– Finalement, elles sont restées à Port-Royal et sont actuellement aux mines de Beaubassin, renseigna Angélique. Germaine Maillotin, Louise Perrier, Antoinette Trouchu. Je peux vous donner les noms de leurs époux. Par contre, nous en avons trois autres à Gouldsboro, mais d'où sortent-elles, celles-là ?

– Nous y venons.

Delphine se leva pour aller allumer une chandelle. Elle avait les tempes moites. L'effort de mémoire, ajouté au désagrément d'évoquer ces jours pénibles, les mettaient en nage.

– L'une d'entre nous est morte pendant ce voyage vers Boston et je vois son nom ici : Aline Charmette. Des fièvres ou du mal de mer, je ne sais plus. Ou bien c'était à la Hève où le commandant Phips nous avait débarquées. Non, c'était sur le navire. Je me souviens maintenant. Cet affreux Anglais a fait jeter son corps à la mer.

– Sept.

– M. de Peyrac nous ayant secourues à la Hève, nous a ensuite conduites jusqu'à Tidmagouche. Je ne parlerai pas de Marie-la-douce qui a été tuée là-bas, puisque nous l'avons comptée. Mais il y a eu, avant notre départ pour le Saint-Laurent, cette décision que vous avez prise pour trois de nos compagnes, de les autoriser de revenir à Gouldsboro.

– J'avoue que je ne me souviens pas, reconnut Angélique.

Ce temps de Tidmagouche, après les drames qui venaient de s'y dérouler, lui laissait une impression confuse. En se recueillant, elle commença à se rappeler qu'on avait en effet discuté de ce projet.

– Elles regrettaient tellement de n'avoir pu se cacher, elles aussi, chez Mme de la Roche-Posay, insista Delphine, M. de Peyrac leur a donné l'autorisation de retourner là-bas avec Le sans-peur sous la protection de M. et Mme Malaprade qui avaient amené Honorine. Il leur a confié une lettre pour M. Paturel à leur sujet. Je sais qu'il lui mandait de s'occuper de leurs mariages et de leur bailler effets et dot, car elles étaient dépourvues de tout. Nous avions perdu nos cassettes du roi dans le naufrage de La licorne. Nous étions sans dot.

Elle soupira.

– Combien j'ai regretté Gouldsboro... C'est un lieu qui était un peu effrayant au début avec ces hérétiques et ces pirates, mais vite, on se laissait séduire par la chaleur du cœur qui régnait. M. le gouverneur Paturel est si bon. Il a été un père pour nous.

– Oui, oui ! dit Angélique qui se souvint que Delphine, à ce que prétendait Henriette, avait éprouvé pour Colin Paturel un tendre sentiment.

Elle ne voulait pas la laisser s'exalter.

– En voici donc trois autres que nous savons mariées. Celle-ci, Marie-Paule Navarin, n'est-ce pas, est restée sur la côte est, un Acadien, un des fils de Marcelline-la-Belle ayant demandé sa main ?

On commençait d'y voir clair et le chef de la police pourrait se montrer satisfait

– Avez-vous compté Pétronille Damourt, votre duègne, dans ce nombre de vingt-sept que vous m'avez donné au début ? demanda Angélique.

– Non. Je parlais seulement de notre groupe de jeunes filles et femmes envoyées par M. Colbert pour les célibataires de Canada.

– Alors, il me semble que, même si nous inscrivions parmi elles Julienne, qui voyagea de son côté, cela ne fait que dix pour les onze, mortes ou vivantes, qui n'ont pas été recensées à Québec. Il en manque une.

– Oui ! Il manque Henriette Maillotin, émit Delphine d'une voix blanche.

– Mais ne m'avez-vous pas dit qu'elle était retournée en France avec Mme de Baumont ?

– Je vous ai parlé d'Henriette Goubay, que vous connaissez, et non d'Henriette Maillotin, la sœur de Germaine... Et celle-ci... je ne sais pas ce qu'elle est devenue.

Chapitre 43

Il y avait donc deux Henriette.

Angélique le vérifia d'un coup d'œil et comprit pourquoi elle avait pu à la fois rassurer et induire en erreur la petite Germaine de Port-Royal.

– Mais alors, qu'est devenue l'autre Henriette, la sœur de Germaine Maillotin ?

Delphine lui jeta un regard où, l'espace d'un éclair, brilla l'expression de panique qui avait été la sienne si longtemps.

– Je vous l'ai dit, je l'ignore. Tout ce que je sais, c'est qu'elle était encore avec nous à Tidmagouche. Je peux d'autant mieux m'en souvenir que nous nous sommes querellées au moment de ces affreux événements. Elle était attaché à Mme de Maudribourg et ne pouvait supporter qu'on la condamne, ni admettre que notre bienfaitrice avait elle-même avoué ses crimes en se jetant sur le corps de son frère Zalil. Elle disait que la duchesse était victime d'un complot, qu'on l'avait rendue folle par malveillance. Elle-même était comme folle et j'ai dû l'entraîner de force pour la mettre à l'abri dans le fort au moment où les Indiens sont arrivés. Mais n'étions-nous pas tous à demi fous à ce moment-là ?

