Il fut décidé que, tandis que Peyrac et Nicolas Perrot s'enfonceraient vers l'intérieur, deux navires resteraient au large de Tadoussac pour interdire le passage des flottilles ennemies. Des petits canons furent transportés à terre pour renforcer la défense du fortin.
Durant ce temps, L'arc-en-ciel et Le Rochelais, avec le sloop, continueraient jusqu'à Québec, puis Montréal. Sous le commandement de Barssempuy et de Vanneau, Kouassi-Bâ et Yann le Couennec restaient près de Mme de Peyrac et de sa fille, ainsi que M. Tissot.
Dès que tout danger serait écarté et que M. de Frontenac, ayant rempli sa mission, serait de retour vers la capitale de son gouvernement, la garde des navires de Peyrac devant le Saguenay pourrait prendre fin. À ce moment, Joffrey jugerait s'il valait mieux continuer sur Québec ou attendre qu'Angélique, après avoir confié sa fille aux bons soins de Marguerite Bourgeoys et rencontré son frère Josselin de Sancé, le rejoigne.
Car, en ces pays de Septentrion, les jours de l'été sont comptés et restreint est le temps des navigations.
Chapitre 36
L'absence de Joffrey changeait pour Angélique et sa fille la couleur des choses. Le temps se mit à l'unisson. Un violent orage retarda l'arrivée à Québec. La ville apparut sous un rideau de pluie. Il fallut attendre le soleil pour envisager de débarquer. Fourrée de verdure, Québec avec ses clochers, tourelles et campaniles aux toits revêtus de plomb qui, mouillés, étincelaient au soleil, retrouva ses apparences de châsse ouvragée, travaillée par un orfèvre amoureux de son œuvre. Angélique, en l'apercevant entre les nuages, flagellée par deux rayons de lumière obliques qui descendaient sur elle comme pour la bénir, ne put s'empêcher de sourire. Québec, au cœur de l'Amérique du Nord, restait un bijou insolite, une merveilleuse petite ville française, et les carillons de l'angélus, l'annonce des offices, les heures de prières scandées de l'Hôtel-Dieu ou des Ursulines continuaient de s'égrener sans discontinuer, mais ce qu'Angélique pressentait s'avéra juste.
La ville d'été était fort différente de la ville d'hiver. Au cours de ces trois mois, au plus quatre mois d'été, écrasants de chaleur, coupés d'orages fracassants et de trop de jours de fêtes chômés, la tâche urgente de moissonner, engranger, préparer les champs pour les semailles d'automne, vidait la cité. Les familles, les communautés s'en allaient vers les censives, vers les seigneuries, pour aider aux moissons, et comme c'était aussi le temps des expéditions militaires, Québec ressemblait à une grande maison dont on a ouvert toutes les fenêtres pour l'aérer, mais qu'on laisse vacante, matelas aux fenêtres, et meubles dans le jardin, tandis que la famille va pique-niquer.
Dès le premier soir, Angélique avait compris qu'elle n'avait rien de mieux à faire que de continuer son voyage vers Montréal.
La Haute-Ville, sous ses pluies d'orage, lui avait paru moins aimable. Des silhouettes clairsemées y vaguaient sans entrain. Elle n'avait trouvé personne au logis. Les solides bâtisses conventuelles – l'évêché, le séminaire, les jésuites, les Ursulines, l'Hôtel-Dieu – qui, l'hiver, couvaient entre leurs murs épais et sous leurs hautes toitures à trois étages de combles une vie intense et chaleureuse, paraissaient désertées et d'autant plus austères.
Il semblait qu'on n'y pût tramer que de moroses entreprises.
Et les cochons familiers s'en étaient allés paître en troupeau jusqu'au-delà des plaines d'Abraham, à la lisière des bois.
Bref, tout le monde était aux champs.
– Les villes comme les humains ont leur temps de grâce, leurs saisons bénies, fit remarquer Mlle d'Hourredanne, qu'elle trouva heureusement au palais de l'intendance. Ah ! Chère Angélique, il n'y aura plus jamais pour Québec de saison comme celle qu'elle a connue lorsque vous étiez parmi nous.
La fine et charmante demoiselle trottait allègrement, recevait divinement les « puissances » au palais, mais Angélique, remontant la rue de la Petite-Chapelle, puis la rue de la Closerie, avait eu un pincement au cœur devant la demeure où, autrefois, les soirs de grande neige, les proches voisins étaient conviés, afin d'écouter la lecture que faisait Mlle d'Hourredanne, étendue dans son lit, des amours de la princesse de Clèves. Ici ne veillait plus que Jessy, la captive anglaise, avec, juste en face, la maison de Ville-d'Avray à demi close, et comme borgne, avec la plupart de ses volets fermés.
