– C'est trop peu d'un rêve, s'opposa Angélique avec force.

Elle était revenue s'asseoir sur un petit sofa et avait obligé Delphine à reprendre sa place auprès d'elle. Aussi bien, une pluie mince et cinglante au-dehors fouettait les carreaux. La pénombre ne contribuait guère à donner à leurs échanges un tour moins oppressant.

Angélique s'efforça de parler avec calme.

– Rien d'étonnant, après les épreuves que vous avez traversées auprès de cette femme, que ces cauchemars vous hantent où elle vous apparaît. Mais pourquoi leur donner cette interprétation ?

– Parce que c'est la seule explication logique de la disparition de l'aînée des Maillotin.

– Ne croyez-vous pas plutôt que tout se mélange dans vos souvenirs ? Votre rêve vous a montré la duchesse s'enfuyant dans ses vêtements, dont les couleurs voyantes nous ont tous frappés, lorsqu'elle débarqua à Gouldsboro. Mais les portait-elle seulement, ce fameux jour, à Tidmagouche, où elle fut démasquée ?

– Oui ! Je l'avais aidée moi-même à les revêtir, sous sa grande cape noire doublée de rouge. Elle les voulait comme un symbole, nous dit-elle. N'était-ce pas, en effet, le jour de son triomphe, le jour où elle avait décidé de vous faire mourir et qu'avant le coucher du soleil, on lui apporterait vos yeux...

– N'allons pas plus loin !

Angélique ne voulait pas, ne voulait pas être replongée dans ces histoires de fous.

Elle ne voulait même plus entendre parler qu'il avait existé une Ambroisine aux manières de sirène enjôleuse, belle, savante, attendrissante, qui se promenait en versant du poison un peu partout, et que la hiérarchie des anges suivait à la trace, car les anges gardiens n'y suffisaient plus, sauvant in extremis les uns et les autres, à coups de ces miracles que les hommes ingrats appellent « heureux hasards », mais dont les ressouvenances vous donnaient la chair de poule.

Delphine avouait s'être déjà livrée à la comptabilité qu'elles venaient d'établir, recensant l'une après l'autre, dans sa mémoire, les filles du roy de Mme de Maudribourg et, chaque fois, elle avait buté sur le nom d'Henriette Maillotin, revoyait la silhouette floue et comme s'effaçant de cette ancienne compagne, dont personne ne parlait plus, dont elle semblait être la seule à se souvenir. Une appréhension que venait alimenter le cauchemar familier la retenait de l'évoquer en présence des autres, de se poser des questions sur son sort, d'en poser autour d'elle, de chercher à savoir.

– J'ai toujours su.

– Quoi donc ?

– Que la disparition d'Henriette était liée à celle de Mme de Maudribourg. C'est elle qui l'a aidée à s'enfuir de la cabane où elle était gardée par Marcelline.

Celle-ci croyait avoir vu qui l'avait frappée au cœur de la nuit et, dans la demi-obscurité, une autre présence avait pu passer inaperçue !

– En supposant qu'elles se soient évadées ainsi et aient réussi à gagner les bois, où pouvaient-elles se réfugier sans être retrouvées aussitôt ?

– Des complices aux alentours, des hommes d'équipage survivants, ou du pays, voire des Indiens... Des femmes comme elles trouvent toujours des complices.

– On a retrouvé le corps de la duchesse.

– Défigurée. On ne l'a reconnue qu'à ses vêtements.

La voix de Delphine était sourde, convaincante. Elle affirma :

– C'est ainsi que cela s'est passé. Ils ont tué Henriette et, après l'avoir rendue méconnaissable, l'ont abandonnée aux animaux sauvages de la forêt, revêtue des vêtements de la duchesse afin de faire croire à la mort de celle-ci.

La tombe là-bas, à Tidmagouche, serait donc celle de la pauvre fille assassinée ? Non. Impossible. Car cela impliquerait qu'Ambroisine pouvait être vivante en quelque point du globe.

– Et elle, qu'en serait-il advenu ?

– Elle s'est échappée. Elle a quitté l'Amérique.

– Par quel navire ?

– Celui de Nicolas Parys.

Angélique sentit un frisson la parcourir des pieds à la tête et lui hérisser la racine des cheveux.

Tout se liait.

