Les plus noirs complots ne pouvaient plus les atteindre. Désormais, ils planaient au-dessus d'eux. Ils étaient les plus forts. Inatteignables.
Et c'était des moments si parfaitement extatiques qu'ils vivaient là-haut sur le donjon, à se tenir appuyés l'un à l'autre dans la gloire du soleil...
S'était-elle trompée ? Non ! Impossible !
Elle en voulait presque à Joffrey de ne pas opposer aux interrogations qu'elle se posait à haute voix, véhémente, un barrage de dénégations aussi fortes. Elle aurait préféré le voir éclater de rire et la traiter doucement de folle à propos de ses appréhensions concernant Ambroisine.
– Répondez-moi, lui dit-elle un jour en le saisissant par les deux bras afin qu'elle pût le regarder bien en face. Est-ce qu'« ils » vont sortir de la tombe ?
Il prit ses tempes entre ses mains et l'embrassa sur les lèvres.
Il se contenta de répondre que, Dieu merci, il n'était pas prophète. Le destin l'avait chargé d'assez de fonctions à remplir, sans y ajouter celle-là.
Elle y avait plus de dispositions que lui. Et c'est pourquoi il n'était pas inattentif à ses pressentiments, ni aux rêves d'Honorine. Encore qu'il ne fallait pas oublier qu'ils traversaient le plus dur de l'hiver : les corps et les esprits se fatiguaient.
Les sifflements du vent taraudaient, à la longue, la résistance et la patience, comme un incessant rappel de la fragilité des hommes livrés aux éléments et l'envahissement des Indiens perturbait l'ordre des travaux, des délassements et même des prières.
Tous étaient baptisés, disaient-ils. Ils voulaient participer aux offices, se confesser, communier. Ils entraient partout, se mêlaient de tout. Certains prenaient mal de découvrir qu'ils logeaient sous le même toit que des Anglais ou des « hérétiques qui ont crucifié Notre Seigneur ». Ils étaient promptement remis à la raison. Quelqu'un se dévouait pour « disputer » avec eux des fins dernières en d'interminables conversations, pipes à la bouche. De ce fait, les provisions de tabac s'épuisaient. Et les provisions tout court.
*****
Angélique fit boire à sa fille de savants mélanges de tisanes calmantes.
Elle ne partageait pas les avis que les nuits troublées d'Honorine étaient dues à la présence de Charles-Henri qui avait réveillé en elle une jalousie cachée vis-à-vis des petits. Il y avait peut-être un peu de cela, mais non pas que cela.
Angélique, pour sa part, restait persuadée qu'Ambroisine était apparue à Honorine en songe. Profitant d'une faille, d'une faiblesse, d'un mouvement de jalousie enfantine, après tout naturelle, l'esprit de la démone s'était réinsinué parmi eux et s'était emparé de sa fille pour tout embrouiller et poursuivre sa vengeance. C'était tellement dans sa manière. Il y avait peut-être longtemps qu'elle guettait, et tout à coup, comme un vampire, elle revenait !
Joffrey de Peyrac soupçonnait-il cela aussi ? Était-ce pour cette raison qu'il se taisait, quand on parlait devant lui des cauchemars d'Honorine ?
En tout cas, Angélique savait qu'il partageait avec elle l'opinion que ces manifestations nerveuses ne signifiaient pas seulement l'extériorisation d'une jalousie profonde et maladive chez l'enfant.
Malheureusement pour la fillette et sans qu'Angélique pût nettement intervenir et arrêter les commentaires, on en parlait. On disait :
« Elle est jalouse ! Elle n'aime pas son petit frère et sa petite sœur ! »
Sans penser à mal, pour la corriger, on lui faisait « les gros yeux » :
« Il faut avoir bon cœur... » disait-on.
Honorine, qui avait paru aller mieux, devint sombre... de nouveau s'apaisa et parut retrouver sa joie de vivre.
Elle obéissait, disparaissait, mais reparaissait aux heures des repas, après s'être lavé les mains et la frimousse sans comédie. De même, elle se présentait à l'heure du coucher, sans qu'on soit obligé de la chercher jusqu'au grenier. Bref, elle était sage « comme une image », ce qui signifiait pour la compagnie qu'elle ne dérangeait personne et ne faisait plus parler d'elle. Ce qui aurait dû, si l'on n'avait pas eu tellement à faire, éveiller la méfiance et mettre en lumière qu'on ne la voyait pas en fait de la journée entière.
