Sur ce, il élevait sa main qui tenait un insecte et le déposait sur le dos de son autre main.
– Seigneur ! Un scorpion !
– Ne criez pas, disait une fois de plus Cantor en rattrapant l'insecte. Heureusement, les insectes n'entendent pas la voix humaine. Mais par votre peur vous arriveriez à l'affoler et à l'obliger de me mordre alors qu'il n'en avait pas du tout envie. Je parie que lorsque vous étiez à La Rochelle, tous les chiens cherchaient à vous mordre, ou même vous ont mordue parfois, chère Elvire !
– Comment le savez-vous ? s'émerveilla l'innocente jeune femme. Il est vrai que votre père est un tel savant ! Vous devez avoir hérité de lui.
– J'essaie. Mais j'ai encore beaucoup à apprendre. Ce que je sais, c'est que mon père vous recommanderait de ne pas vous affoler à tout bout de champ, sinon, même les chiens indiens, qui sont très pacifiques, vous mordront aussi.
– J'essaierai, promit Elvire, mais où chercher Honorine ?
– Justement, au lieu de tous ces discours pour expliquer que vous êtes paralysée par la peur, vous devriez vous calmer, et alors vous sauriez, comme moi, qu'elle est là-bas derrière cet arbre pourri. Elle cherche à attraper un écureuil dans son trou. Elle en a donc pour des heures et ne risque pas de faire des bêtises.
– Ah ! fit Elvire incrédule en regardant dans cette direction et ne voyant rien qui bougeait sur les frondaisons rouge et or de l'été indien. Comment pouvez-vous le savoir puisque je vous ai vu arriver de l'autre côté de la forêt ?
– Mon esprit peut se promener de son côté, pendant que je suis occupé à autre chose. Je le savais, sans le savoir.
– Mais elle n'est peut-être pas là. Honn ! essayait de crier la jeune femme, comme le lui avait dit Cantor.
– Pas ainsi.
Le garçon mettait ses deux mains en cornet autour de ses lèvres et lançait sans effort :
– Hhhonn'...
Honorine surgissait comme attirée par un aimant de derrière une vieille souche.
– Tu m'empêches d'attraper l'écureuil, Cantor ! Qu'y a-t-il ?
– Viens ! Je vais te montrer un scorpion et tu pourras le caresser !
– Ne faites pas cela ! suppliait Elvire...
Honorine rabattait son drap au-dessus de sa tête afin de pouvoir rire à son aise au défilé de ses souvenirs.
Chapitre 33
« Elle est partie ! »
Angélique se dressa brusquement, renversant presque l'encrier.
Assise devant son secrétaire, elle ajoutait quelques lignes à l'épître qu'elle avait commencée pour ses fils et à laquelle elle travaillait dans ses moments de tranquillité.
Cette quiétude venait d'être soudain traversée d'une idée à la fois incongrue et terrible :
– Elle est partie !
La tempête s'était levée dès le matin, unissant ses ténèbres à l'obscurité précoce des jours. On venait, pour mieux se calfeutrer et donner moins de prise au vent, atténuer les bruits démentiels au-dehors, de poser tous les vantaux devant les fenêtres.
On pouvait se préparer à une ou deux bonnes journées de retraite dans le terrier commun.
Quelle lubie soudain lui avait traversé le cœur comme l'éclair ? Elle avait entendu, elle en était convaincue, la voix d'Honorine qui l'appelait dehors, à travers les rafales.
– Maman ! Maman !
Angélique se souviendrait plus tard avec inquiétude de son impulsivité aveugle, et, à peine, de la façon dont elle avait dévalé les escaliers, traversé les salles sans voir personne et sans que personne la voie. Elle avait enfilé ses bottes, jeté une mante sur ses épaules, mais oublié ses gants. Elle était sortie dans la cour d'enceinte, avait gagné péniblement une petite porte dans la palissade, et la découvrait entrouverte, ce qui ne se justifiait pas le soir et par la tempête et augmentait sa conviction d'avoir eu un juste pressentiment mais aussi son inquiétude pour Honorine.
« Elle est passée par là ! Ne pas perdre une seconde !... »
Elle avançait. Ses forces étaient décuplées. Elle avançait malgré la quasi-impossibilité qu'il y avait à se mouvoir dans un univers de tourbillons suffocants, de passages furieux de vent qui vous couchait presque à terre.
Ses jupes s'alourdissaient. Elle s'empêtrait et tombait.
Ses mains nues devenaient insensibles. Elle s'arrêta, hagarde :
– Que fais-je là ? Mais non, Honorine n'était pas partie ! Il n'y avait aucune raison !
