Déjà, Agar sortait du havresac la baguette de sourcier et la remettait en marmottant des formules à Ruth Summers. Puis, elle s'asseyait contre le chambranle de la porte, ses larges yeux d’Égyptienne aux aguets, inspectant avec un mélange de crainte et d'intense curiosité l'ensemble de la pièce, tandis qu'Angélique, demeurant elle aussi sur le seuil, regardait s'avancer, puis aller et venir l'une derrière l'autre, les silhouettes des deux jeunes femmes de Salem : Ruth, sa baguette aux doigts, Nômie la suivant avec des gestes des mains qui se levaient comme pour capter on ne sait quels courants invisibles, et sa petite silhouette frêle tournoyant sur elle-même, tantôt à droite, tantôt à gauche. Mais parfois, une expression de douleur crispait son visage et elle n'achevait pas le tour. Puis elles reprenaient leur marche processionnelle, échangeant des propos sur le ton de la conversation banale.

Le soleil ayant tourné, il régnait une lumière pâle, celle du jour mêlée au reflet du ciel sur la mer, au pied du promontoire. Une lueur douce, neutre, transparente, où les deux magiciennes passaient avec la discrétion de fantômes accoutumés à ne pas être perçus par le regard des humains.

Puis elles revinrent vers Angélique, et Ruth rangea sa baguette avec des gestes précis de ménagère dans le sac que la bohémienne, promptement relevée, lui tendait.

– Alors ? interrogea Angélique.

– Alors rien ! dit Ruth en secouant la tête.

– Rien ! répéta Angélique. Et pourtant, elle a vécu ici. Comment expliquez-vous cela ?

Ruth se tourna vers Nômie.

– Le chat a tout pris, déclara celle-ci en ouvrant les mains d'un geste qui signifiait : c'est ainsi.

– Le chat ?

– N'était-il pas là ?

– En effet...

Et c'était même ce jour-là qu'il était apparu, sire chat, qui se promenait aujourd'hui, solennel et bien fourré, par les chemins de Gouldsboro. Il n'était alors qu'un misérable petit chat de navire, pas plus grand que la main du mousse qui avait dû le jeter au rivage parmi les flaques. Soudain, Angélique assise au chevet d'Ambroisine l'avait vu, là, contre sa jupe, comme surgi du plancher, si faible, étique et vacillant sur ses pattes grêles qu'il n'avait plus la force de miauler. Il la fixait de ses yeux dilatés avec une telle expression d'attente si pleine d'espoir et de confiance. Elle l'avait pris contre elle pour le réchauffer, le soigner.

Sire chat ! Petit génie du bien. Envoyé pour prendre le mal...

– Pourquoi nous regardes-tu ainsi ? demanda Ruth. Nous savons si peu de choses des mystères qui escortent les humains. Plus d'êtres que tu ne crois vivent avec des pouvoirs secrets et beaucoup plus devraient le savoir. Tant de forces et tant de trésors qui nous furent dévolus se perdent de nos jours. Mais c'est le rôle et le but de Satan que de priver l'homme de ses dons mystiques et d'éloigner de lui les secours divins.

Chapitre 22

Et comme elle s'enquérait du jeune Laurier Berne, le second frère de Séverine et qui était pour elle un de ses enfants adoptifs de La Rochelle, elle le vit accourir.

– Le chat est venu chez nous en premier, cria-t-il. Venez vite, dame Angélique, nous vous attendons pour la collation.

Chez les Berne, autour du diplomate visiteur, sire chat, sur la table, elle retrouvait Abigaël, son époux, leurs charmantes petites filles, une Élisabeth de deux ans, une Apolline de six mois. Dénombrant une autre tête blonde, Angélique s'informa du nom de ce petit voisin.

– C'est le petit Charles-Henri, vous savez bien... En l'absence de sa belle-mère Bertille qui est partie pour accompagner son père M. Mercelot en Nouvelle-Angleterre et lui tenir ses écritures, nous l'avons pris avec nous.

– Ah oui ! Charles-Henri ! fit-elle attristée. Ses grands-parents, les Manigault, ne pourraient-ils s'en occuper, ainsi que leurs filles, Sarah et Déborah qui sont ses tantes, au lieu de s'en remettre toujours à vous, Abigaël, qui n'êtes qu'une voisine, chargée d'enfants !

Abigaël eut une expression dubitative et caressa la tête de l'enfant qui était beau et développé pour ses trois ans, mais qui avait l'habitude de tenir toujours ses grands yeux écarquillés comme si on était en train de lui expliquer quelque chose d'ahurissant qu'il ne comprenait pas.

Elle répondit avec mansuétude.

– Vous savez ce qu'il en est pour eux vis-à-vis de ce pauvre petit. Il faut les excuser.

Un nuage de tristesse passa sur le visage des personnes présentes tandis que l'on prenait place autour de la grosse table de bois et que maître Gabriel Berne, après avoir été tirer du vin au tonneau dans une remise fraîche creusée à même le coteau, versait à boire dans les gobelets d'étain disposés par Séverine.