La servante exclusive du marquis y demeurait seule, attendant son gouverneur, et briquant avec énergie les objets précieux qu'il aimait.
Mgr de Laval était en tournée pastorale au long du fleuve, dans ses paroisses.
Lorsqu'elle s'était présentée à l'évêché, Angélique avait été reçue par le coadjuteur qu'elle ne connaissait pas, mais, soit qu'elle se fût attendue à un accueil plus empressé, étant donné les bonnes relations entretenues depuis leur passage en Nouvelle-France, soit que l'ecclésiastique en question ait été affligé d'une nature timide et peu encline à s'épancher, il n'avait ouvert la bouche que pour le strict nécessaire. Son attitude froide, et quand elle y réfléchissait, à peine correcte, avait rappelé fâcheusement à Angélique le temps où la ville se divisait à son sujet, et qu'elle n'était jamais sûre, en abordant quelqu'un, de ne pas tomber sur un partisan du père d'Orgeval. Celui-ci étant mort, les vieilles rancunes duraient-elles encore ? Mais personne ne lui en parla.
Elle était contente de redescendre vers la Basse-Ville, où l'accueil de Janine Gonfarel, dite la Polak, tenancière de l'auberge du Navire de France, avait compensé la déception éprouvée à ne trouver à la place des visages amis que ceux de valets ou d'intendants chargés de lui remettre lettres et messages de la part de leurs maîtres absents.
– Prends toit et couvert chez moi, lui dit son exubérante amie après lui avoir ouvert du haut de son perron les bras en poussant de grandes exclamations de joie qui résonnèrent jusqu'au bout de la place de l'Anse-au-Matelot. Qu'irais-tu faire dans la Haute-Ville ? C'est vide et morne comme un vieux nid abandonné. Au château Saint-Louis, M. de Frontenac n'a laissé que quelques éclopés et vétérans qui n'ont rien d'autre à faire que jouer aux cartes.
« Dans la Basse-Ville, il reste toujours du monde, et chez moi, ça ne désemplit pas, comme d'habitude. Mais je t'ai réservé la plus belle chambre, celle dans laquelle j'avais mis M. de Ville-d'Avray lorsqu'il s'était cassé la cheville, tu te souviens ? Et pour ton beau monde d'officiers, j'ai aussi des chambres. Et pour les soldats de ta garde, il y aura des paillasses dans le hangar. Pour toute la compagnie, le meilleur vin.
Angélique se félicitait de cet arrangement. Honorine s'en montrait ravie. Elle avait toujours aimé jouer avec les gamins du port dans la Basse-Ville qui ménageait entre les maisons des recoins de rive pour y barboter et y faire flotter des petits bateaux.
En redescendant vers ces terres peu hospitalières, Angélique flairait déjà les effluves du bon fricot de Mme Gonfarel.
La Polak lui signala que, durant son absence, des hommes de la prévôté – « des grimauds, moi j'appelle ça des grimauds » – étaient venus rôder dans le port, avaient interrogé les matelots à terre et les maîtres, avaient demandé à parler avec les capitaines. On estimait dans les hauteurs que le contrôle des deux navires et du sloop arrivés sur la fin de la matinée n'avait pas été effectué avec assez de rigueur.
– Mais nous avons des « franchises » signées par M. de Frontenac et M. Carlon, et le représentant du major de la ville et du port est venu lui-même me saluer et me porter les hommages de M. d'Avrensson. Celui-ci est parti avec le gouverneur dans son expédition au lac Frontenac, mais a laissé toutes instructions nous concernant.
– Ne t'en fais pas, glissa la Polak, tout est en ordre, mais c'est la question de vérifier qu'il n'y a pas dans vos équipages et parmi vos employés des parpaillots, des adeptes de la religion réformée. Ici, on s'en méfie plus que d'une épidémie de peste. Toutes les compagnies marchandes ont dans leur contrat qu'elles n'introduiront pas des adeptes de Calvin et de Luther en Nouvelle-France. Cela devient de plus en plus sévère.