Alors, quelle folie l'avait saisie, elle, Angélique, qui écrivait tranquillement à sa table ? Qui l'avait poussée à cette folie ?
La peur la prit, plus mentale que physique. Elle n'avait pas encore la crainte de s'être égarée et de ne pouvoir retourner en arrière, ni celle d'être saisie par le froid et de tomber sous le choc, comme les oiseaux lorsqu'ils tombent des branches.
« Raisonne, se dit-elle ! Reprends-toi !... »
Alors, elle perçut l'appel, le même, mais cette fois beaucoup plus réel :
– Maman ! Maman !
La voix pleurait dans les rafales du blizzard. Angélique s'élança en avant, courant lourdement.
– Honn', Honn'...
Elle n'arrivait pas au bout du nom à prononcer. Ses lèvres gelées refusaient de bouger. C'était un cri rauque, inarticulé, qui lui sortait de la gorge.
– Honn ! Honn !...
Lorsqu'elle la rencontra, l'enfant était déjà à demi ensevelie par les vagues de neige soufflée qui, une fois submergé l'obstacle, allaient se reformer plus loin.
De ses doigts gourds, elle l'extrayait de son linceul, tâtonnait, trouvait la tête aux cheveux hérissés – Honorine n'avait plus de bonnet –, s'agrippait aux vêtements raides de glace – elle s'était habillée en garçon comme elle le faisait parfois en volant les habits de Thomas Malaprade.
Maltraitée par la bise et la neige cinglante, Angélique crochait de toutes ses forces malhabiles dans ce qu'elle pouvait, sans être sûre, comme dans un cauchemar informe, de ce qu'elle ramenait et serrait contre son cœur. Mais c'était la voix d'Honorine qui disait :
– Je n'ai trouvé qu'un lapin dans le piège, qu'un lapin !...
Sa voix chevrotait.
Des larmes gelaient en sillon sur ses joues. Angélique sentit la peau glacée du visage rond contre le sien... C'était bien vrai qu'elle était partie, qu'elle avait eu l'idée insensée d'aller relever des pièges par ce temps.
Maintenant il fallait retourner vers l'abri avant d'être gelées sur pied. Et cette fois, la vraie peur s'empara d'elle.
Immobile dans l'obscurité zébrée, déchirée de cruelles flèches glacées, elle ne savait de quel côté s'engager. Ses traces étaient déjà effacées. Autour d'elles la neige montait.
Devait-elle s'avancer à droite, à gauche ?
Elle tenait Honorine dans la nuit sifflante et les bourrasques de neige, comme jadis lorsqu'elle parcourait les forêts, poursuivie par les soldats. Elle la sentait grelotter, ébranlée comme elle-même par le vent qui les gelait jusqu'aux os.
Une idée lui vint avec le souvenir des pendus de la Pierre-aux-Fées : l'ange tutélaire d'Honorine !
– Il est temps de vous manifester, l'abbé ! Lesdiguières ! Lesdiguières ! À moi !
Et elle s'élança au hasard, titubant dans les congères, et au bout de quelques pas se heurta à une racine d'arbre. Elle devait être à la lisière du petit bois... Les racines noueuses d'un sapin à demi hors de terre formaient avec l'étendue de ses basses branches recouvertes de neige une voûte sur une sorte de trou dans lequel elle tomba presque, puis réussit à se glisser. C'était une trêve.
Combien de temps, de jours, durerait la tempête ? On s'apercevrait de leur absence au fort !... Même une escouade d'hommes entraînés ne pourrait se risquer dehors. Et s'ils le faisaient, ils s'égareraient... Joffrey serait à leur tête. Elle serait cause de sa mort !...
Cela dura-t-il dix minutes ou une heure, ou moins ?... Angélique ne croyait pas avoir fermé les yeux. En regardant vers l'entrée de l'abri entre les branches, elle vit un ciel d'argent noir, mais pur. Honorine renifla :
– Le vent est parti, fit-elle d'une voix étonnée.
Angélique se traîna vers le bord du trou. La neige s'éboulait sur elle, lui glaçait le cou, mais ce n'était rien.
Elle n'en croyait pas ses yeux : une demi-lune d'argent brillant s'inclinait, semblait voguer un peu ivre dans le lac noir du firmament dégagé, tandis que, se reculant de plus en plus vers l'horizon, des nuées ténébreuses, effrayantes, d'un noir d'encre s'enfuyaient.
Angélique et sa fille se hissèrent au-dehors.