Pour fuir un sujet de souci latent à la communauté de Gouldsboro, la disparition de la vraie mère de Charles-Henri, on se congratula : cette année au moins, l'été ne semblait avoir apporté que des satisfactions. Pas de pirates, écumeurs de mer embossés dans les îles pour arraisonner les navires arrivant d'Europe avec leur cargaison de ravitaillement, pas d'indésirables parmi ces morutiers étrangers, d'Anglais en quête de revanche sur les postes d'Acadie française, de raids iroquois, ou de guerre sainte abénakise contre l'hérétique. Donc la paix dans la baie Française.

– Soit, approuva Séverine, primesautière et pétillante et qui, rentrant chez elle, avait force nouvelles à raconter.

Un bras passé autour des épaules de son père et de sa seconde mère qu'elle aimait beaucoup, elle continua :

– Soit ! Je reconnais que le climat à Gouldsboro est des plus aimables, qu'on se sent le cœur léger et en amitié avec son voisin...

Mais, à son avis, il était temps que tous les gens de bon sens en conviennent car cela éclatait au grand jour. Si cette année, ici, l'atmosphère était détendue, bienveillante, ce n'était pas seulement à causes des réussites de l'été : bonnes moissons, bonnes nouvelles d'Europe, bonne pêche, bon troc et commerce, bonnes arrivées et bons départs de navires et l'heureuse naissance des jumeaux de Peyrac venant couronner le tout, mais aussi... parce qu'on avait été débarrassé de Bertille Mercelot.

Sans oser le dire tout haut, par crainte de Mme Manigault toujours très autoritaire, mais certains osant le glisser de bouche à oreille, l'on finissait par constater que, sans Bertille Mercelot, tout le monde s'entendait mieux à Gouldsboro. Et Séverine ayant raconté comment l'insolente, rencontrée à Salem, s'était comportée envers Mme de Peyrac à peine remise de ses couches, les langues se délièrent.

Bertille Mercelot, déclara-t-on, ne cessait pas de jouer le rôle de la pomme de discorde, et cela depuis qu'elle était née. Ceux de La Rochelle qui l'avaient vue grandir prétendaient que toute petite, elle semait déjà la zizanie parmi les « mouflettes » du quartier des Remparts, avec lesquelles elle apprenait à lire la Bible chez deux braves demoiselles qui avaient dû renoncer à poursuivre leur enseignement après son passage dans leur petite officine où sans malice et avec dévouement, elles enseignaient aux petites huguenotes de la ville à se tenir droites et à faire gentiment la révérence, courte et modeste, et un peu de couture et de tricot. Parce qu'elle était jolie, ravissante même, fille unique et l'héritière d'une imposante fortune due à un prospère commerce de papeterie, Bertille Mercelot s'était toujours imaginé qu'elle était irrésistible et qu'il y avait insulte à sa personne de ne pas le reconnaître.

Comme elle était une fillette intelligente et apprenait plus vite que les autres, il était difficile de nier cette supériorité qu'elle affirmait par sa seule et incomparable présence, et ses compagnes d'enfance avaient fini par admettre comme elle que Bertille Mercelot était née pour être à la première place en tout et partout et ne laisser aux autres que les restes et lorsque l'âge était venu pour elle d'attirer le regard des hommes, elle avait dû se trouver devant le choix difficile de les attirer tous, mais n'avait pas reculé pour autant dans son ambition d'en attacher le plus grand nombre à son char, au moins pour ne pas les abandonner à d'autres.

Il était difficile de déceler au premier coup d'œil les passions couvant sous cette eau dormante. Elle savait s'y prendre pour détourner les esprits de sa responsabilité dans une querelle, car, si l'on osait employer le langage papiste, « on lui aurait donné le Bon Dieu sans confession ». On patientait donc, soit par aveuglement, soit pour ménager les parents Mercelot qui étaient les plus braves gens du monde et qui ne s'étaient jamais aperçus que leur fille adorée était une garce.

Mais, maintenant que son père avait eu la bonne idée de l'emmener dans sa tournée des moulins à papier de Nouvelle-Angleterre, on mesurait au soulagement éprouvé le poids que ses sournoiseries faisaient peser sur la communauté.

Avec Bertille, on était toujours en train de se demander à la paix de quel ménage elle allait s'attaquer et, avec ces pirates repentis de l'autre côté du port, papistes donc paillards de nature si la bonne entente établie par Colin Paturel avait un jour des raisons de se rompre, les imprudentes incursions de Bertille parmi eux n'y seraient pas étrangères. En fait, il n'y avait que Colin, le gouverneur, et Abigaël Berne devant lesquels elle filait droit et encore, il n'était pas dit qu'ils ne se laisseraient pas emberlificoter un jour par ses mines, ses ragots, ses propos à la fois doux et vinaigrés.

