Et c'est pourquoi elle avait défendu les droits à cette fortune de leur petit-fils, Charles-Henri Garret.
Siriki avait épousé la belle Akashi, et jusque-là, il n'en était pas mort. Il paraissait même fort heureux.
Angélique put le voir en aparté avant d'affronter les Manigault, et le renseigner sur le sort de Jenny et de son fils.
Colin Paturel était absent. Il n'interrompait guère ses tournées dans la baie Française, et, sitôt les plus glaciales tempêtes passées, il recommençait à visiter censives et postes acadiens ou anglais. En son absence, M. de Barssempuy, qui avait été son second dans la flibuste, assurait la surveillance du port, des marchés et des chantiers de radoub.
Colin était absent, mais non pas Bertille Mercelot.
Elle s'arrangea pour venir se placer sur le passage d'Angélique, laquelle n'avait pas l'intention de lui parler. Les grands-parents Manigault lui suffisaient. Ne pouvant éviter Bertille, elle attendit de celle-ci des explications, car, si la sainte nitouche de Gouldsboro l'abordait, ce n'était pas sans intentions. Mais si elle s'imaginait que la fille du papetier Mercelot voulait l'entretenir de l'irruption de la pauvre Jenny et de la disparition de l'enfant Charles-Henri, force lui était de constater qu'elle était encore nantie d'une bonne dose de naïveté.
La jeune femme, qui certainement était de plus en plus ravissante elle aussi, ne fit que babiller « de la pluie et du beau temps », s'informer avec un empressement attendri fort bien joué, des deux charmants bébés. Elle donna des nouvelles de ses parents, de leurs affaires, parla de voyages en projet pour l'été, effleura sans avoir l'air d'y toucher divers événements dans la communauté : morts, mariages, naissances, prit un air indulgent pour juger de querelles qui, grâce à Dieu et à la sagesse du gouverneur, s'étaient bien terminées et alla jusqu'à assurer avec une franchise convaincante de son plaisir de la revoir, dame Angélique, et de son admiration à la retrouver toujours d'aussi belle mine et paraissant d'une santé à toute épreuve.
– Comment faites-vous, dame Angélique ? Je vous envie. J'ai gardé le lit un bon mois pour un coup de froid, et je traîne encore !
Enfin, Angélique comprit que tout ce déploiement d'amabilités n'avait eu d'autre but que de lui faire savoir, entre deux renseignements apparemment bienveillants sur des intrigues amoureuses en cours – et l'on pouvait s'attendre à des mariages dès le retour du gouverneur – que les fréquentes absences de ce dernier étaient dues aux visites qu'il rendait à une princesse indienne, Tarrentine, régnant sur l'une des îles de l'estuaire du Pénobscot, et sœur de l'épouse de Saint-Castine.
– Oh ! Cela ne date pas d'hier ! Ah ! Vous ne saviez pas ?
De plus, elle avait ajouté qu'il fréquentait en vue de mariage, l'une des filles du marquis de La Roche-Posay à Port-Royal. Angélique haussa les épaules, se souvenant à temps qu'elles étaient toutes des gamines, et ne tomba pas dans le piège. Bertille ne savait plus quoi inventer pour répandre son fiel.
Par contre, il y avait sans doute du vrai dans l'histoire de la princesse indienne. Colin Paturel ne vivait plus « seul ». Tant mieux pour lui.
– Merci, Bertille, de tous les intéressants renseignements que vous m'avez communiqués. Mais je vous estimerais plus si, au lieu de me donner des nouvelles de M. le gouverneur, vous m'en aviez demandé de votre beau-fils, le petit Charles-Henri Garret.
Un éclair de fureur enlaidit le visage de Bertille Mercelot.
– De quoi vous plaignez-vous ? Il est à vous maintenant. N'est-ce pas toujours ce que vous avez voulu ?
Il restait à méditer sur le pouvoir des mots et le choix des paroles maniées par certains êtres et surtout féminins.
Si une Ambroisine de Maudribourg, intelligente, perverse, luciférienne, vous détruisait un destin alertement, à coup de poison versé, de tueurs à gages payés, vous détruisait entièrement âme, corps et tout, c'était par contre à des grignotements insidieux, comme ceux de Bertille Mercelot, que les sociétés et les empires devaient de s'effondrer.