Un peu plus bas, s'apercevait, au cœur des espaces blêmes, la masse solide et carrée du fort de Wapassou dans ses remparts, îlot de paix et de chaleur, avec des lumières çà et là qui filtraient.
Les traces de leur marche vers le sapin étaient visibles, à peine recouvertes d'un peu de poudreuse. Un vent aux résonances de harpe éolienne soufflait encore, à seule fin aurait-on dit de balayer cette poudre de la surface durcie pour permettre d'avancer plus facilement.
Maintenant, elle savait dans quelle direction se diriger. Il n'y avait qu'à descendre vers le fort.
Tandis qu'elle marchait, Angélique sentait fondre les glaçons qu'elle avait dans sa chevelure et qui glissaient le long du visage. Des morceaux de neige qui s'étaient figés sur ses épaules se détachaient et tombaient.
C'était la chaleur de son corps qui les dissolvait. Elle avait chaud et la main qui tenait celle d'Honorine était brûlante. Ses vêtements étaient soudain recouverts de petites perles de buée comme s'ils venaient d'être exposés devant un poêle. Et aussi, ceux d'Honorine, le justaucorps et le haut-de-chausses empruntés à Thomas.
– Comment as-tu su que j'étais partie ? demanda Honorine tout en marchant, remise de ses émotions.
– Je l'ai su, c'est tout... qu'importe. Je l'ai su. Parce que je suis trop liée à toi. Ce n'est pas une raison pour recommencer à me faire des peurs pareilles. C'est très mal ce que tu as fait, Honorine !
La fillette baissa le nez d'un air contrit. Elle commençait à réaliser sa conduite. Mais elle ne perdait jamais le nord lorsque quelque chose l'intriguait.
– Qui était le monsieur que tu as appelé dans la tempête ?
Angélique avait donc crié si haut ?
– L'abbé de Lesdiguières. L'ange qui est venu à ta naissance.
– Il y a donc des anges partout ?
– Oui, il y a des anges partout, concéda Angélique à bout de forces.
Elles retrouvaient le sillon du chemin qui menait jusqu'à l'enceinte et la petite porte à demi ouverte par laquelle elle était sortie.
Angélique se glissa dans la cour qui était pleine de monde, car chacun voulait profiter de l'accalmie, si subitement revenue, pour reprendre les tâches interrompues par la tempête.
Angélique n'avait pas envie de parler ni de répondre à des questions et elle fit en sorte qu'on ne lui en posât pas.
On la vit traverser rapidement, l'air sévère, traînant derrière elle Honorine qui était habillée en garçon et qui tenait un lapin blanc par les oreilles.
Dans la maison, elle jeta un regard vers la pendule, mais celle-ci semblait arrêtée, sinon elle aurait indiqué que l'expédition n'avait pas duré plus d'une demi-heure.
Dans sa chambre, elle s'assit dans le fauteuil à haut dossier, l'enfant sur les genoux. Elle était fatiguée, d'une fatigue anormale, qu'elle ne pouvait réparer ni par le sommeil ni par le repos. Il fallait attendre.
Il s'était passé quelque chose. Mais elle ne pouvait savoir quoi avec certitude, ni s'en féliciter. Elle savait aussi que les « miracles » n'arrivent que lorsque des forces égales de destruction se déchaînent.
La bataille invisible allait-elle recommencer ?
Peu à peu, ce sentiment d'écrasement se dissipa, et la joie de serrer Honorine vivante dans ses bras, d'avoir pu la rejoindre à temps, d'avoir été prévenue à temps, la transporta.
– Que voulais-tu faire de ce lapin ?
Honorine hésita. Le savait-elle ? Entre plusieurs explications, elle choisit celle qui aurait, sans doute, prévalu.
– Je voulais l'apporter à Gloriandre ou à Raimon-Roger... Mais je n'en ai trouvé qu'un... Avec eux, il faut toujours deux choses. L'autre piège était plus loin et je ne voyais plus le chemin...
Et comme Angélique ne disait rien, elle s'insurgea, déçue.
– Je fais tout ce que je peux pour te prouver que je les aime, mais tu ne me crois pas !
– Moi aussi, je fais tout ce que je peux pour te prouver que je t'aime, dit Angélique, mais tu refuseras toujours de me croire.
Honorine glissa vivement de ses genoux. La tristesse qu'elle avait sentie dans la voix d'Angélique l'avait bouleversée. Après l'avoir regardée bien en face, elle lui prit les deux mains avec cet air grave qu'elle affectait lorsqu'elle faisait la leçon aux jumeaux.
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