– En ensuite ?

– Je me suis aperçue qu'elle n'était pas avec notre groupe pour Québec alors que nous étions déjà en mer et voguions à travers le golfe Saint-Laurent.

– Pourquoi ne m'en avez-vous point parlé alors ?

Delphine passa la main sur son front.

– Je ne sais plus. Nous étions tellement ébranlées... J'ai dû penser qu'elle était repartie elle aussi avec les Malaprade pour Gouldsboro... Et ensuite, ma foi, l'occasion ne s'est plus présentée. À Québec, on nous a recensées comme étant seize filles du roy et déjà ce nombre leur semblait lourd. Pour ma part, je m'efforçais le plus possible d'oublier toutes ces horreurs.

Elle contempla rêveusement les pages couvertes d'écriture serrée, au jargon administratif.

– Comme c'est étrange ! murmura-t-elle, et comme j'ai peur soudain.

Puis, sur un ton désespéré :

– Êtes-vous certaine qu'Henriette Maillotin ne pourrait être parmi les mariées de Port-Royal ?

– Sa sœur, alors, ne se serait pas informée d'elle.

– C'est juste. Et n'aurait-elle pas épousé un Acadien de la côte est ?

– Nous l'aurions su par Marcelline ou Marie-Paule Navarin. Les Blancs de la côte est et de la baie Française comme l'Acadie sont peu nombreux et fort dispersés, mais à cause de cela, chacun sait tout de son voisin, même éloigné.

Elles se turent de nouveau et Angélique, penchée sur la liste qu'elles venaient d'établir, s'évertuait à remettre devant chaque nom un visage, retrouvait sans peine le souvenir d'un gentil couple, d'une petite famille désormais acadienne, bien connue dans la baie Française. Ce n'était pas de ce côté-là qu'il fallait chercher.

– Dans quelles circonstances avez-vous l'impression de l'avoir vue pour la dernière fois ?

– Comment me souvenir après tant d'années ? soupira Delphine. Ce dont je suis certaine, c'est qu'elle se trouvait avec nous dans le fort où M. Nicolas Parys nous avait priées de nous réfugier quand les Indiens sont arrivés pour scalper tout le monde. Ils sont sortis de la forêt ! Elle se débattait et voulait courir au secours de Mme de Maudribourg. On l'a traînée de force à l'abri. Elle hurlait et j'ai dû la gifler pour arrêter cette hystérie. Alors, elle s'est effondrée et je me souviens que M. Parys s'est intéressé à elle, à son état, et lui a fait apporter un cordial... Au-dehors, on entendait des cris affreux. Les Indiens scalpaient tous ceux qui ne s'étaient pas mis à couvert. Nous tremblions toutes et croyions, une fois de plus, notre dernière heure arrivée... Cependant, je peux affirmer que je n'ai pas quitté, alors, le chevet d'Henriette dont l'état m'inquiétait, et peux donc témoigner qu'elle était avec nous lorsque, le danger passé, on nous a prévenus que nous pouvions sortir et nous risquer hors de l'enceinte. Ces heures-là sont restées gravées dans ma mémoire.9

Durant le massacre, elle, Angélique, se tenait avec Yolande et Marcelline-la-Belle, devant la porte de la maison où reposait la démone blessée et Piksarett, des scalps dégoulinant de sang à sa ceinture, s'était arrêté devant elle, superbe d'ironie protectrice.

« Je sais qui est derrière cette porte, mais je te laisse sa vie car c'est ton droit d'en décider ! » avait-il déclaré.

Et, avant de s'éloigner et de poursuivre sa macabre moisson, il lui avait jeté :

« Elle était ton ennemie ! Sa chevelure t'appartient. »

Dans la nuit la duchesse réussissait à s'enfuir, mais, blessée, elle n'avait pu aller loin et, le lendemain, on avait retrouvé son corps à demi dévoré par les bêtes sauvages.

Cependant, sur la plage, les départs s'étaient organisés que, toutes deux, elles venaient d'évoquer.

Dans ce brouhaha, aurait-on oublié la jeune Henriette Maillotin ?

– Aurait-elle été enlevée par les Indiens ? émit Delphine.

– Non ! On l'aurait su. Les Indiens malécites et mic-macs sont convertis, baptisés par les missionnaires depuis des décennies, et fort amis des Français. Une idée me vient. Vous m'avez signalé que le vieux Nicolas Parys paraissait s'intéresser à elle. Il se peut qu'il l'ait encouragée à l'accompagner en Europe.

– Pouah !

– Cela lui ressemblerait assez.

