Elle revint à pas lents dans la salle qui était pour une fois vide à cette heure et sursauta presque de saisissement en s'apercevant de la présence de Mme Jonas et de sa nièce Elvire qui se tenaient derrière l'encoignure de la cheminée comme si elles se cachaient. Elles fixèrent sur Angélique des yeux coupables.

– Vous étiez là ? demanda-t-elle. Pourquoi ne vous êtes-vous pas montrées ? Vous avez vu avec qui je m'entretenais ?

Elles hochèrent la tête affirmativement.

– C'était la pauvre Jenny. Vous qui avez été ses amies de La Rochelle, vous auriez pu, mieux que moi, la convaincre de rester avec nous.

Mais à leur expression, Angélique comprit qu'elles avaient été pétrifiées d'horreur, de gêne, à la vue de la revenante.

– Nous avons mal agi, n'est-ce pas ? dit Mme Jonas avec courage.

– Oui.

Angélique alla s'asseoir sur l'escabeau, les jambes coupées.

– Madame Jonas, vous, si bonne ! Je ne comprends pas.

– Ça a été plus fort que moi !

– Je n'aurais pas osé l'aborder, murmura Elvire.

– Votre sœur en religion !

– Elle a été la proie d'un païen, gémit Mme Jonas.

– Pas encore, murmura Angélique.

Comme elles ne l'avaient pas entendue, elle renonça à donner des explications. Il valait mieux pour la pauvre Jenny, après la cuisante déception qu'elle avait eue à Gouldsboro, qu'elle ne les ait point vues.

Mme Jonas pleurait dans son mouchoir.

– Je connais les Manigault. Sarah ne lui pardonnera jamais et son père la tuera.

– En effet, elle a compris. Elle ne retournera jamais chez son père.

Mme Jonas pleurait toujours.

– C'est mieux ainsi, dit-elle enfin en se mouchant.

– Oui. Vous avez raison.

Elle pensait à Jenny Manigault, jeune protestante de La Rochelle, et aux métamorphoses qui s'étaient accomplies en elle par la faute de cette tragédie brutale, une tragédie qui guette toutes les femmes du monde : l'enlèvement.

Née dans un milieu protégé, elle n'y aurait été guère exposée sans les persécutions religieuses. Sa vie avait basculé. Il y avait eu sa fuite avec sa famille, en Amérique. La naissance de son fils. Puis, elle avait été enlevée par une bande d'Indiens abénakis qui passaient et qui l'avaient prise pour une Anglaise. Elle aurait pu aussi bien être enlevée par des Iroquois qui l'auraient prise pour une Française. Ils l'avaient enlevée parce que c'était une femme et qu'elle avait plu à leur chef.

Déracinée brutalement, arrachée à une forme de vie qu'elle croyait parfaite, projetée dans une effarante existence où tout l'effrayait, elle n'avait pas cependant été maltraitée. Et peu à peu, elle avait eu au fond des forêts, parmi ces sauvages qui riaient, se moquaient et vivaient au gré des jours, la révélation de la passion amoureuse, du désir, du bonheur des corps et, en s'y abandonnant, cela comblerait sa vie et effacerait le reste.

Le sauvage, d'après ses confidences, ne pourrait se montrer ni plus brutal ni moins attentionné que son mari blanc, le « charmant » civilisé, et certainement moins exigeant.

Les Indiens, sollicités par les exercices permanents de la chasse et de la guerre, aimaient l'amour mais ne le pratiquaient qu'avec mesure. Ils avaient des interdits, des coutumes qu'ils respectaient et qui raréfiaient leurs élans. La concupiscence effrénée et désordonnée des Blancs constituait pour eux un perpétuel sujet d'étonnement et de mépris.

*****

On dressa pour la nuit les bois d'un lit et sa paillasse dans la grande chambre où dormaient les jumeaux. Ceux-ci étaient veillés par l'une ou l'autre des filles de la nourrice irlandaise.

La chambre d'Honorine n'était pas loin.

Charles-Henri, entouré d'une nombreuse famille, serait rassuré par des présences affectueuses.

Le décrasser ne fut pas une mince affaire. On ne pouvait tout enlever en une fois. Depuis l'automne, il avait traîné avec Jenny de wigwam en wigwam et tous les soins qui lui avaient été prodigués avaient consisté à l'oindre de graisse d'ours pour le protéger des piqûres d'insectes et lui tenir chaud. Cela finissait par faire comme une résine sur la peau. Le linge et les vêtements qu'il portait sur lui quand il avait été entraîné par sa mère n'étaient plus que des guenilles innommables. Pour le vêtir, Elvire apporta les effets devenus trop justes de ses garçonnets.

