Daugherty devait être l'« engagé » des fermiers anglais qui avait été capturé, ainsi que son fils, en même temps qu'eux. Angélique fut un peu rassérénée de penser que la malheureuse avait quand même quelqu'un de son pays et de sa maison pour la soutenir dans son esclavage.
– Et le fils de Daugherty ?
– Quel âge avait-il lors de sa capture ? demanda le jésuite.
– Douze ou treize ans.
Alors, il y avait quelques chances qu'il eût été racheté et adopté par une famille pieuse de Ville-Marie, ou par un grand chef de l'intérieur qui en ferait un habile guerrier. Angélique laissa au père les adresses et noms des parents de Mrs William, au cas où celle-ci finirait par s'intéresser à leur proposition et que son maître sauvage y consentît.
Elle prit congé, serra la main inerte et maigre de la pauvre puritaine et repartit sans vouloir se retourner.
C'était un soulagement de se retrouver à bord du petit yacht, descendant, libre, le courant, sous la protection de la bannière indépendante, bleue à écu d'argent, de leur fief, de se sentir entourée d'amis sincères et dévoués, Barssempuy, M. Tissot, Yann Le Couennec, Kouassi-Bâ qui s'évertuaient à lui être agréable, à lui rendre moins pénibles ces premiers jours de séparation d'avec sa fille.
L'absence d'Honorine lui avait paru insupportable au début. Après avoir vu la pauvre Mrs William, elle jugea qu'elle n'avait pas à s'attendrir sur son propre sort. Au moins, elle savait en quelles mains se trouvait sa fille et elle retrouverait bientôt son époux.
La façon d'être du père jésuite, point méchante mais totalement insensible et incapable de comprendre ce qu'une femme, qui avait perdu son mari et à laquelle on avait arraché ses enfants, pouvait endurer, l'avait glacée.
*****
À Québec, qui lui rappelait sa dernière escale avec Honorine, la Polak la secoua.
– Que dirais-je, moi, dont le gamin court les pires dangers parmi ces sauvages qui à tous moments peuvent le scalper ou le mettre à la grillade ! Surtout qu'il est grassouillet. Et c'est mon « unique ».
Angélique aurait voulu lui expliquer ce lien qui s'était créé avec sa fille, venu du temps où les sbires du royaume lancés à sa poursuite se passaient le signalement : « Une femme aux yeux verts portant un bébé aux cheveux roux. »
– Ta-ta-ta, disait la Polak. On est toutes les mêmes ! Piégées, là aussi. Et c'est l'affaire de chacune de s'en dépêtrer. Mais laisse-moi te dire, pour des femmes comme nous, la vie n'accorde pas de temps aux jérémiades. Ça ne veut pas dire qu'on n'est pas là pour les défendre quand il le faut, nos enfants. Le cœur d'une chatte furieuse, voilà ce qu'est dans un tel moment le cœur d'une mère ! Souviens-toi quand nous sommes allées arracher ton Cantor aux Égyptiens. Cette course, mes amis, pieds nus dans la boue glacée sur le chemin de Charenton ! On volait presque, on avait des ailes...
Dans son souvenir, au cours des années, c'était elle qui avait tout fait, qui avait repris de force Cantor aux Égyptiens.
– Ne rêve pas ! dit la Polak péremptoire. C'est loin ! Ils sont grands, ils sont vivants. Que veux-tu demander de plus ? Il faut regarder devant nous, surtout maintenant où les bords des chapeaux se rétrécissent et que la ruine menace. Les enfants, ce n'est qu'un toron de plus à la tresse de notre vie. Un toron d'amour soit, mais rien d'autre qu'un toron de plus. Et la tresse est compliquée, n'oublie pas ! Plus que les ceintures fléchées des Indiens...
*****
Le lyrisme de la Polak, solidement soutenu par les « bonnes boissons » que renfermait sa cave, avait des vertus thérapeutiques sans égales et Angélique commença à faire le projet d'aller chercher les jumeaux et de revenir passer l'hiver à Québec.
Urville et Barssempuy demandèrent quelques jours pour faire l'inspection des navires, rassembler les équipages et procéder au chargement des marchandises.
On avait acheté à l'intendant Carlon une grande partie de son blé excédentaire et des réserves d'anguilles fumées du Saint-Laurent qui étaient si abondantes que même à la fin de l'hiver, on préférait sucer du cuir que d'en manger. À son passage, Angélique avait arrêté les conditions de livraison, mais, avec la débandade de l'été, ni sacs ni tonneaux n'avaient encore été portés au port.