– Mais guère à Henriette. À moins qu'elle n'ait été anéantie, droguée, saoulée.

– Pourtant, cela expliquerait l'enquête présente. Une de vos compagnes ayant accédé à une situation élevée, grâce à l'appui du vieux Parys, voudrait redonner de l'importance à une expédition à laquelle elle a participé...

Delphine secouait la tête.

– Je vois mal Henriette ayant de telles initiatives, à moins qu'elle ait beaucoup changé. Elle n'était pas très intelligente, quoique douée de charme et d'à-propos. Plutôt passive, influençable, voluptueuse, une pâte molle entre les mains de Mme de Maudribourg.

– Et pourquoi ne se serait-elle pas laissé influencer par le vieux Parys ? Dans un certain sens, je préférerais cette explication et la savoir vivante, plutôt que d'affronter ce mystère qui pèse sur sa disparition et qui cacherait...

– Le pire, murmura Delphine avec un frisson.

Angélique l'observa et regretta de lui trouver les joues creusées, le regard vide. Elle devina à quoi elle pensait.

– Ne laissez pas votre imagination battre la campagne. Pour l'instant nous allons inscrire cette seconde Henriette sur le rôle, comme résidant à Gouldsboro. À mon retour, j'interrogerai M. Paturel. Il se peut qu'il ait à me donner des renseignements que nous n'avons pas songé à lui demander lorsque nous sommes revenues après avoir passé un hiver à Québec, c'est-à-dire après une absence de près d'un an. Qui sait, elle a peut-être épousé un pirate du Sans-peur et vogue dans les mers chaudes des Caraïbes.

Delphine ébaucha un pâle sourire.

– Dieu vous entende.

– Ne vous tourmentez plus. D'ici peu, nous allons être rassurées.

– J'en suis certaine, madame, répondit la jeune femme d'une voix qui n'était rien moins que convaincue.

Mais comme Angélique s'en allait avec ses papiers, d'un bond, Delphine le rattrapa.

– Oh, madame ! Il faut que je vous dise toute la vérité... Je ne crois pas devoir vous celer un détail, encore qu'il ne se rapporte à aucun fait précis, ni même réel. Il s'agit plutôt d'un rêve, d'un cauchemar que je fais souvent, qui revient sans cesse. Hantée par la fin tragique de la duchesse, je la vois qui court à travers les arbres de la forêt, j'aperçois entre les troncs et les branches le miroitement de ses atours, le bleu de son manteau de robe, le jaune de son corsage, le rouge de sa jupe, vous vous souvenez, elle affectionnait parfois de se vêtir de façon éclatante, et dans sa fuite hagarde, elle ressemble à un oiseau brillant des îles qui se heurte aux barreaux d'une cage. Je sais que la mort est sur ses talons et je me retiens de l'appeler. À la fin, je n'y puis tenir et je pousse un cri. Alors, elle tourne vers moi son visage et je m'aperçois... que ce n'est pas elle... C'est une autre ! Je ne peux discerner qui est cette femme qui fuit à travers les bois, mais je sais de source sûre et sans rémission, que ce n'est pas elle, que c'en est une autre ! Une autre ! Entendez-vous ! qui a revêtu les vêtements de Mme de Maudribourg... Et qui va mourir... à sa place !

Elle se laissa retomber sur un siège, épuisée.

– Ce n'est qu'un rêve, oui, je sais, un mauvais rêve, et pourtant, madame, ne me prenez pas pour une folle, mais, chaque fois que l'oubli miséricordieux s'installait en moi, que je goûtais les douceurs d'une vie paisible aux côtés d'un être aimé, parmi des amis de qualité, chaque fois qu'une sorte de timide bonheur commençait à fleurir en moi, ce cauchemar me revenait, et je me réveillais tremblante, moins bouleversée par les réminiscences du passé que par une certitude terrifiante : une autre a pris sa place, une autre est morte à sa place ! En vain, mon époux me pressait-il de questions, m'encourageant à m'expliquer sur la nature de ce rêve dont la constance prouvait assez qu'il avait en moi des racines tenaces qu'il fallait arracher. Mais je ne pouvais rien dire et je sanglotais sur son épaule. Plusieurs jours ensuite je restais en proie à une anxiété profonde. J'étais prise de l'envie maladive de joindre mes anciennes compagnes, de les interroger, de confronter nos souvenirs. Je me l'interdisais sachant de plus qu'aucune d'elles, même Henriette Goubay qui est assez bonne fille, n'avait le goût de parler du passé. Je sais maintenant ce que je craignais de découvrir en les interrogeant. Ce que, par la fin et par la force, nous allons bien être obligées d'établir aujourd'hui. C'est que l'une d'elles a disparu, qu'il est impossible à quiconque de dire ce qu'elle est devenue, que mon rêve seul nous fait signe et nous avertit de la vérité.