– Savez-vous faire de ces « pots-pourris » ? demanda mère Bourgeoys à Honorine.
Honorine secoua la tête négativement.
– Que savez-vous faire, ma petite enfant ? Dites-le-moi, pria la religieuse avec affection.
– Je ne sais rien faire, répondit Honorine d'un air compassé. Je suis très maladroite.
– Eh bien, nous vous aiderons à l'être moins et nous vous apprendrons bien des choses, répondit la directrice d'un air enjoué et sans se mettre en peine de cette déclaration.
Partout dans la maison, régnait une délicieuse odeur de melons et de fruits. Le climat étant plus doux qu'à Québec, on récoltait ici quantité de prunes et de pommes qui déjà faisaient ployer les branches dans le verger et, au bas du jardin près de la rivière, dans un sable gris, poussaient les petits melons qui étaient le régal de la belle saison et que l'on faisait confire en petits dés, pour distribuer aux malades et aux enfants, l'hiver.
Au réfectoire, une sœur et une novice avaient préparé une collation, et sur chaque assiette, les melons coupés en quartiers embaumaient.
Tandis qu'elles dégustaient la pulpe délicate avec des cuillères de vermeil – don d'une « bienfaitrice » – Angélique ne pouvait s'empêcher de poser des questions sur ces premiers temps qu'avait connus la pionnière de Montréal, et Marguerite Bourgeoys s'y laissait prendre car elle aimait se rappeler le jour où, après huit années durant lesquelles aucun enfant n'avait pu atteindre l'âge d'apprendre à lire, elle avait vu arriver à l'étable mise à sa disposition pour servir d'école, la première petite fille, le premier petit garçon de quatre ans et demi.
La congrégation ne prenait comme pensionnaires que des fillettes, mais les petits garçons de la ville de quatre à sept ans continuaient d'être reçus pour les premières années comme il en avait été autrefois.
En l'interrogeant, Angélique avait un aperçu de l'intelligente activité que cette modeste Champenoise qui était partie si hardiment de sa ville natale, Troyes, en France, déployait non sans soulever des controverses car elle innovait en tout. Elle avait fondé le premier ordre religieux de femmes à n'être pas cloîtrées et elle avait obtenu que le costume porté par elle-même et ses compagnes ne soit que la tenue ordinaire d'une ménagère de modeste condition. « Sans voile, ni guimpe », pour ne pas se différencier de ceux qui les entouraient et qu'elles étaient venues servir.
Elle avait aussi inauguré un ouvroir dès les premiers temps de la colonie afin que les jeunes femmes immigrantes qui arrivaient, souvent dans l'ignorance totale du moindre rudiment de cuisine ou de couture, ne sachant pas plus faire une soupe que ravauder des hardes – à se demander parfois, dit-elle, de quelle façon jusqu'alors en France elles se nourrissaient – puissent apprendre les rudiments de cette belle et honorable tâche qui demande de la bonne volonté et de l'amour, mais aussi de sérieuses et multiples compétences : tenir un foyer.
Partout où elle le pouvait, disposant d'un contingent assez faible de religieuses, elle ouvrait des petites écoles pour les habitants éloignés de l'île, à la pointe Saint-Charles, à la Pointe-aux-trembles, à La Chine... Et voici qu'on venait les quérir pour en ouvrir à Champlain, à Québec, en la Basse-Ville, à Sainte-Famille en l'île d'Orléans.
Elle tenait aussi, pour atteindre la plus grande partie de l'enfance canadienne, à ce que l'école soit gratuite.
Et, afin de pouvoir instruire gratuitement, les sœurs devaient se contenter de peu pour elles. Elles gagnaient la vie de la communauté par des tâches à l'extérieur, et en vivant de leur ferme et élevage, comme tous les habitants de Nouvelle-France.
*****
À la fin de cette première visite, Mlle Bourgeoys fit à Angélique une proposition qui tenait compte de la peine que mère et fille allaient avoir à se séparer et qui œuvrerait à dénouer sans brutalité des liens bien naturels entre cœurs aimants.
Elle conseillait à Mme de Peyrac de garder Honorine auprès d'elle jusqu'à ce qu'elle ait pu se rendre chez son frère afin de présenter l'enfant à sa parenté.
Au retour, elle laisserait à la congrégation de Notre-Dame la petite fille qui entamerait ainsi sa vie de pensionnaire. Marguerite Bourgeoys supposait que Mme de Peyrac resterait encore quelques jours dans l'île de Montréal. Ainsi, elle pourrait se sentir proche de l'enfant, en avoir des nouvelles qu'on lui ferait porter, et, quand viendrait le jour pour elle de mettre à la voile et de s'éloigner, mère Bourgeoys espérait qu'elle le ferait tout à fait rassurée sur le sort de son enfant et déjà accoutumée tant soit peu à la séparation.
