– Or, poursuivit-il, la Compagnie Notre-Dame-du-Saint-Laurent prétend également qu'il n'y a pas eu seulement un navire perdu dans cette expédition ce qui déjà grevait sévèrement leur budget mais trois navires.
– Trois ? Voilà du nouveau. Je peux vous affirmer pour ma part, que seule La licorne est venue se fracasser sur nos côtes, et vous m'avouerez que s égarer à ce point et venir naufrager dans la baie Française lorsqu'on veut gagner Québec, cela aussi pourrait paraître suspect.
– Personne ne le nie.
Il consulta ses notes.
– Cependant, la compagnie est formelle. Elle affirme avoir frété au départ deux autres navires. Et que ceux-ci auraient été confisqués par vous, gens de Gouldsboro, acte jugé comme de piraterie... Ne s'agirait-il pas de ces deux bâtiments dont M. de Ville-d'Avray s'était adjugé l'un comme « prise de guerre » ? J'ai les minutes du conseil où leur sort a été statué.
Angélique en eut chaud aux oreilles. Voilà que les bateaux pirates, complices d'Ambroisine, et que menait Zalil, ce démon blanc, l'homme au gourdin de plomb, s'avouaient au grand jour comme ayant fait partie de l'expédition organisée par la duchesse de Maudribourg avec l'appui de Colbert et d'autres honnêtes personnes désireuses de gagner leur ciel.
– Les prétentions de cette pieuse société me paraissent bien étranges. M'est avis que vous avez affaire à des filous aux dents longues, plus pilleurs d'épaves en intention, que ceux que vous accusez. Les deux navires ? Vous savez fort bien qu'il s'agissait de hors-la-loi, de vrais naufrageurs ceux-là, qui infestaient la baie Française. M. l'intendant Carlon a été témoin des combats que nous avons dû leur livrer pour les mettre hors d'état de nuire.
– Je sais ! Je sais ! Malheureusement, M. Carlon est actuellement dans une position délicate qui ne lui permet pas trop de s'avancer, s'il souhaite de ne pas tomber en disgrâce.
– Cela ne jette pas le discrédit et la suspicion sur tous les propos qu'il a tenus au cours des précédentes années où il fut considéré comme un des plus brillants intendants de la Nouvelle-France. Écoutez mon avis et interrogez-le. Il est plus habilité que moi pour vous répondre.
– J'en doute.
Elle secoua la tête, feignant le découragement.
– Je ne comprends pas. Monsieur le lieutenant de police, que voulez-vous de moi ?
– Éclaircir maints et maints points qui demeurent obscurs. De quelque côté que me viennent les appels et les réclamations, votre nom est prononcé, madame. Ainsi, dans ce courrier, on me laisse entendre que la duchesse de Maudribourg n'a pas été noyée dans le naufrage... et que, rescapée, ce n'est que plus tard qu'elle aurait été... assassinée alors qu'elle se trouvait encore à Gouldsboro... ce qui vous rendrait responsable de sa mort !
– Je rirais, si le sujet n'était pas si lugubre, fit Angélique après avoir marqué un temps d'arrêt. Me diriez-vous qui a pu colporter cette infamie ?
– Ce sont des bruits qui courent...
– Oh vous ! Cher monsieur Garreau, avec vos bruits qui courent... J'en connais la mesure. J'avoue que je ne comprends pas que vous, si galant, vous ne cessiez de vouloir me charger de tous les péchés d'Israël... De quel signe êtes-vous ? Signe astrologique ? précisa-t-elle, le voyant lever les sourcils.
– Le Centaure, le Sagittaire, bougonna-t-il, de mauvaise grâce.
– Alors, je comprends mieux pourquoi je vous aime toujours malgré votre conduite, car c'est aussi mon signe.
Il parut faire trêve et grimaça un sourire.
– Le Sagittaire a de la ténacité. Nous nous cramponnons des quatre sabots au sol.
– Et levons les yeux vers le ciel quand le poids de la lourdeur humaine nous afflige.
M. Garreau d'Entremont, lui, baissait les siens sur la lettre qu'il tenait en main et demeurait pensif.
– C'est le R.P. d'Orgeval, fit-il brusquement, ce grand jésuite, mort depuis, martyr aux Iroquois, qui, dès lors, avait porté cette accusation contre vous. Contre vous surtout, précisa-t-il en la désignant de son gros doigt rond. Il a toujours semblé attacher moins d'importance aux annexions territoriales de M. de Peyrac qui lui disputait son domaine missionnaire d'Acadie, qu'à votre influence et votre présence à ses côtés.