Elle revoyait le vieux Nicolas Parys sur le point de s'embarquer, impatient et hargneux, et que le marquis de Ville-d'Avray retenait par son jabot, exigeant de lui, en un long conciliabule, qu'il lui livrât la recette du cochon de lait laqué à l'indienne. Le navire attendait dans la rade embrumée pour lever l'ancre. Dans ses flancs se cachait Ambroisine-la-Démone, que l'on croyait morte et enterrée.

Si Delphine avait deviné juste, cela impliquait que, puisque Ambroisine n'était pas morte, elle était vivante. Mais si elle était vivante, elle se serait manifestée plus tôt...

– Je ne le pense pas. Je pense, au contraire, que ces années bien courtes, à peine suffisantes pour amener la paix et un peu d'oubli dans le cœur des victimes apeurées, lui ont juste accordé le temps nécessaire pour renaître de ses cendres... retrouver, qui sait ? Sa santé altérée, sa beauté détruite. Asseoir, sous un nom d'emprunt, une personnalité nouvelle, une situation qui lui permettrait de recommencer à nouer de subtiles intrigues, d'accomplir de nouveaux forfaits, de tisser sa toile pour ses pièges et de tirer les fils de ses vengeances...

– Calmez-vous ! Vous vous exaltez inutilement.

– Non ! Je la connais bien ! Je la connais trop bien.

– Je doute qu'elle soit vivante aujourd'hui. Elle n'est pas revenue.

– Elle peut encore revenir.

Angélique s'agaçait d'entendre Delphine parler de la duchesse au présent, ainsi que l'avait fait parfois mère Madeleine des Ursulines, la visionnaire qui, elle, parlait aussi au futur, évoquant « l'archange qui se dresserait un jour et intimerait à la bête immonde de détruire la démone... ». Angélique lui avait fait remarquer : « Vous vous exprimez comme si elle rôdait encore sur cette Terre et n'avait pas terminé parmi nous sa mission infernale ! » Et la petite religieuse lui avait jeté un regard d'effroi derrière ses lunettes rondes.10

– Précisément, le réveil de l'affaire de La licorne est peut-être son premier coup d'envoi, suggéra Delphine.

– Cela m'étonnerait ! Rien, dans les paroles de M. d'Entremont, ne peut laisser supposer qu'il y aurait derrière ces recherches et demandes une personne de sa sorte. Ce n'est, selon moi, que l'aboutissement d'une longue et ennuyeuse enquête administrative, et les commis et greffiers qui se sont chargés d'en collecter les pièces riraient bien s'ils savaient les drames que nous bâtissons autour de leurs gribouillages.

Elle tut l'allusion qu'avait faite le lieutenant de police aux deux navires des pirates, homologués par les sociétés bienfaitrices comme faisant partie de l'expédition de la duchesse de Maudribourg. Il n'y avait jamais eu une situation bien nette à propos des « prises de guerre » du comte de Peyrac, dont Ville-d'Avray s'était adjugé l'une d'elles comme compensation à la perte de son Astarté.

Et si c'était Tardieu de La Vaudière, bien en cour auprès du ministre de la Marine, qui s'avisait de remettre ça « dans les coulisses du pouvoir » ? Elle se convainquit que c'était dans le style de l'acharné procureur.

Elle aurait dû y songer plus tôt.

– Qu'ils rient tous ! murmura Delphine. Je l'embrasserai quand je le verrai ! Que mes pressentiments soient erronés, c'est tout ce que je demande à la miséricorde de Dieu !

– Ils le seront, vous verrez.

Elle se tourna vers les vitres.

– Il pleut toujours. Delphine, avez-vous dans votre domesticité un petit valet ou une gamine que nous pourrions charger d'aller porter ces feuillets à la sénéchaussée ? Malgré mon amitié et estime pour M. Garreau d'Entremont, je ne veux plus avoir à pénétrer dans son antre.

Elle joignit au paquet dûment enveloppé dans un morceau de toile gommée, une missive aimable, mais tournée de façon à faire comprendre au lieutenant de police civile et criminelle qu'elle estimait s'être beaucoup dévouée pour lui, qu'elle ne pourrait faire plus pour l'aider, désormais.

Chapitre 44

Angélique sortit de la maison de Delphine.

Elles avaient attendu la fin de la pluie en mettant de côté le sujet obsédant. La résolution était prise. On n'en parlerait plus.

– Si l'on vous interroge, envoyez les curieux à l'intendant Carlon. Il a sa carrière à défendre. Il saura tenir tête. Quant à vous, préoccupez-vous de votre bonheur et de votre santé. Comment se fait-il que vous ne soyez pas encore mère de famille ? Ne désirez-vous pas d'enfants ?