Ce contretemps ne lui parut pas de bon augure. Non pas à cause de l'incurie des services portuaires qui n'avait rien que de banal, l'éloignement des personnes responsables et l'habitude, assez coutumière au caractère français, de ne faire les choses qu'au dernier moment, le temps de laisser au contrordre celui d'arriver, étant seuls en cause.
Ce n'était pas d'être obligée de piétiner au port qui lui donnait la sensation que les heures se traînaient et accroissaient son impatience de quitter Québec. Était-ce une sensation de danger ? Non, même pas. Plutôt d'inconfort, accentué par la forte chaleur, l'orage s'accumulant, grondant sourdement, éclatant souvent en pluies presque tropicales et qui plongeait la ville dans un touffeur de serre avec des nuages de vapeur s'élevant des ruelles, flottant sur le fleuve.
Angélique savait qu'elle n'avait aucune raison de s'énerver. Ils n'étaient pas en retard. Ils étaient arrivés en avance sur les dates de retour envisagées comme ultimes pour repartir vers le Maine. Pour un peu, Joffrey aurait pu encore la rejoindre ici et voir Carlon.
Mais aucune nouvelle dans ce sens n'arrivait de l'aval du fleuve. Tout ce qu'on savait, c'était que les navires de M. de Peyrac montaient toujours la garde a l'entrée du Saguenay, que celui-ci avec Nicolas Perrot, s'était enfoncé à l'intérieur des terres et que, jusqu'à nouvel ordre, aucun Iroquois n avait surgi à l'horizon. Il y avait donc peu de chances pour que, revenu à Tadoussac, il envisageât de remonter le fleuve. Comme convenu, il l'attendrait là-bas.
Et pour l'instant, elle n'avait rien de mieux à faire que de laisser les officiers et les maîtres terminer ce dont ils étaient chargés à Québec afin que le voyage de retour pût se poursuivre avec la satisfaction d'avoir mené à bien les affaires d'importance prévues.
Pourtant, si elle n'avait eu l'arrière-salle de l'auberge du Navire de France pour y prendre patience Angélique n'aurait pas hésité, afin de quitter plus rapidement la ville, à louer son passage sur une grosse barque fluviale que pilotait M. Topin et qui descendait journellement le Saint-Laurent, déposant ses passagers au gré des censives ou des villages échelonnés le long des rives.
Que ne le fit-elle ?
Elle se serait épargné une bien désagréable entrevue d'où allait surgir la menace d'un doute effrayant.
Chapitre 42
Angélique, assez joliment parée d'une robe blanche légère et d'un manteau de soie au col en éventail, à la dernière mode, sortait de chez Mme de Campvert qui l'avait conviée à une partie de cartes autour d'un buffet de viandes froides et de salades, lorsqu'elle se vit entourée de quatre archers de la prévôté, ce qui la ramena tout de suite dans un Québec plus familier. Surtout quand un sergent à hoqueton la pria, en lui remettant une missive de la part de M. le lieutenant de la police Garreau d'Entremont, de bien vouloir le suivre jusqu'à la sénéchaussée où celui-ci désirait l'entretenir d'urgence.
Angélique acquiesça à la requête que le billet confirmait en termes courtois, mais qui ne souffrait pas d'atermoiements.
Dans la Haute-Ville, l'envahissement de la verdure exubérante donnait un air de mystère aux habitations et aux murs de pierre grise des couvents.
Le bâtiment de la prévôté, encadré et comme gardé par de grands arbres – ormes, érables et chênes – dont le faîte dépassait son toit pentu et ses tourelles, avait un aspect plus sinistre encore. À l'intérieur, on n'y voyait rien. Mais comme on était en été et au milieu du jour, personne n'envisageait d'allumer des chandelles.
Garreau d'Entremont, au fond de son cabinet de travail tendu de cuir sombre, ressemblait plus que jamais à un sanglier tapi au plus noir du sous-bois.
Elle se fit l'impression, en pénétrant, vêtue de blanc et parée de bijoux, dans toute cette ombre, d'y apporter de la lumière, et il dut le ressentir aussi car sa voix bourrue marqua une joie sincère en la saluant.
– Je suis parfaitement heureux de vous revoir, madame.