Angélique plia les petits vêtements avec lenteur. C'étaient des vêtements de droguet, venus de France, soigneusement entretenus, le col de batiste blanc, les bas, les souliers. Charles-Henri avait revêtu docilement la longue camisole de nuit blanche qu'on lui avait prêtée. Il s'étendait dans son lit avec docilité. Se souviendrait-il de l'Indienne qui l'avait entraîné, qui lui donnait à manger des racines cuites sous la cendre, au bord de l'eau, et qui le serrait dans ses bras en pleurant ? La regrettait-il ? Se demandait-il où elle était passée, lui qui la nuit dernière avait dormi dans une hutte de sauvages et était de nouveau couché dans des draps blancs ?

– Je suis persuadée qu'il a senti qu'elle était sa mère, dit Angélique à Yolande qui, près d'eux, s'occupait des nourrissons. Les enfants ne se trompent pas sur ces choses. Je suis sûre qu'il est triste. Mais il est tellement habitué à ce qu'on se le passe d'un endroit à l'autre.

Elle lui ramena le drap sous le menton, le borda bien en le contemplant.

« Tu as toujours eu du courage, pensait-elle. Tu as traversé l'Atlantique avec nous, dans le ventre de ta mère. Tu as été le premier enfant de Gouldsboro, je t'ai donné ton nom. Nous te protégerons, petit garçon, et tu ne manqueras pas d'appuis. Tu auras tes chances, je te le promets. Il ne sera pas dit que tu puisses regretter d'être venu au monde. »

Honorine s'entendait bien avec Charles-Henri. Il était moins âgé qu'elle, mais tous deux jouaient volontiers ensemble. Malgré cela, son installation dans le cercle de famille, et d'une façon qu'elle devina plus définitive, parut éveiller en elle un tourment latent que la présence des jumeaux avait suscité, mais dont elle s'était accommodée jusqu'alors.

– Est-ce que je ne te suffisais pas ? demanda-t-elle à Angélique, est-ce que tu as vraiment besoin de t'encombrer de tous ces enfants-là ?

– Ma chérie, pouvions-nous abandonner Charles-Henri ? Cette Indienne qui est venue, tu te souviens, l'emmenait vivre chez les sauvages.

– Il avait bien de la chance. J'aurais voulu être à sa place. Et maintenant c'est lui, c'est eux tous qui ont pris ma place.

Angélique rit et caressa ce front buté en murmurant :

– Ma chérie ! Ma chérie !

Et sous cette main aimante, la petite boudeuse finit par céder à la câlinerie et s'abandonner contre son épaule, se laissant bercer avec délectation.

– Ma chérie, tu étais quand même avant eux.

– Oui, mais maintenant tu ne t'occupes plus que d'eux. Tu leur parles, tu les berces.

– Mais, je te parle et je te berce aussi.

Elles finirent par rire ensemble.

Mais Honorine perdait son entrain.

Grimpée sur un escabeau, près du berceau des jumeaux, elle passait de longs moments à écouter d'un air d'examinateur les vocalises de Gloriandre qui, tel un oiseau heureux, affirmait la vie, la présence, le bien-être de son personnage.

– Elle ne sait rien dire d'autre, l'idiote !

Interloquée par le timbre de cette voix qu'elle devinait acerbe, le bébé fixait sur elle ses yeux clairs qui, à six mois, avaient choisi leur teinte d'un bleu clair, et qui, dans l'inquiétude, se nuançaient de mauve.

– Ne me regarde pas ainsi, intimait Honorine.

Consciente de déplaire, la pouponne se tournait vers son jumeau comme pour le prendre à témoin ou lui demander son aide.

– Ils se liguent contre moi, pleurait Honorine.

Elle cherchait des prétextes contre sa petite sœur aux yeux d'ange.

– Elle a un nom qui veut dire « gloire », regrettait-elle d'un air chagrin.

– Et toi, tu as un nom qui veut dire « honneur » !

Honorine estimait que cela créait des obligations plus contraignantes et moins brillantes que la gloire.

– Elle s'appelle aussi Éléonore.

– Alors elle me prend mon nom.

