plus ouvertement, Florimond avait pu commencer de leur faire l'envoi de ces multiples brochures, romans en prose ou en vers, qui paraissaient et se vendaient comme des « petits pains » et comblaient les aspirations de rêve, de féerie, de méditation et d'avidité à s'instruire d'une société qui était sortie totalement inculte de cent ans de guerres de religion, mais avait pris goût à travers les disputes théologiques aux exercices de l'esprit.

En France, éditeurs et libraires faisaient fortune. Bourgeois, petits-bourgeois, artisans étaient avides de s'évader par l'imagination des âpretés de la vie quotidienne et jusque chez les miséreux. À la cour des Miracles, Angélique avait vu d'anciens scribes ou professeurs de Sorbonne déchus par l'ivrognerie ou autre malchance lire à haute voix des romans que gueux et garces écoutaient en pleurant.

Honorine demandait souvent à M. Jonas de lire dans sa bible l'histoire d'Agar. Elle s'y intéressait en souvenir de la petite Rôm qu'elle avait rencontrée à Salem, qui se parait de fleurs et se nommait Agar.

Dans le récit biblique, la lâcheté et pour tout dire la veulerie et la médiocrité des grands hommes de la Bible, comme cet Abraham entre autres qui chassait au désert sa servante Agar et son jeune fils parce que sa vieille épouse était jalouse de l'enfant Ismaël, ne la choquaient pas outre mesure.

M. Jonas, par sa voix solennelle et dévote, essayait d'en faire un héros admirable, mais la jeune Honorine n'était pas dupe.

Qu'attendre d'autre des adultes ?

Mais elle aimait la scène du désert, la vérité du récit dont elle partageait mot à mot les étapes, l'angoisse de la soif, la fatigue de la mère et de l'enfant, l'ombre courte d'un palmier compatissant qui ne pouvait être le salut à lui seul, et l'humanité des sentiments de la pauvre Agar, folle de la plus grande douleur des femmes : la mort de leur enfant, fuyant, en se tordant les bras sous le soleil, l'intolérable, l'insoutenable épreuve, celle d'assister à l'agonie du bel Ismaël chéri, injustement rejeté et condamné... L'intervention de l'ange la rendait rêveuse.

– Il aurait pu venir un peu plus tôt, l'ange, disait-elle.

– Ce n'est pas le rôle des anges, expliquait M. Jonas.

– Ils arrivent toujours presque trop tard, j'ai remarqué...

– In extremis dit-on. Ainsi, l'intervention du Très-Haut est plus éclatante.

In extremis. Honorine retint l'expression.

Elle regardait les jumeaux s'ébattre dans leur bercelonnette et se montrer leurs menottes l'un à l'autre d'un air ravi.

Eux aussi avaient eu des anges qui étaient venus les sauver in extremis. Elle se souvenait de ce qu'elle avait entendu répéter à Salem dans la maison de Mrs Cranmer : « In extremis ! In extremis. »

– Et moi, ai-je eu aussi un ange qui est venu quand je suis née ? demanda-t-elle un jour à Angélique.

Elle s'attendait à être une fois de plus défavorisée par le sort et fut étonnée d'entendre sa mère lui répondre.

– Oui.

– Comment était-il ?

Angélique s'interrompit dans sa besogne qui consistait à mettre en sachet le tilleul argenté.

– Il avait des yeux bruns très doux, des yeux comme ceux des biches. Il était beau et jeune. Et il tenait une épée à la main.

– Comme l'archange saint Michel ?

– Oui.

– Comment était-il habillé ?

– Je ne me souviens plus très bien... Il me semble qu'il était vêtu de noir.

Honorine fut satisfaite. Les anges des jumeaux aussi étaient vêtus de noir.

Chapitre 31

Du haut du donjon, Angélique et Joffrey regardaient le vallonnement blême du paysage où jusqu'aux traces des forêts semblaient disparues.

Le ciel était de nacre. Nacre blanche touchée de gris perle et d'un peu de vert.

Au loin, émergeant des nuages, la crête d'un mont, blanc comme une hostie.