Pour la distraire de cette pensée, mère Bourgeoys insistait qu'une multitude de gens à Ville-Marie souhaitaient rencontrer Mme de Peyrac et le nouveau gouverneur de la ville avait l'intention de donner une réception en son honneur, conviant les personnes importantes et les plus en vue de la cité, c'est-à-dire à peu près tout le monde, afin de la leur présenter.
De plus, elle avait ouï dire que le chevalier de Loménie-Chambord se trouvait céans et le visage d'Angélique s'éclaira puis s'assombrit car mère Bourgeoys croyait savoir que son retour était dû à une blessure qu'il avait reçue dans une escarmouche stupide avec des Outaouais, ce qui l'avait contraint à abandonner M. de Frontenac et l'armée en route vers les Grands Lacs. La blessure était sans gravité. On le soignait à l'Hôtel-Dieu de Jeanne Mance.
La religieuse enchaîna sur ses providentielles retrouvailles avec son frère aîné qui s'avérait bien être le seigneur du Loup. On le lui avait certifié en secret... Elle lui assura que la femme du seigneur du Loup, sa belle-sœur, Brigitte-Luce de Pierrefond, était une âme d'élite. L'une des filles aînées s'était mariée récemment. Marie-Ange, qui était restée à la congrégation de Notre-Dame jusqu'à douze ans, avait maintenant presque seize ans, mais ne semblait pas pressée de fonder un foyer, ce qui surprenait dans un pays où l'on convolait en justes noces dès quatorze ans et vu son évidente beauté.
– Voilà ce que je vous suggère, mes chères enfants, et je pense que vous vous trouverez bien de suivre mon petit tracé. Regagnez la demeure où vous êtes descendues, prenez une légère collation et mettez-vous au lit de bonne heure. La première nuit à terre lorsqu'on s'est habitué à la navigation, est toujours troublée. De bon matin, on mettra à votre disposition un carrosse... qui eût cru, il y a seulement quinze ans, qu'on verrait des. carrosses à Ville-Marie ? Mais notre île est grande, près de quinze lieues de longueur, et le domaine de votre frère tout à l'extrémité ouest. On y va plus vite en canot, mais il faut décharger à La Chine. Prenez donc le chemin du roi.
Chapitre 39
Après avoir franchi cinq marches d'un perron de pierre, Angélique, Honorine près d'elle, hésitait à soulever le heurtoir de bronze qui, en retombant, allait rompre un silence de près de trente années.
Elle ne serait pas surprise de voir surgir toute cette famille qu'on lui avait si abondamment et si bien décrite qu'elle la connaissait comme de longue date.
Elle pouvait reconnaître aussi, du haut de ces quelques marches qui précédaient la grande porte de chêne à motifs en « pointe de diamant », le paysage du domaine, de grands pacages où paissaient des vaches en contrebas, la brillance d'un lac ou d'un bras de fleuve, la maison qu'on appelait la « châtellenie », une belle habitation qui évoquait plus les manoirs de l'ouest de la France, Poitou, Vendée, Bretagne, que la maison de type normand du côté de Québec.
Mais, jusqu'au dernier moment, elle doutait que, derrière cette porte, elle trouverait un homme dans la quarantaine qui avait été ce garçon à gros souliers, son frère, l'aîné, appelé Josselin de Sancé de Monteloup.
Le son du heurtoir résonna longuement. La porte s'ouvrit peu après. Elles virent briller une chevelure blonde ; un œil clair les examinait.
« Si c'est là cette nièce Marie-Ange, elle ne me ressemble pas tellement », pensa Angélique.
– Êtes-vous Marie-Ange du Loup ? interrogea-t-elle.
– Oui, je le suis.
L'adolescente éclata de rire.
– Et vous, vous êtes la fée Mélusine. Celle qui se transforme la nuit du samedi en biche ? La fée qui veille sur les récoltes, bâtit les châteaux et protège les enfants des maladies. Est-ce bien cela ?
Angélique approuva d'un signe de tête. Primesautière, Marie-Ange vint glisser son bras sous le sien.
– Notre père a dit que vous viendriez.
Elle les fit traverser un vestibule dont les murs étaient garnis de tableaux et de trophées d'orignaux ou de cerfs. Un large escalier de pierre montait jusqu'à un étage dont la galerie à balustres de fer forgé faisait le tour de l'habitation.
Angélique se sentit heureuse de penser que son frère, puisque maintenant l'évocation de Mélusine écartait les derniers doutes, avait recréé autour de lui une demeure de bon ton. Il devait être très riche.