Gabriel Berne versait généreusement le vin blanc de la Garonne, et Angélique trouvait reposant, après Salem, de bavarder en toute tranquillité avec des amis sur ces sujets concernant le voisinage qui sont à la fois sans importance et très importants. Laurier apportait une assiette de crevettes et d'huîtres fraîches. Tante Anna et la vieille Rebecca arrivaient. On leur faisait place et l'on repartait à parler en long et en large de Bertille Mercelot, tandis que Gabriel Berne ouvrait les huîtres d'un geste péremptoire.

Tante Anna, qui était un peu distraite, émit l'opinion qu'il faudrait marier cette Bertille perturbatrice. Il y eut un tollé.

– Mais elle est déjà mariée, vous le savez bien !

– À ce crétin de Joseph Garret qui court les bois au lieu de surveiller sa femme !

– Si Jenny Manigault ne s'était pas fait enlever par les Indiens...

– Prenez garde de ne pas parler ainsi devant l'enfant !

– C'est vrai ! Prenez garde, il peut comprendre.

– Non, il est encore trop petit.

On embrassait le pauvre Charles-Henri, et l'on recommençait de parler de Bertille Mercelot afin de trouver une solution.

C'était une méprise habituelle de suggérer, comme tante Anna, qu'il lui fallait trouver un bon époux et beaucoup la commettaient jusqu'au moment où on leur faisait remarquer qu'elle en avait déjà un, puisqu'elle était mariée, et ce depuis près de deux ans, avec Joseph Garret, le gendre des Manigault. Elle avait toujours rêvé d'entrer dans la famille des Manigault, l'une des plus importantes de La Rochelle et parmi les plus grands des armateurs, mais comment, on ne voyait pas alors, ce ménage de riches bourgeois n'ayant comme fils qu'un petit tardillon, Jérémie, venu après quatre filles, contemporaines de Bertille, laquelle avait toujours jalousé Jenny, l'aînée, et plus encore de l'avoir vue se marier avant elle avec ledit Garret, joli garçon, de bonne naissance, officier dans un régiment de Saintonge.

Or, aujourd'hui, Bertille Mercelot était l'épouse dudit Garret, mais par les méandres de quels hasards tragiques ?

La charmante Jenny Manigault aurait-elle pu prévoir dans sa jeunesse heureuse et gâtée de La Rochelle, que d'être née huguenote la jetterait un jour, avec sa famille, sur les chemins de l'exil et qu'à leur fuite de proscrits, elle ajouterait deux dramatiques privilèges : celui d'avoir mis au monde le premier enfant de Gouldsboro, né dans les premiers jours de leur débarquement et que l'on avait nommé Charles-Henri, et celui d'avoir payé la première leur tribut à la cruelle Amérique : quelques jours après ses relevailles, comme elle se rendait avec les siens au camp Champlain, elle avait été enlevée par un parti d'Indiens qui rôdaient, Iroquois ou Algonquins, on n'avait pu le savoir, et elle avait disparu à jamais.

Dures prémices à offrir aux dieux sauvages de l'Amérique du Nord pour obtenir d'y survivre et d'y recommencer une nouvelle vie.

Chez les Manigault, longtemps assombris et révoltés, la plaie commençait à se cicatriser. Leurs autres filles étaient belles et bonnes. Jérémie grandissait, on en ferait un entreprenant armateur du Nouveau Monde et pour commencer, il irait étudier lui aussi à Harvard en Nouvelle-Angleterre. Les affaires prenaient tournure. Chez eux, on ne parlait jamais de l'aînée, Jenny, morte sans tombe où la pleurer. Bertille, en séduisant et en épousant dès le premier hiver le jeune veuf désemparé, avait montré en l'occurrence plus de hâte que de jugeote. Cela ne l'avait en rien rapprochée des Manigault, et elle aurait pu réfléchir qu'il y avait différence à devenir la parente des Manigault de La Rochelle lorsqu'ils habitaient leur somptueux hôtel particulier, ou celle des semi-naufragés sous toit de chaume et cabane de rondins ou de planches, tels que furent les immigrants, les premiers temps, tous pionniers d'Amérique, logés à la même enseigne, nés riches ou pauvres. Aussi, le nouveau ménage Garret n'avait jamais bien marché. Bertille n'aimait pas le petit Charles-Henri. Elle s'en débarrassait chez sa voisine Abigaël, les grands-parents Manigault se désintéressant eux aussi de ce petit-fils qui leur rappelait un cruel deuil, et en fait, ne pouvant supporter sa vue. Bertille, pour sa part, se trouvait la plupart du temps chez ses parents et on continuait à l'appeler Bertille Mercelot. Elle revenait parfois chez elle, reprenant l'enfant avec de grandes démonstrations d'attachement afin qu'on pût dire qu'elle était parfaite, touchante, dévouée. Ses réapparitions coïncidaient, remarqua-t-on, avec l'arrivée des navires d'Europe, l'annonce de visiteurs intéressants de la baie Française, parfois avec les retours de Joseph, son époux, qui, pour le compte d'une compagnie mi-anglaise, mi-hollandaise, s'était associé à des bosslopers ou bushrangers, comme on désignait les coureurs de bois anglais qui allaient chez les Indiens acheter et collecter les fourrures.