Autour de l'enceinte, seuls des filets de fumée s'élevant dans l'air cristallin révélaient les cônes ou boursouflures des tipis ou cabanes indiennes, et l'emplacement des habitations hors les murs.

Blizzard, froid cruel... Des oiseaux noirs en bandes, poussant des cris sinistres, précédaient l'arrivée des nuages de neige épaisse emportés par la furie des vents comme les chars des démons polaires et cela pouvait durer des jours.

À la deuxième annonce de tempête, ceux qui avaient bâti maison hors l'enceinte jugèrent plus prudent de demander l'hospitalité au fort : Elvire, son mari, leurs enfants. On se serra un peu. Honorine retrouvait dans la même intimité que celle du premier hiver de Wapassou ses compagnons de jeux, Barthélémy et Thomas.

Seul l'Anglais muet, Lemon White qui avait eu la langue coupée par les puritains pour cause de blasphème, refusa de quitter son repaire, un peu à la façon qu'avait Éloi Macollet, autrefois, de rester dans son wigwam à l'écart, au risque d'y mourir de faim et de froid, car, lui porter une tranche de pain ou un cruchon de soupe, c'est-à-dire se trouver dans l'obligation de mettre le nez dehors et de s'éloigner de quelques pas de la maison, comportait des risques de mort.

Le sort de Lemon White inspirait moins de crainte car il était équipé pour tenir longtemps. Il logeait dans l'ancien fort de Wapassou, celui du premier hivernage. Il y vivait seul, avec parfois, à l'hiver, la compagnie d'une Indienne, qui repartait au printemps lorsque les siens reprenaient la route. Il avait de bonnes réserves de vivres. Il restait pour entretenir le matériel et la forge des premiers ateliers de mine d'où l'on avait tiré lingots d'or et d'argent. Des installations plus vastes et plus perfectionnées occupaient maintenant toute une aile du grand fort. Lemon White avait transformé le fortin en atelier de réparation et entretien des armes. Il y œuvrait du matin au soir et toute la communauté lui amenait mousquets, fusils à poudre ou à mèche, pistolets. On y roulait, sur une plate-forme de bois, couleuvrines, crapaudines, les petits canons du fort. Et il était devenu courant de venir chez lui se fournir en plomb, mitraille et poudre. Il fabriquait les balles dans des moules et les petits plombs. Il avait en permanence, dans des râteliers, des armes bien nettoyées, bien huilées, prêtes à servir et aussi de la poudre composée suivant la formule que le comte avait mise au point.

Angélique, qui aimait dans ses promenades se rendre chez le muet, se retrouvait avec plaisir dans l'habitation. Sous ses voûtes basses enfumées, tous serrés autour de la grande table, ils avaient vécu leur première nuit d’Épiphanie en Amérique, ils avaient vu les Iroquois arriver, nus, dans un blizzard d'enfer, leur apporter des haricots pour les sauver. Avec le muet, par signes, ils évoquaient quelques anecdotes.

Il y avait une pièce, celle où avaient logé les Jonas et les enfants, qu'il n'utilisait pas. Elle lui demanda de pouvoir y emmagasiner une partie de ses réserves de simples, fleurs et baies séchées, fioles ou pots d'onguents. Car cela, surtout ses racines et ses rhizomes, prenait beaucoup de place.

Une chose qu'Angélique regrettait dans le petit fortin, c'était le grand lit que Joffrey y avait fait sculpter et bâtir en partant de racines et d'arbres pour les montants comme celui d'Ulysse, raison pour laquelle on ne pouvait le déplacer.

Elle avait remarqué que l'Anglais avec tact ne l'utilisait pas. La chambre, très petite par ailleurs, où ils avaient dormi, elle et Joffrey, demeurait fermée, mais toujours propre et chauffée par le conduit de galets qui formait une cheminée à quatre ouvertures construite à la façon de certains pionniers de la Nouvelle-Angleterre. Des fourrures continuaient à recouvrir le lit.

Lui, l'Anglais, se contentait de la grande salle commune avec son âtre, d'une petite chambre en retrait et des ateliers qui se prolongeaient sur les galeries de mines, aujourd'hui refermées par des planches.

