Il fallut profiter d'une belle période de janvier où la neige durcie permettait de chausser les raquettes pour faire comprendre aux chefs de famille que le moment était venu de se remettre en chasse, à la poursuite de quelques orignaux, caribous, ou bien de traquer l'ours endormi dans sa tanière afin de compenser les pertes de réserves qui les livreraient tous une fois de plus vers la fin de l'hiver aux affres de la famine et aux menaces du mal de terre, le scorbut.

Presque chaque matin, Angélique se rendait dans une des salles où les femmes avec leurs enfants se présentaient, à la fois curieuses et désireuses d'un peu d'aide.

Elle avait fort à faire pour les accueillir, les soigner, surveiller la distribution des vivres et les encourager à regagner au plus vite leurs wigwams ou leurs villages de fortune.

Certains matins, des Kanibas, qu'elle revoyait à chaque saison, vinrent lui dire qu'il y avait parmi eux une Indienne « étrangère » qui s'était jointe à leur caravane dans les environs du lac Umbago et qui, peu bavarde, n'avait ouvert la bouche que pour leur dire qu'elle devait se rendre à Wapassou afin d'entretenir la dame du lac d'Argent D'après son dialecte, ils estimaient qu'elle appartenait à une tribu des Pemacooks, Algonquins nomades du Sud-Ouest, qui vivaient dispersés, et que la défaite de celui qu'on appelait le roi Philippe et qui s'était fait tailler en pièces par les Yennglies de Boston, avait refoulés plus au nord.

Angélique prit note de leurs explications et se déclara prête à recevoir « l'étrangère », à condition qu'on puisse lui fournir un interprète. Ils secouèrent la tête, disant que son langage ne leur était pas familier et elle ne paraissait savoir que quelques mots du leur. Mais le vieux chef qui passait la moitié de l'hiver chez eux, à Wapassou, avertit, qu'ayant réussi à lier conversation avec l'étrangère, il avait déterminé que la langue que l'on pouvait le mieux utiliser avec elle, c'était le français. Elle paraissait avoir un vocabulaire assez fourni, ce qui étonnait, car les peuples du Sud sont plus coutumiers de baragouiner l'anglais.

Il lui avait parlé et l'avait convaincue qu'elle ne devait pas avoir peur des Blancs. Craintive, ses compagnons de voyage avaient remarqué qu'elle hésitait depuis deux jours à s'avancer près du fort et ils l'avaient escortée jusqu'ici en la rassurant.

Angélique se rendit dans la grande salle d'accueil. Une jeune Indienne qui se tenait accroupie dans un coin se leva à sa vue et vint à sa rencontre en la fixant avec une telle intensité qu'elle eut l'impression d'être « épinglée » par ce regard.

Au centre de la pièce, la femme s'arrêta et fit glisser de son échine un enfant de trois à quatre ans, qu'elle enveloppait de sa mante de peau de castor retourné. Elle apparut, assez frêle, dans ses robes et jambières de daim passé, qu'un long voyage avait dû rendre usées et maculées, et qui partaient en lambeaux.

Un bandeau de perles ceignait son front, retenant les cheveux. C'était sa seule coquetterie. Ses tresses, ointes de graisse d'ours, ne comportaient pas d'ornements et, mal retenues par des liens de nerfs, s'échevelaient. Le teint de la mère et de l'enfant était sombre, mais dû à la couche de graisse dont leur visage était enduit. Le capuchon du petit ayant glissé, Angélique crut deviner dans l'ondoiement d'une chevelure bouclée qui n'avait rien d'indien, un reflet clair.

« Un petit Anglais captif, pensa-t-elle, que l'on envoie peut-être cette pauvre femme échanger contre des vivres. »

La fixité des yeux brillants de l'Indienne était presque gênante. Ses lèvres s'étiraient dans un sourire.

Angélique, à tout hasard, dit en français :

– Je te salue. Comment te nommes-tu ?

Son interlocutrice parut surprise. Ses lèvres s'entrouvrirent d'abord d'étonnement, puis articulèrent en un français un peu criard, mais bien énoncé.

– Dame Angélique ! Ne me reconnaissez-vous pas ?

Se remémorant toutes les Indiennes qui avaient pu l'aborder de Québec à Salem, Angélique scrutait le fin visage sous le bandeau de perles.

Comme elle ne se prononçait pas, une expression incrédule et effrayée crispa les traits de la visiteuse.

– Est-ce possible ? Alors vous aussi, vous ne me reconnaissez pas ? Oh, dame Angélique, je suis Jenny Manigault !