Angélique se porta garante près du responsable qui dépendait à la fois de l'évêché, de la prévôté, du greffe et de la voierie, ces questions intéressant la salubrité du port que compromettait l'introduction d'indésirables en la colonie française, et naturellement du bureau des affaires religieuses, délégué par l'administration royale, qu'il n'y avait aucun adepte de la R.P.R. – religion prétendue réformée – à bord de ses navires. Elle croisa ses doigts derrière son dos, car ce n'était pas tout à fait vrai en ce qui concernait les hommes d'équipage, mais son interlocuteur parut se contenter de ses déclarations, et ne parla pas d'aller inspecter les navires et faire réciter à chaque homme son credo.
Il se montrait aimable, exprimait ses regrets de devoir appliquer les mêmes formalités à des hôtes très aimés de la Nouvelle-France, compatriotes au surplus, que M. de Frontenac lui avait recommandés chaudement avant de s'éloigner. Et l'on savait de quelle amitié le roi de France, Sa Majesté Louis-le-Quatorzième, les honorait.
Mais la loi devait être la même pour tous, surtout lorsqu'elle était chargée de combattre un danger aussi insidieux et mortel que celui de voir s'introduire au sein de ce fief catholique du Nouveau-Monde des porteurs de germes de l'hérésie protestante. La Nouvelle-France, disait-il, ne pouvait oublier les torts causés par ces transfuges, traîtres à leur Dieu et à leur patrie, les frères Kirke, qui, au nom de l'Angleterre, avaient capturé Québec en 1629, en avaient chassé Champlain, le gouverneur, et avaient occupé le site au nom de l'Angleterre durant cinq années. Angélique ne le contredit pas. Elle se félicitait de ne pas avoir amené Séverine Berne avec elle.
Durant son premier séjour, elle n'avait pas eu affaire au personnage, Joffrey ayant dû traiter avec lui de cette affaire des protestants. Elle ne le connaissait que de vue. Il avait pris de l'importance et pérorait.
– Une surveillance des plus constantes nous a permis de parvenir à un résultat. La Nouvelle-France peut se dire la seule province française à être vraiment purifiée du fléau. Au début, elle fut plus que d'autres menacée, les huguenots réfractaires s'imaginant que, parce qu'ils traversaient les mers, ils pourraient être libres de professer en terre de France leurs coupables doctrines. Il n'y en eut guère qui ne furent détectés, et toutes les âmes pieuses étaient vigilantes. Mère Catherine de Saint-Augustin ayant appris que, parmi les colons arrivés malades et que l'on avait fait porter à l'Hôtel-Dieu, devaient se trouver nombre de protestants déguisés, alla en secret chercher une relique d'os du martyr, le père Brébeuf, la moulut en poudre aux aliments des supposés protestants. Eh bien ! Sachez que tous ces hommes réfractaires et fourbes, au bout de quinze jours, devinrent doux comme des anges, désirant être instruits en la vraie religion, et abjurèrent leur hérésie publiquement et avec une ferveur admirable.
Angélique avait déjà entendu parler de cette histoire de la poudre d'os, mais elle fit comme si elle l'entendait pour la première fois. Après les histoires de Salem, celles de la Nouvelle-France lui paraissaient anodines.
Ayant fini par le prier de s'asseoir, et lui ayant fait offrir un quart de vin blanc, elle ne savait pas s'il était sincèrement amical ou s'il voulait lui faire comprendre qu'il n'était pas dupe et qu'il était de ceux qui continuaient de se méfier des étrangers « indépendants » de Gouldsboro qui avaient fondé la fortune de leur établissement sur l'introduction de soixante huguenots de La Rochelle en terre d'Acadie.
*****
– Et si c'était lui, l'espion du roi, émit la Polak en regardant l'homme s'éloigner. Quelquefois je me le demande. Depuis qu'on parle de révoquer l'édit de Nantes, il prend de plus en plus d'importance. Ça, et tout ce beau monde qui empoisonne son prochain à la cour de France, voilà de quoi on parle et le fond des nouvelles qu'on nous porte de France. Et pendant ce temps-là, les chapeaux se rétrécissent. Ah ! Quand nous rendra-t-on ces beaux grands feutres à large bord qui abritaient nos hommes de la pluie et du soleil, dissimulaient leur visage lorsqu'ils ne voulaient point se faire trop voir, où l'on pouvait planter de belles plumes bien droites ou en panache de faisan doré ou de coq de bruyère, au lieu d'un petit tour de queue de bébé autruche, qu'ils font venir à grands frais des antipodes. Ah ! Ces grands et beaux chapeaux qui avaient tant d'élégance quand on les ôtait pour un grand salut : souviens-toi de Rodogone l’Égyptien, et même de Calembredaine.
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