Indignée, elle protesta.
– Mais c'est fou ! Comment pouvait-il seulement être au courant du naufrage de La licorne ? Nous apportions la nouvelle, venant de la baie Française et de la côte Est, et lorsque nous sommes parvenus à Québec, il était déjà parti pour l'Iroquoisie.
– Il a envoyé de là-bas ces renseignements, qui, acheminés par les soins de « donnés » ou de missionnaires dévoués à sa personne, ont dû parvenir au R.P. Duval à Paris, qui est coadjuteur du général des jésuites, le R.P. Marquez, et supérieur des jésuites de France, à charge pour ceux-ci, recommandait-il, d'en faire état suivant les directives ultérieures qu'il leur communiquerait.
– De quoi se mêlait-il encore ?
– J'ai cru comprendre que la duchesse de Maudribourg lui était plus ou moins parente.
« Je sais », fut sur le point de répondre Angélique. Sa sœur de lait ! « Nous étions trois enfants maudits, racontait Ambroisine, lui, Zalil et moi, dans les montagnes du Dauphiné. »
Angélique craignait que ses sentiments se voient sur son visage. Elle se détourna à demi, regardant vers la fenêtre où chatoyait la lumière glauque à travers les arbres touffus de l'été.
– Je vous réitère ma question, monsieur d'Entremont. Comment pouvait-il savoir cela, si vite, si loin ? Au delà des Grands Lacs ! C'est impossible ! Aurait-il le don de double vue ?
Le chef de la police hésita.
– Encore que ce ne soit point d'une si grande impossibilité d'être au courant de tout même au-delà des Grands Lacs, dans ces contrées, j'ajouterai pourtant ceci : Sébastien d'Orgeval, que j'ai bien connu, était une nature d'élite et sa grande vertu semblait lui avoir mérité des dons généralement peu accessibles à la nature humaine : lévitation, don de voyance, et peut-être don d'ubiquité. Un fait est certain. Il savait toujours tout, et je n'ai jamais pu infirmer, comme inexact par la suite, un fait dont il m'avait averti à l'avance.
La voix d'Angélique marqua une intonation moqueuse.
– Ne me dites pas que, vous, que je croyais acquis à la philosophie de Descartes qui prône la raison, et que vous taxiez de n'apporter foi qu'à des preuves matérielles évidentes, selon les recommandations impératives faites à la nouvelle police, vous pratiquiez les méthodes de nos pères, dénoncées aujourd'hui comme caduques et dangereusement sujettes à l'erreur ! C'est vrai, il me souvient que vous aviez lancé contre moi l'accusation que j'avais tué le comte de Varange, un suppôt de Satan, information que tenait du sorcier de la Basse-Ville, le bougre rouge, cet autre suppôt de Satan, ami de Varange, le comte de Saint-Edme.
– Qui lui aussi a disparu sans laisser de trace, glissa Garreau d'Entremont. Encore un dossier qui reste ouvert et pour lequel on me harcèle jusqu'à ce que je puisse fournir les preuves et les circonstances de sa mort.
– Disparition et mort dont je suis peut-être aussi responsable ? s'enquit-elle non sans sarcasme.
– En effet. Le père d'Orgeval vous en tenait responsable dans un dernier courrier qu'il a confié au père de Marville, quelques heures avant son supplice.
– Lui ! Encore lui !
Il devina son émotion et sa colère. Mais elle demeurait détournée. Il ne voyait d'elle que son profil que la clarté venue de la fenêtre ourlait d'un trait un peu flou, évanescent, de lumière argentée, et d'où se détachait la pointe noire des cils qui, par instants, palpitait.
Le reste, joue, tempe, chevelure, était dans l'ombre, mais là où se croisaient la ligne du cou et l'angle du visage, à la pointe de l'oreille, la longue boucle d'oreille de diamant posait comme une étoile scintillante dont l'éclat pur fascinait.
Elle pensait à ce père de Marville qu'ils avaient vu à Salem, l'œil brûlant et vindicatif, et qui avait dit :
« J'emporte ses dernières volontés, ses dernières revendications, ses dernières adjurations. J'emporte son message et vous y êtes condamnée, madame. »
– Jusqu'à la mort, murmura-t-elle, jusqu'au bord du supplice, il m'a accusée. Ne trouvez-vous pas qu'il y a, dans un tel acharnement à poursuivre et à calomnier une personne qu'il n'avait jamais vue, quelque chose qui ne s'explique pas ?