Un silence interloqué ponctua cette révélation inouïe.

– Jenny ! Ma pauvre Jenny !

Tout d'abord abasourdie, Angélique, spontanément, ouvrait les bras et la jeune Indienne « étrangère » s'y jetait. Et Angélique sentait sous les peaux misérables, le corps maigre et tremblant frémir de peine et de reconnaissance.

– Oh, dame Angélique, vous au moins, vous m'avez ouvert les bras !

Catastrophes ou bénédictions, les résurrections, pour ceux qui ne les attendent plus, sont toujours déchirantes, bouleversantes.

– Ne pleurons pas ! dit Jenny Manigault en s'écartant.

Elle se tint devant Angélique en s'efforçant de sourire de nouveau. Elle ne semblait pas réaliser les changements survenus dans son apparence extérieure depuis le jour néfaste où elle avait été enlevée par des Indiens inconnus, et emmenée par eux au fond des forêts où sa trace s'était perdue.

– Comme je suis heureuse de vous revoir, dame Angélique. C'est bien vous ! J'ai tant pensé à vous et tant prié le ciel de vous protéger des périls sur cette terre maudite, afin que je puisse avoir un jour le bonheur de vous revoir.

Son français lui revenait rapidement, ce français alerte et un peu chantant des femmes de La Rochelle.

Un éclair de malice fit pétiller ses yeux en voyant ceux d'Angélique se poser malgré elle, interrogateurs, sur l'enfant qui l'accompagnait.

– Vous vous demandez de qui est cet enfant ? Eh bien ! il est... de moi !

– Certes, mais...

Jenny éclata de rire comme si elle venait de faire une bonne farce. Et l'on retrouvait la jeune Rochelaise primesautière d'antan.

– Voici plusieurs années que vous vous trouvez en terre américaine et vous devez savoir, aussi bien que moi, que, pour les Indiens, une femme contrainte, qu'elle soit captive, servante ou épouse, amène le malheur sur un wigwam. Je ne me serais pas refusée, jour après jour, à mon maître Passaconaway, pour oser reparaître parmi les miens nantie du fruit d'un viol qui proclamerait ma honte ! Si je dis que celui-ci est mon fils, c'est qu'il l'est et je n'en ai jamais eu qu'un... Et vous avez vous-même aidé à le mettre au monde, et vous avez choisi son nom... C'est Charles-Henri, mon petit Charles-Henri...

– Charles-Henri !

En y regardant de plus près, oui, c'était le pauvre Charles-Henri, ouvrant dans l'ombre de son capuchon de fourrure son habituel regard inquiet, mais cette fois, en toute justice ; il fallait reconnaître qu'il y avait de quoi.

– Je n'y comprends plus rien ! D'où sortez-vous, Jenny ?

– Du pays des Pemacooks d'où je me suis évadée et ensuite de Gouldsboro.

*****

Assises sur la pierre de l'âtre, toutes deux, car Jenny répugnait à prendre place dans un fauteuil ou sur un escabeau, avec entre elles la bonne flambée de la cuisine, elles s'entretinrent en confidence et l'aînée des Manigault fit le récit de ses vicissitudes.

Elle avait été capturée par un chef des Pemacooks qui, à la tête d'une petite bande, errait.

La branche des Wonolancett, à laquelle ils appartenaient, s'était dispersée en une multitude de tribus, depuis la fin de la confédération des Narraganssett. Cela se résumait ainsi : beaucoup de pauvres diables, réfugiés dans les montagnes, y poursuivaient une existence nomade, hors du temps. Un déplacement les amenait près de lieux habités, un raid leur permettait de se procurer des marchandises, mais ils se tenaient hors des courants établis, ne voulaient pas faire la traite de fourrures ni la guerre, se contentaient de chasser et de pêcher pour manger.

Au sein des montagnes vertes où la tribu avait regagné son repaire, Jenny Manigault avait passé là les années de sa captivité sans aucune chance de pouvoir faire parvenir de ses nouvelles aux siens. Elle avait été confiée à la mère du Sagamore Passaconaway, ce qui veut dire « enfant de l'ours ». Chaque soir, le chef Passaconaway venait sur le seuil de la cabane où la jeune femme était censée jouer le rôle de servante. Il s'agenouillait et présentait une écuelle remplie de graines de courge séchées. Ce geste était le symbole de la grande passion qu'elle lui avait inspirée et l'aveu de son désir ardent. Qu'elle prît une graine de son offrande signifierait qu'elle l'agréait et consentait à se donner à lui.