Delphine s'était récriée : un enfant !

C'était son rêve le plus cher, celui qui rachèterait sa triste vie orpheline. Mais là encore, la malédiction pesait sur eux. Elle et Gildas s'aimaient pourtant.

Angélique lui donna le nom de quelques plantes qu'elle pourrait obtenir chez l'apothicaire et comment les préparer et les mélanger.

Delphine ensuite avait voulu entendre parler des jumeaux.

Angélique se lança donc dans la description de Gloriandre et Raimon-Roger, puis de leurs progrès, de leurs exploits et, certainement, le sujet était inépuisable.

Enfin elles se séparèrent.

– Ne pensez plus au passé, insista encore Angélique, c'est par crainte et à cause de son souvenir, que vous vous infligez, malgré vous, une punition. Elle haïssait tant le bonheur ! Faites-lui échec en ayant votre enfant à vous ! Buvez les tisanes que je vous ai recommandées et le ratafia d'Euphrosine Delpech. On le dit excellent pour encourager les ardeurs de l'amour. Vous concevrez et vous serez heureuse.

La jeune femme finit pas sourire.

–  Vous autres, guérisseurs, vous tenez entre vos mains la vie et la mort, la santé ou la maladie, le bonheur dans l'amour ou son échec, la conception ou la stérilité. Je comprends que vous soyez redoutés de ceux qui veulent avoir tout pouvoir sur les hommes et leurs consciences !

*****

Le soleil reparaissait entre les nuages, ce soleil piquant de l'été, et les feuillages étincelaient comme une faïence vernissée.

Des rigoles d'eau coulaient de la place de la Cathédrale, descendant en sinuant vers la Basse-Ville. Angélique, avant d'entreprendre la descente par le chemin de La Montagne, regardait cet horizon qui lui était cher, qu'elle avait fait sien dans la volonté de ne pas se laisser écarter de la France, car il n'y avait pas de raisons.

La grande surface du fleuve se découvrait comme un lac doré avec des voiles et des canots en ombres noires traversant son étendue. Tout était paisible. Rien ne menaçait. Mais Angélique se sentait indécise comme si son cœur avait été condamné à ne pouvoir jeter l'ancre nulle part...

Des petits pas coururent derrière elle...

Elle n'eut que le temps de la voir arriver, volant dans sa robe blanche.

– Ermeline ! Le petit bébé gourmand !

Elle n'était plus un bébé. Elle avait grandi, c'était une petite fille maintenant.

– Oh ! Mon petit enfant, mon petit trésor, ne perds jamais ta lumière ! dit Angélique en la serrant dans ses bras, ne perds jamais ton secret ! Es-tu toujours aussi gourmande ?

L'enfant riait et la regardait sans répondre.

« C'est vrai ! Sa mère m'a écrit qu'elle ne parlait toujours pas... »

Muette, mais ravie, Ermeline paraissait en belle santé. Plus heureuse qu'un papillon dans les prés, le teint rose et animé, elle montrait toutes ses petites dents rondes en un rire qui semblait inspiré par un spectacle ou une vision des plus plaisants. Une flamme malicieuse brillait dans ses yeux qui étaient si pétillants d'étincelles de joie qu'on ne pouvait en savoir la couleur : l'eau d'un lac au soleil.

– Tu n'as pas changé... Quel bonheur ! Ermeline, je suis désolée, je n'ai pas de bonbons... Mais je suis tellement contente de te voir. Et je t'embrasse très fort.

Son discours continuait d'amuser au plus haut point Ermeline qui riait avec un rire de clochette.

« J'aurais tant voulu lui donner des bonbons », se reprochait Angélique.

Elle pensa à une réflexion du chevalier de Loménie-Chambord, quand il avait offert à Honorine le petit arc et des flèches :

« On aime à combler l'innocence. Elle seule le mérite. »

Qu'allait-elle faire maintenant de ce feu follet ?

Ce n'était pas la première fois qu'elle se retrouvait dans Québec avec Ermeline évadée dans les bras. Comme ce jour de tempête où la petite avait failli s'envoler, ses jupes gonflées par le vent.

Et voici que la nourrice Perrine, mêmement affolée, arrivait dans la pénombre des cerisiers.

Et Angélique, comme jadis, lui remettait la transfuge.