Dans le salon où elles entrèrent, elle aperçut un homme qui lisait, assis dans un fauteuil de style ancien à haut dossier de bois.
Il se leva à leur vue. Il était grand, robuste, mais sans corpulence. Elle aurait pu le croiser dans la rue, ou sur le quai d'un port, sans être effleurée par l'idée qu'il était peut-être son frère. Ils se regardaient, hésitaient, prenaient ensemble le parti de s'embrasser et Josselin lui désignait un fauteuil, s'asseyait de nouveau, croisait de longues jambes, écartait son livre, comme à regret.
Il ne ressemblait pas à leur père. Beaucoup moins que Denis. Pourtant, cette lèvre qui avait de la difficulté à sourire, c'était celle des garçons de Sancé. Cantor, parfois, avait la même moue. Regard brun, cheveux bruns, mi-longs. Un air encombré de lui-même, maladroit tout en étant hardi puisqu'il était l'aîné. Elle le reconnaissait.
Avec des bonds de libellule, la jeune fille était sortie, sans doute pour aller prévenir les autres membres de la famille.
*****
– Dis-moi, Josselin...
Le tutoiement était venu spontanément. Et tout aussi naturel le sentiment d'exiger de cet étranger qu'il réponde à ses questions, comme autrefois.
– Dis-moi, Josselin, lequel de notre père ou de notre mère avait les yeux clairs ?
– Notre mère, répondit-il.
Il se leva, alla à un secrétaire et y prit deux plaquettes de bois qu'il vint mettre sous les yeux d'Angélique. C'était les portraits du baron et de la baronne de Sancé.
– Gontran les avait peints. Je les ai emportés avec moi.
Il les posa sur une table basse devant lui, appuyés à un vase de fleurs. Ces petites peintures étaient frappantes de ressemblance. Le baron Armand avec son grand feutre un peu cabossé, la baronne et sa capeline de paille. Angélique avoua qu'elle ne se remémorait pas le prénom de sa mère.
Josselin fronça les sourcils, hésitant.
– Adeline, annonça la petite voix d'Honorine, qui restait plantée au milieu du salon.
– Adeline ! C'est cela. Elle a raison, cette enfant.
– J'ai entendu M. Molines le dire lorsqu'il est venu nous voir à Québec.
Des pas et des exclamations s'entendaient dans le vestibule.
La femme de Josselin ressemblait à sa sœur, Mme de Verrières. Comme elle, une de ces belles, solides et spirituelles filles de Canada, de la deuxième génération, celle née dans le pays, accoutumée à partager avec l'homme les dangers et la réussite. C'était une maîtresse femme sous ses airs enjoués. Angélique comprit très vite, tandis que l'on visitait le domaine, qu'elle avait tout en mains. Et sans doute, n'avait pas d'autre choix à faire, car son époux semblait peu intéressé par les questions de gestion et de commerce. Brigitte-Luce posait sur lui un regard d'adoration et semblait le considérer comme un de ses enfants, qui, échelonnés de quatre à vingt ans, avaient l'air d'avoir hérité de son agréable et pétulant caractère plus que de celui de leur père.
*****
– Tu aurais pu tout de même nous écrire ! lui dit Angélique lorsqu'ils se retrouvèrent en tête-à-tête dans le grand salon.
La mère de famille s'était éloignée pour aller préparer une chambre et faire un tour aux cuisines, car elle avait insisté pour garder Angélique et Honorine au moins pour la soirée et la nuit.
– Écrire ? À qui ? fit Josselin. Je n'avais pas envie d'avouer mes échecs. Et j'avais oublié que je savais écrire, presque oublié que je savais parler. Pour tenir en Virginie ou au Maryland, il ne fallait pas être français et dans tous les États anglais en général, il fallait être vraiment protestant. Or, je n'étais rien. J'étais seulement avec les protestants, de leur côté, un garçon qui voulait voir du pays. Mais qui ne servait à rien. Je n'étais bon à rien. Mes études ? Devenir écrivain public ? Notaire ? Greffier ? Qui serait venu chez un notaire français ? J'étais étranger partout. Je me suis senti chez des étrangers et peu à peu chez des ennemis. J'ai appris l'anglais, mais je m'énervais parce que mon accent faisait sourire. Au sortir d'une taverne, un Français me dit : « Mais puisque tu n'es même pas huguenot, va vivre en Nouvelle-France, toi qui le peux ». Je décidai de remonter jusqu'à Albany-Orange, l'ancien fort hollandais. Je n'étais même pas un bon aventurier ni un bon coureur de bois. Les sauvages se moquaient de moi.
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