Constatation qui, avec un peu de jugeote et de prudence, aurait dû mener à la déduction qu'elle se cachait en quelque coin secret et s'y livrait à des travaux aussi mystérieux qu'importants.
Un matin, Angélique entendit un cri aigu de femme. Puis un autre, un troisième. Ces exclamations émanaient de voix différentes, mais rappelaient le mélange de stupeur, d'atterrement, d'horreur du cri d'Elvire lorsque, l'hiver du premier Wapassou, elle avait découvert Honorine qui, avec l'aide de son complice, le petit Thomas, se fabriquait une coiffure à l'iroquoise après s'être coupé les cheveux.
Cela venait de la chambre des jumeaux. Pour avoir laissé le domaine de ceux-ci un bref moment sans surveillance, les gardiennes découvraient du seuil un spectacle qui leur faisait payer cher leur négligence.
Honorine s'était encore coupé les cheveux. Mais d'un seul côté seulement. Tenant d'une main la longue mèche soyeuse et cuivrée, et de l'autre un pinceau de poils de martre dont on se servait pour divers badigeonnages, elle était grimpée sur son escabeau familier afin d'être à la hauteur du berceau de Gloriandre et de Raimon-Roger, tous deux dressés sur leur séant, et très alertés par l'opération.
À terre était posé un seau de cuir rempli de colle de poisson. De son pinceau dégoulinant de cette même colle, Honorine oignait le crâne du bébé Raimondeau et essayait d'y faire adhérer la mèche rougeoyante de ses cheveux sacrifiés.
Honorine aurait préféré que son œuvre fût parachevée avant de voir surgir tous ces curieux. Son entreprise lui avait causé bien des peines, mais elle l'avait, jusque-là, menée à bien. C'était elle seule qui s'était coupé les cheveux. Ce qui expliquait qu'il n'y ait qu'un côté tranché.
C'était elle qui avait fabriqué le grand seau de colle.
Où ? Quand ? Comment ?
C'était son affaire et le resterait. Elle avait réussi à monter le seau à l'étage sans le renverser.
C'était une très bonne colle de poisson, bien puante, bien collante, mais sans aucun danger pour le pauvre Raimon-Roger qui en était inondé. Gloriandre n'était pas non plus exempte d'éclaboussures.
Après avoir inspiré la stupeur, la cocasserie du spectacle entraîna les rires. Il valait mieux cela que d'en faire un drame. Tous sentaient que les intentions de la fillette, maladroites et peu claires, n'étaient pas mauvaises.
Pourtant, le rire la blessa plus que des reproches car elle avait conscience d'avoir travaillé dur pendant plusieurs jours afin de réaliser très proprement une idée mirifique et généreuse.
Elle cria :
– Je veux mon père ! Où est mon père ?
Joffrey de Peyrac était en tournée, hors du fort. Il ne rentrerait qu'au soir. Honorine devrait se débrouiller avec toutes ces femmes. Et, naturellement, pensa-t-elle, la première question serait : « Pourquoi as-tu fait cela ? ». Elle prit les devants.
– Pourquoi riez-vous ? Raimon-Roger est bien content. Il me dira merci quand il sera plus grand.
C'était une des phrases de Séverine quand elle la grondait : « Tu me diras merci quand tu seras plus grande ! »
– Comment osez-vous le laisser avec son crâne chauve alors que vous savez bien que les Iroquois n'aiment pas les chauves et qu'ils leur cassent la tête quand ils les voient. J'ai pensé que c'étaient mes cheveux qu'il lui fallait car il est le « comte roux ». Mon père l'a dit. Il doit donc avoir des cheveux roux comme les miens.
Les grandes personnes ne sont pas rapides à saisir des évidences. Voici qu'au lieu de la féliciter, on tentait de lui expliquer qu'il fallait attendre que Raimon-Roger ait ses cheveux à lui. Les cheveux ne peuvent pas être collés. Ils doivent appartenir à la personne elle-même...
– Ce n'est pas vrai. J'ai bien vu que M. de Ville-d'Avray portait des cheveux qu'il enlevait et qu'il mettait sur un champignon le soir, et M. de Frontenac, et tous, et même M. le gouverneur Paturel quand il reçoit l'amiral anglais !
– Mais ce sont des perruques !
– Eh bien ! Je lui fais une perruque. Pourquoi attendre qu'Outtaké vienne lui briser le crâne ?
Devant le silence qui accueillait ses paroles, et les rires étouffés qui rusaient, le découragement la saisit, puis la colère.