– Ou qui s'explique trop bien ! Au cas où le R.P. d'Orgeval aurait su, de source sûre, tout de vos actes et aurait estimé de son devoir de me les dévoiler et d'en demander justice.
– Ce sont les visions dues à son don de voyance que vous baptisez sources sûres, monsieur le lieutenant de police ? ironisa-t-elle.
– Certes non !
Il prit une cassette sur la table et, après l'avoir présentée de loin à Angélique qui dédaigna d'y porter attention, l'enferma dans un petit secrétaire dont il tourna et retira la clé.
– Ces lettres, dont les copies m'ont été communiquées par le R.P. Duval, ce n'est pas d'elles que je ferais état devant un tribunal séculier, moins encore sur elles que je baserais les pièces d'accusation d'un dossier, c'est évident.
– Mais c'est sur elles que vous fondez vos convictions ?
– Oui.
Elle continua de regarder par la fenêtre.
Au fond, elle ne lui en voulait pas. Il constatait qu'elle mentait. Et que pouvait-elle faire d'autre que de lui mentir ? Il savait qu'elle mentait. Pouvait-elle le blâmer d'être un excellent policier ?
Une fois de plus, elle se trouvait en porte à faux, mise en accusation par des êtres dont, dans le fond, elle était proche. Car ils n'étaient pas ennemis. Le mal ne venait ni des uns ni des autres. Ils se ressemblaient, ils avaient le même désir de justice, de voir triompher le bien, le message de paix de Dieu, au moins celui du Christ, et pourtant, en face d'eux, elle, Angélique, représentait on ne sait quel danger. Elle leur apparaissait comme la coupable et en fait, pour Garreau, elle l'était si l'on posait comme postulat qu'une personne qu'il convoquait devant lui pour savoir la vérité et qui lui mentait était coupable.
– Quel dommage ! murmura-t-elle.
– Que voulez-vous dire ?
– Je me réjouissais de revoir mes quelques amis de Québec. Je savais que la brièveté de notre voyage et les activités de la saison ne nous permettraient que de rapides retrouvailles, mais il ne me serait pas venu à l'idée que vous ne vous préoccuperiez de me voir que pour me mettre encore en accusation. Vous ne pouvez pas ne pas être au courant de l'aide que mon mari est en train de donner à M. de Frontenac sur le Saguenay. J'ai dû me séparer de lui, continuer seule mon voyage pour aller confier l'éducation de notre fille à Mlle Bourgeoys. Je suis seule, attristée, inquiète et voilà l'appui et l'amitié que je trouve près de vous ?
Elle s'aperçut qu'il serrait les poings et paraissait trembler d'une rage impuissante.
– Lors de mon premier passage vers Montréal, je me suis informée de vous, monsieur Garreau, et l'on m'a dit que vous étiez aux champs.
– Mais... j'étais aux champs ! s'écria-t-il d'un ton presque désespéré. Dans ma seigneurie. Il a fallu que mon greffier vienne me relancer jusque-là avec un courrier si pressant et si menaçant que venait d'apporter un navire de France, que je suis revenu aussitôt dans la crainte de vous manquer.
– Qui peut vous presser ainsi pour une affaire de si peu d'importance ? D'où émanent ce courrier, ces menaces ?
Il eut un geste d'exaspération qui dispersa les papiers, rouleaux et dossiers qui encombraient sa table.
– Des services de M. Colbert comme toujours, mais cela recouvre tant et tant de ramifications, d'intrigues et de trafics d'influences qu'on ne peut plus jamais savoir quelle est la véritable instance qui se trouve derrière les ordres dont ils vous bombardent...
– Une chose est certaine, monsieur d'Entremont. Le roi nous garde son amitié. Nous en avons maintes preuves. Si M. Colbert se trouve lui-même derrière ces demandes outrancières et ridicules, il a agi sans en discuter avec Sa Majesté, et je doute fort que ce ministre, qui est pondéré et ne se mêle guère de superfluités de ce genre, soit au courant.
– Je ne sais qui « ils » ont dans leurs manches.
– Ce ne serait pas raisonnable de penser que les seules déclarations du père de Marville, qui ne nous aime pas et cherchera peut-être à monter les esprits dévots contre nous, suffiraient. Les jésuites sont des gens sérieux. Je doute qu'ils fassent désormais pression contre nous auprès de Sa Majesté.
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