– Terrifiée au début et persuadée que je ne pourrais échapper à un horrible sort, je compris vite que tout dépendait de moi. Nulle violence ne me serait faite. Mes refus n'entraîneraient pour moi nulle sanction. Il est surprenant de découvrir que, pour les sauvages, le don de la femme à un homme est sans valeur, sans saveur même, si elle n'est pas consentante. En ce domaine, la femme, qui pourtant tâche rudement, est reine et maîtresse, et ne se prive pas de faire sentir son pouvoir. Alors, rassurée, je me consacrais à la pensée qui ne cessait de me hanter : m'évader, retrouver les miens, mon bébé, mon petit Charles-Henri. J'avais encore du lait aux mamelles et les femmes me soignèrent pour me le faire passer. Je m'aperçus vite que m'enfuir ne serait pas facile. Le cercle de montagnes autour de nous paraissait désert comme au début du monde. Les hommes partaient en expéditions, mais personne ne venait jusqu'à nous. Par deux fois, cependant, des visiteurs se présentèrent.

« Une première fois, un parti de guerre composé d'Algonquins, d'Abénakis et de quelques Hurons passèrent par notre village. Des seigneurs du Canada les commandaient. Fort aimables et gais. Entendant parler français, je fus sur le point de me précipiter vers eux et leur demander secours. Mais je me souvins qu'en Nouvelle-France, l'intolérance papiste était encore plus rigoureuse, disait-on, qu'en France même, et que c'était à ces fanatiques que ma famille devait son exil, et que s'ils me découvraient huguenote, ils me traîneraient de même que leurs prisonniers anglais, soit en m'emmenant à Montréal pour me faire baptiser, soit en me livrant à leurs Abénakis, et mon sort de captive deviendrait encore pire. Loin de chercher à me faire connaître d'eux, je me cachai.

« Ils recrutèrent quelques guerriers parmi les jeunes gens de la tribu, leur promettant, s'ils les suivaient dans leurs raids contre les villages anglais, maints présents et avantages et jusqu'au paradis assuré. Ils comptaient aller jusqu'à Boston pour en finir avec ces hérétiques, disaient-ils. Les guerriers revinrent peu après, car, à la suite de divers assauts et pillages, la campagne avait avorté.

« Cependant, Passaconaway avait noté que, loin d'avoir essayé de me rapprocher de mes compatriotes français, j'avais tout fait pour les éviter et, ne pouvant comprendre les raisons de ma méfiance, il en avait conçu de nouveaux espoirs, croyant discerner dans ma conduite les signes que je commençais de m'amadouer à son égard. Je fus désormais plus libre. Je continuais chaque jour à nourrir des projets de fuite, l'esprit tendu vers le point de ce rivage où j'avais laissé les miens. Je ne perdais aucune occasion de recueillir des renseignements sur les chemins qui pourraient m'y conduire. Notre village dut décabaner car la révolte dans le Sud d'un grand Sagamore Narraganssett qu'on appelait le roi Philippe et que soutenaient les Français, obligeait nos petites tribus à prendre parti ou à s'éloigner du théâtre de la guerre. Je compris que nous nous étions déplacés vers l'est, donc rapprochés des régions d'où j'avais été enlevée.

« Passaconaway rebâtit le village à l'emplacement d'un ancien bourg de leur nation qui, un temps, avait rassemblé deux ou trois tribus nomades des Wonolancett. Les partis de guerre abénakis revinrent pour aller au secours du roi Philippe que les Anglais taillaient en pièces et, cette fois, Passaconaway partit avec eux. Ce fut au cours de son absence que je m'évadai...

Angélique avait fait apporter de l'eau fraîche, car Jenny avait refusé toute autre boisson et d'ailleurs toute nourriture.

– J'ai marché, j'ai marché ! reprit-elle après un silence. Je ne pourrais reconstituer la genèse de mes démarches, de mes jours et de mes nuits au cours de cette période qui ne fut qu'une suite d'efforts épuisants que j'accomplissais, poussée par un seul instinct : survivre et arriver... arriver à Gouldsboro, chez les miens.

« Quand je croisais des Indiens d'autres tribus, me cachant des uns, interrogeant les autres, profitant d'un canoë, d'un poste de traite, d'un navire enfin qui descendait l'estuaire du Kennébec et qui me déposa non loin du Mont-Désert, je parvins enfin à mon but tant attendu.