*****

À la suite des plus féroces tempêtes, les Indiens commencèrent d'arriver.

Les Abénakis étaient des nomades, et plus particulièrement l'hiver ils se dispersaient par familles, vivant en quelques campements, repliés sur eux-mêmes, comme les marmottes ou les ours, quitte, si la situation devenait intenable, à décabaner pour chercher à rejoindre d'autres villages moins misérables. Dès le mois de mars, ils commenceraient, toujours par familles, à chasser le castor, piéger les bêtes à fourrure et collecter les peaux pour la traite.

Autrefois, traqués par le froid et la faim, ils avaient cherché refuge vers la mission de Noridgevook. Aujourd'hui, ils montaient vers Wapassou.

Ils apportaient des peaux de mouffettes, de loutres, de lynx, du magnifique renard roux, parfois du castor blanc et du renard bien noir qui n'avaient pas de prix. En échange, ils espéraient recevoir à manger, car ils arrivaient au fort à demi morts de faim.

On leur donnait du tabac, on leur préparait, dans la cour, de grands chaudrons de leur « sagamité », un brouet de maïs concassé avec des morceaux de viande ou de poisson séché, un assaisonnement de baies et raves acides, et Mme Jonas n'hésitait pas à y jeter trois ou quatre chandelles à fondre car ils aimaient que leur nourriture soit bien grasse.

Certains ne faisaient que passer et, une fois rassasiés, poursuivaient leur chemin. Mais le plus grand nombre ne repartait pas.

Chaque année ils venaient plus nombreux et plus tôt dans l'hiver. Le phénomène ne laissait pas d'être inquiétant. Cela signifiait que les nomades étaient de plus en plus nombreux à avoir épuisé leurs réserves d'hiver bien avant que les perspectives du printemps puissent leur faire espérer la fin de la disette et la possibilité de reprendre la chasse, de pouvoir poser et aller relever des pièges.

C'était un phénomène qui avait poussé Saint-Castine à demander l'aide de Peyrac pour éviter aux Indiens de l'Acadie d'être entièrement décimés par la double exigence de la traite aux fourrures et des saintes expéditions guerrières.

« Le « troque » effréné qui se fait dans nos eaux pendant l'été, avec les navires étrangers, morutiers et baleiniers, les empêche de se livrer à la chasse et à la pêche au saumon et aux alevins qu'ils avaient coutume de faire au printemps. La fièvre qui les saisit d'apporter aux rivages le plus de pelleteries possible, ne leur laisse pas le temps de fumer et boucaner viande et poisson pour leurs provisions d'hiver, encore moins de semer courges et pois et un peu de blé d'Inde. S'il leur faut répondre à l'appel d'une campagne guerrière chez l'hérétique, alors les premiers frimas les trouveront démunis de tout, n'ayant pour tout potage au long des mois d'hiver que l'alcool troqué aux navires et les scalps d'ennemis à leur ceinture. Je le reconnais, je les ai moi-même conduits au combat plus d'une fois. Mais, après les avoir vus périr de faim par milliers au cours de deux hivers, j'ai décidé de changer de politique. »

Parmi ceux qui se présentaient cette année-là, il y avait quelques rescapés de la guerre du roi Philippe, des Sakokis de la région de Sako du New Hampshire, et parmi eux, des Patsuikett qu'on appelait « ceux-venus-en-fraude », les derniers à fuir leur aire d'origine.

Les tipis pointus, trois perches entourées de pans d'écorces cousues, ou les wigwams arrondis recouverts d'écailles de bois, levées à l'orme ou au bouleau, étaient prompts à s'élever comme des champignons autour du fort. Après quoi, soulagés d'être parvenus à une ombre tutélaire, à la suite de marches dans la neige et le blizzard au cours desquelles ils avaient perdu les vieillards, presque tous les enfants en bas âge, ne s'étant mis en route que la dernière poignée de pemmican ou de maïs avalée, ils s'installaient avec la certitude d'être sauvés et l'assurance que les magasins des Blancs sont toujours pleins de vivres par un renouvellement spontané du miracle de la multiplication des pains et des poissons, enseigné par les Robes Noires.