Autant qu'elle pouvait en juger, il n'avait guère changé. Toujours aussi carré, râblé, le même œil rond, atone et parfois vif, et beaucoup de documents éparpillés devant lui. Elle n'éprouvait pas le besoin de s'asseoir, et, comme préoccupé sans doute de ce qu'il avait à lui dire, il ne l'en priait pas, elle resta debout devant lui.
– Je savais que votre séjour parmi nous serait bref, aussi n'ai-je pas hésité...
– Vous avez bien fait.
Et sans doute assez embarrassé de la démarche qu'il lui imposait, il lui dit tout à trac qu'il devait en finir avec l'enquête sur La licorne, ce bâtiment qui s'était perdu corps et biens au large de Gouldsboro. Il avait été frété en grande partie aux frais de la couronne de France et soutenu, pour les dépenses d'établissement, par une société bienfaitrice intitulée la Compagnie de Notre-Dame-du-Saint-Laurent. Sans nouvelles, sans informations valables, sans, bien entendu, aucun bilan permettant d'estimer les pertes encourues, les commanditaires s'impatientaient, voulant rentrer dans leurs débours.
Garreau fonçait. On sentait qu'il était décidé à en finir.
Le rapport, dit-il, qu'on lui avait envoyé et qu'il avait devant lui, faisait mention de vingt-sept filles du roy, ayant embarqué, voici bientôt trois années, sur La licorne. Il croyait se souvenir qu'on avait répété à l'envi quelles avaient toutes été sauvées, par miracle, mais le nombre de celles qui étaient parvenues à Québec n'était que de quinze ou seize.
– Où sont les autres ?
– Certaines sont demeurées dans nos établissements sur la baie Française.
Garreau marqua sa satisfaction d'un hochement de tête répété. Il avait été bien inspiré, déclara-t-il, de penser que, par elle, on parviendrait à débrouiller cet imbroglio.
Le réquisitoire était pressant, répéta-t-il, appuyé en haut lieu, et il avait compris qu'il devait maintenant envoyer en France des renseignements précis au lieu de « noyer le poisson », comme il avait été obligé de le faire pendant des années, faute de pouvoir obtenir lesdits renseignements de la part de ceux ou celles qui avaient été mêlés à l'affaire du naufrage de La licorne, et dont la dispersion sur un territoire au moins grand comme l'Europe et de plusieurs milliers de milles de côtes ne rendait pas, pour lui, la tâche facile.
Le hasard du passage des navires de M. et Mme de Peyrac à Québec allait lui faire gagner plusieurs mois, sinon un an.
Il lui tendit brusquement une liasse de papiers.
– Voici, envoyée de Paris, la liste complète de ces vingt-sept jeunes femmes, avec nom prénoms, âge, lieu d'origine, etc. Veuillez m'écrire pour chacune d'elles, en regard de chaque nom, ce qu'il en est advenu.
Angélique s'insurgea.
– Je ne suis pas greffier du tribunal, et n'ai aucune envie de me livrer à ce travail de clerc. N'est-ce pas assez de les avoir sauvées, soignées, escortées jusqu'ici, pour la plupart ?
– Précisément. Il y a aussi à Québec des filles que vous avez dotées pour leur permettre de se marier. Vous devez demander de rentrer dans vos fonds.
– C'est sans importance. Le comte de Peyrac et moi-même nous préférons cent fois assumer la dépense et qu'on ne nous mêle plus à cette histoire.
– Impossible !
– Comment cela, impossible ?
– Il n'est personne qui admettra que vous ne cherchiez pas à recouvrer vos créances alors que l'administration française vous le propose ou s'y apprête. Cela paraîtra suspect.
– En quel sens ?
– On s'interrogera sur les raisons qui vous poussent a ne pas vouloir donner de comptes et d'explications plus détaillées.
Il lui rappela que le manque d'informations sur des événements qui s'étaient déroulés sur les côtes de la province dAcadie considérée comme partie intégrante de la Nouvelle-France, les difficultés que on éprouvait à obtenir un récit cohérent des témoins avaient plusieurs fois amené les uns ou les autres de l'administration coloniale ou métropolitaine a se demander si l'on ne cherchait pas à leur dissimuler on ne sait quelles exactions, manigances ou fraudes qui se seraient perpétrées en ces lointaines contrées.
Les habitants de la province d'Acadie étaient réputés pour être peu francs du collier, payant mal la dîme trafiquant avec l'Anglais, jaloux de leur indépendance, et l'on prononçait parfois, en secret a leur propos, le mot de : naufrageurs.
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