Elle dégringola de son tabouret en criant :
– Vous faites peser sur moi une intolérable servitude.
Là, ce devait être une citation d'un roman de chevalerie. Angélique la rattrapa. Honorine sanglotait.
– Je fais ce que je peux pour te prouver... que je les aime... et ça... ça ne te plaît pas... ça ne réussit pas...
Angélique fit de son mieux pour calmer son désespoir. Honorine avait eu de bonnes intentions. Elle avait fabriqué une colle de poisson remarquable, c'était dommage pour ses cheveux à elle, mais ils repousseraient, ce n'était pas la première fois, on s'habituait ; Raimondeau, quand il serait grand, serait très touché d'apprendre ce que sa grande sœur avait fait pour lui. Voici qu'Angélique venait d'avoir une idée : grâce à l'initiative d'Honorine, elle allait fabriquer une pommade pour en frotter le petit crâne de Raimondeau afin que ses cheveux poussent plus vite...
Et... Eh bien, oui, avec les cheveux sacrifiés d'Honorine, on allait essayer de lui fabriquer une petite perruque en attendant.
Ils y venaient donc à son idée !... Alors pourquoi l'avoir grondée ? Pourquoi s'être moqué d'elle ?
Après avoir nettoyé les enfants, les jeunes femmes et jeunes filles, Yolande, Elvire, Ève, les berceuses, filles de la sage-femme irlandaise, pleines de remords, vinrent la chercher pour l'emmener se promener et faire une grande partie de traîne indienne.
Au retour, l'enfant était rassérénée. Le cours des journées reprit sans heurts...
*****
Ses frères l'appelaient « Honn' ! », Florimond quelquefois, mais Cantor toujours, le début de son nom, en le faisant sonner longuement, comme une conque marine, ou une trompe antique. Ils prétendaient qu'elle ne répondait que lorsqu'on l'appelait ainsi...
– Mais ce n'est pas un nom prononçable, un nom des Écritures, protestait Elvire.
C'était au temps du premier Wapassou. Elvire était attachée à Honorine et devait surveiller la petite qui ne tenait pas en place et n'était généralement guère loin, mais introuvable.
Souvent, la pauvre Elvire faisait appel à Cantor qui détestait rechercher sa demi-sœur, mais, peut-être pour cela même, savait où elle se trouvait.
– Honorine ! Ho-no-ri-ne ! continuait de s'égosiller la jeune boulangère de La Rochelle, dont la voix devenait stridente et affolée. Silence.
– Cantor ! Can-to-or, criait-elle alors.
Cantor apparaissait, assez vite, en bougonnant.
– J' suis pas une nourrice, moi.
– C'est votre sœur. Elle court toujours je ne sais où dans ce pays terrifiant où derrière chaque arbre il y a un Indien qui vous guette avec son couteau à scalper.
– Ta-ta-ta. Les Indiens, c'est pas des gens méchants, si on ne les craint pas. C'est plutôt elle, Honn'-la-flamme, qui leur ferait peur avec sa chevelure comme du feu : jamais ils ne la toucheront, sa chevelure. Ils auraient peur de se brûler. Allez ! Vous vous faites des idées idiotes !
– S'il n'y avait que les Indiens, se lamentait Elvire, mais il y a des ours, des tigres...
– Peuh ! fit Cantor, de simples lynx, tout au plus. Le lynx chasse la nuit, nous sommes en plein jour. Vous voyez que vous vous faites des idées...
– J'ai tellement peur, confessait Elvire. Je n'ose même pas accrocher le linge dehors. Dame Angélique me recommande de l'étendre loin de la maison pour qu'il prenne bien du soleil et du vent. Mais, dès que je suis loin de la maison, je sens mes cheveux qui bougent comme si on me scalpait.
– Si vous continuez à mijoter toutes ces stupidités, cela vous arrivera. Les idées peuvent provoquer les actes et même des Indiens qui n'y penseraient pas peuvent se sentir obligés de vous scalper.
Elvire poussa un cri d'épouvanté.
– Elle ne vous répondra pas, ricanait Cantor feignant de croire qu'elle avait voulu appeler Honorine, Honn'. Vous ne savez pas vous y prendre. Honn', ce n'est pas « Oû-oû-oû » comme un loup enrhumé...
Honorine pouffait sous ses couvertures.
– Honn', continuait-il, ce n'est pas un cri, c'est un son, vous comprenez ? Un son qu'on n'a pas besoin de crier, parce que de lui-même il va loin.
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