Si valeureuse que fût une œuvre, et celle de l'édification et de la réussite de Gouldsboro en était une de grand prix, le flottement médusien d'une Bertille à travers les piliers de granit des grands caractères qui le composaient n'était pas sans inspirer la crainte à la longue, et incliner l'esprit vers la doctrine pessimiste de ceux qui professent que le mal sur Terre est plus fort que le bien. La pomme gâtée du panier gâte toutes les autres... Le ver dans le fruit, le fruit pourrit.
En dramatisant, on pourrait voir dans cette puissance souterraine – celle de la goutte d'eau façonnant l'écorce terrestre – donnée à des personnes insignifiantes, voire stupides, le signe de la malédiction humaine, méritée pour la première faute. Avec pour punition le fait que, si l'on pouvait lutter contre une Ambroisine, l'ampleur de ses crimes finissant par la désigner à la justice des hommes, on était impuissant contre le travail de sape d'une Bertille Mercelot, en apparence anodin.
Ayant fait ce constat, Angélique oublia Bertille Mercelot, les Manigault, et s'occupa de son voyage vers Québec et Montréal qui avait une autre importance.
Angélique aurait volontiers convié Séverine à les accompagner dans ce voyage en terre française. Elle voyait que l'adolescente était déçue que Molines ne donne aucune nouvelle de Nathanaël de Rambourg. Celui-ci paraissait s'être évaporé dans la nature, au vent de l'Océan. Séverine devenait très belle et elle était courtisée, lui avait dit Abigaël. Mais il y avait sur son visage une certaine mélancolie. Elle consacrait beaucoup de temps à l'étude auprès de sa tante Anna et, au plus fort de l'hiver, elle était allée habiter chez cette dernière, et sa servante Rebecca, voulant apporter son aide aux deux vieilles femmes, dans les rudes travaux de la mauvaise saison : bois à couper, feu à entretenir, qu'elles avaient de la peine à assumer malgré leur parfaite santé, leur verdeur diligente.
La jeune Séverine, plus vigoureuse, certes, lorsqu'il s'agissait de couper du bois, de porter des charges, paraissait plus languissante qu'elles. On discuta de la question de ce voyage qui la distrairait. Il s'annonçait aussi rapide que le permettrait la clémence du temps. Joffrey de Peyrac et Angélique n'ayant pas l'intention de s'attarder plus que de quelques jours à Québec ou à Ville-Marie, M. de Peyrac souhaitait être de retour au début du mois d'août pour y rencontrer des envoyés du Massachusetts ou avoir le temps de les joindre à Salem.
Séverine hésita, puis secoua la tête.
– Non, dame Angélique. J'appartiens à la religion réformée et vous savez combien, là-haut, nos compatriotes français sont acharnés à interdire aux huguenots de pénétrer en Nouvelle-France.
– Nous ne sommes pas obligés de t'annoncer comme telle. Tu feras partie de ma suite. Nos escales seront courtes et tu ne risqueras rien de descendre à terre en notre compagnie.
Mais Séverine ne se laissa pas convaincre.
– Je n'ai pas confiance. On dit qu'ils sont très opiniâtres, recherchent tout huguenot comme chien de chasse sur la piste d'un gibier et qu'ils interpellent toute personne nouvelle qu'ils soupçonnent d'appartenir à la religion réformée. Je ne me sentirai pas tranquille et ne me réjouirai pas de me retrouver un peu en France.
Angélique n'insista pas. Elle savait qu'il n'y avait là aucune exagération. À Québec, elle avait vu, à l'arrivée des navires d'immigrants, Garreau d'Entremont, le lieutenant de police, et ses sbires plus soucieux de détecter les protestants que les vauriens ou les filles de mauvaise vie qui auraient pu se glisser clandestinement parmi eux. Son amie Mme Gonfarel, dite la Polak, tenancière de la belle auberge Le navire de France sur le port, lui racontait qu'elle aussi avait le flair pour repérer les « parpaillots »5 parmi les nouveaux venus et dans les élans de son cœur généreux, toujours prêt à aider les persécutés, et son souci de faire échec aux « grimauds » de la police, elle les cachait et les hébergeait dans son auberge et allait jusqu'à leur donner de quoi « repasser en France », au moins de quitter Québec, avant qu'ils ne fussent arrêtés, emprisonnés, soumis à toutes sortes de tracasseries pour les faire abjurer, et de toute façon, expulsés et renvoyés à fond de cale.
Si, parmi les équipages relâchant à Québec, on trouvait des matelots convaincus d'être protestants, ils avaient interdiction de descendre à terre, et leur capitaine était passible de fortes amendes si la consigne n'était pas respectée.