*****

Soudain, les nuits de l'enfant furent entrecoupées de cauchemars. Honorine commença de voir apparaître un visage de femme qui la regardait avec une expression si méchante qu'elle en demeurait pétrifiée comme un lapereau devant un serpent. Cette femme lui faisait des promesses terrifiantes :

« Cette fois, c'est toi que j'atteindrai. C'est le meilleur moyen de me venger d'elle ! Tu ne m'échapperas pas, cette fois ! »

Sa langue pointue passait entre ses lèvres. Elle avait des yeux qui ressemblaient à de l'or, mais pas comme ceux des loups. La même couleur, mais plate, éteinte, luisant comme une pierre froide.

Honorine se sentait inondée de sueur, figée, paralysée...

« Dame Lombarde ! Dame Lombarde, l'empoisonneuse ! »

Elle hurlait dans son sommeil.

– Je l'ai vue ! Je l'ai vue ! Elle va mettre le feu à Wapassou... Ils vont brûler ma maison, mes jouets, et ma chambre et tout !...

– Mais qui, qui ? essayaient en vain de lui faire dire Angélique, Joffrey, les nourrices, Don Alvarez dont l'appartement était au même étage et les sentinelles montées du corps de garde en courant, tous réunis affolés autour de son lit.

– La femme aux yeux jaunes... Elle a des cheveux noirs comme des serpents avec du rouge dedans...

Elle se lançait dans une telle description qu'Angélique, soudain, sentait la peur resurgir en elle.

« On dirait qu'elle décrit Ambroisine, la duchesse de Maudribourg, la démone. Pourtant, elle ne l'a jamais vue ! »

La peur s'insinuait.

« Serait-il possible que l'horrible créature puisse revenir dans des songes ? Que son esprit vienne tourmenter mon enfant pour se venger ? »

Honorine affirmait qu'il y avait un homme noir qui se tenait derrière la femme aux yeux jaunes. Lui ne faisait rien. Il était comme un fantôme, mais elle lui obéissait... C'était un jésuite !

Voilà ce qu'on gagne à parler devant les enfants, se dit-on. Surtout lorsqu'ils sont nantis d'une imagination aussi débridée que cette pittoresque gamine dont les oreilles tramaient partout.

Elle n'avait pas laissé passer l'histoire de la visionnaire de Québec sur l'apparition mythique de la démone de l'Acadie. Combien de fois en avait-on parlé et reparlé sans prendre garde à cette enfant qui écoutait !

La démone de l'Acadie et l'homme noir qui se tenait derrière elle, qui pour les uns étaient Joffrey de Peyrac derrière Angélique, désignée comme personnage infernal, et pour d'autres, qui avaient vu les choses de près, Ambroisine de Maudribourg et son guide et confesseur, le père d'Orgeval que les Iroquois appelaient Hatskon-Hontsi, l'homme noir.

Fallait-il recommencer à rabâcher cette histoire ? La visionnaire, Mère-Madeleine, avait formellement reconnu Angélique comme n'étant pas la démone de l'Acadie.

Ambroisine était morte et enterrée. Le père d'Orgeval aussi.

L'opinion française canadienne très montée et surexcitée contre eux auparavant s'était retournée comme un gant.

Ainsi que le taureau qui cesse de voir s'agiter devant lui le chiffon rouge, l'éloignement du jésuite avait permis aux gens de retrouver leur sang-froid et un jugement plus rassis et le comte et la comtesse de Peyrac avaient passé à Québec une saison d'hiver pleine d'agréments.

Fallait-il croire que ce n'était que rémission ? Que tout n'était pas résolu, conclu, terminé, tranché, jugé ?

Étaient-ils le jouet d'une illusion trompeuse, d'un encore dangereux mirage, lorsque se tenant au sommet du donjon de Wapassou, dans les pures et cristallines journées de l'hiver, serrés l'un contre l'autre, ils contemplaient avec une joie infinie le pays « qui leur avait été donné » ?

Leurs poitrines se gonflaient de l'air froid et vivifiant, comme s'ils aspiraient à travers une nature bienveillante la force invisible de « L'Oranda » des Indiens, celle du grand esprit qui fait vivre l'être. Le souffle de vie. Leur sentiment de victoire et d'avoir triomphé de leurs ennemis et des plus difficiles obstacles était-il faux ?

Non.

Elle éprouva avec certitude que les influences maléfiques, des morts ou des vivants, n'avaient plus de pouvoir contre eux, qu'ils ne pourraient plus jamais leur nuire, ni les atteindre de coups mortels, ou décisifs, ou destructeurs, de ces coups dont on ne se relève pas ou mal, et qui prennent beaucoup trop de temps à guérir.