– J'aurais voulu t'emmener, ma petite Séverine. Il me semble que cela t'aurait fait du bien.
– Ne craignez rien, répondit Séverine en posant la main sur son cœur. J'ai là un secret d'amour qui m'aide à survivre.
*****
L'arc-en-ciel mit à la voile, escorté de trois autres navires de deux cents à cent cinquante tonneaux, d'un petit yacht et d'un sloop à deux voiles.
Le contour de la grande presqu'île se fit sans incident et, après avoir franchi le détroit de Canso, ils entrèrent dans le golfe du Saint-Laurent précédant l'estuaire du grand fleuve. L'escale de Tidmagouche, sur la côte Est, n'excéda pas deux jours. Les territoires étaient sous la juridiction du comte de Peyrac. L'activité de l'été y battait déjà son plein. Les morutiers malouins et bretons avaient repris possession de leurs « graves » ou grèves saisonnières, les « échafauds » pour le découpage et le séchage des morues y étaient dressés et la pénétrante odeur de poisson, de sel et d'huile des foies de morues fondant au soleil pour être recueillie en précieux flacons, régnait sans conteste.
Alentour, des petits navires cabotaient s'occupant de tractations et transports de vivres pour les équipages, ainsi que des chargements de charbon de terre que l'on extrayait de Canso et qu'on acheminait vers les établissements de la baie Française et de la Nouvelle-Angleterre.
Odeur de morue et poussière noire que les couffins remplis de morceaux d'anthracite répandaient, ce n'était pas des lieux où l'on avait envie de s'attarder, et l'ensemble était à la couleur des souvenirs qu'Angélique pouvait y avoir. C'était la première fois qu'elle y revenait depuis les drames qui s'y étaient déroulés et malgré sa volonté de ne pas les évoquer, il n'était pas facile d'en chasser toutes les images.
Un peu plus haut, sur la courte falaise, à la frange des bois d'épinettes noires que la chaleur commençait de poudrer de gris, gîtait la tombe d'Ambroisine de Maudribourg, la bienfaitrice. Il y avait gros à parier que personne ne devait s'en soucier. Les habitants permanents ou intermittents du coin, s'il leur arrivait de passer auprès de cette pierre gravée du nom d'une noble dame, ignoraient à qui ou à quoi elle se rapportait.
Quant à Angélique, aucune attraction de curiosité ou de morbidité, encore moins de charité chrétienne, ne la persuaderait d'aller là-haut, même pour se convaincre que la dangereuse créature était bien morte.
Du fort à quatre tourelles à mi-côté, la longue baie se découvrait où régnaient des alternatives de gris et de jaune, les brumes donnant aux navires à l'ancre des silhouettes lointaines, et quand la lumière des vaguelettes tracées en longues lignes horizontales superposées miroitait, elle y voyait courir, s'enfuyant, le démon blanc, poursuivi par le harpon du baleinier basque.
Zalil, le complice, le frère de lait d'Ambroisine, le naufrageur au gourdin de plomb. Délirante, Ambroisine murmurait :
« Nous étions trois enfants maudits, dans les forêts du Dauphiné : lui, Zalil et moi... »
Aujourd'hui, le troisième des enfants maudits était mort : Sébastien d'Orgeval, l'homme brillant, le prêtre, au regard de saphir...
La Nouvelle-France devait être maintenant avertie de cette mort. À supposer que le père de Marville ait été dirigé vers l'Europe, sans pouvoir faire parvenir la nouvelle avant les glaces, les navires du printemps l'avaient dû porter.
Joffrey ne paraissait pas envisager que cela puisse encore, pour l'instant, influencer leurs bons rapports avec Québec. Il disait : « pour l'instant » par prudence, sachant que les meilleurs résultats sont à la merci de la fragilité des opinions humaines et de la versatilité des passions. Les gens de Wapassou n'étaient responsables en rien de cette mort, mais l'entente et la neutralité qu'ils avaient établies avec les Iroquois avaient toujours irrité les Français et, maintenant que les Iroquois avaient fait périr l'un de leurs missionnaires parmi les plus grands, cela pourrait ramener en surface des sentiments de défiance et de rancœur vis-à-vis de ceux qui se prétendaient en paix avec les terribles ennemis de la Nouvelle-France. Donc ce voyage venait à point pour dissiper d'éventuelles divergences.
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