En bref, tout le monde à Gouldsboro était soulagé que Bertille Mercelot fût absente. Dans les chroniques futures, l'ambiance qui régna au cœur de l'été en question serait jugée idyllique et l'on en reparlerait souvent. Et tout d'abord, de ce retour de L'arc-en-ciel qui était entré dans la rade tout chargé d'oriflammes et de « lisses » écarlates comme un vaisseau royal et de celui du comte et de la comtesse de Peyrac, ces deux personnages qui n'étaient pas comme les autres, que l'on croyait parfois haïr, redouter et rejeter, mais qui finissaient par tant vous plaire par leur sens de la fête et leur ardeur de vivre, et qui étaient revenus cette fois avec deux enfants miraculeux, en robes de velours, beaux comme des « amours » sur leurs coussins brodés. Et l'existence à Gouldsboro était suffisamment dure pour qu'on n'eût pas à bouder son plaisir et à se laisser empoisonner par des filles malfaisantes comme Bertille. Il y aurait aussi le retour du Gouldsboro et du Rochelais, avec leurs cargaisons superbes. Et la population s'attachait de plus en plus à sa ville, il y avait un mouvement fou de troc et de commerce, de visites et d'alliances...

Mais rien ne valait mieux que l'absence de cette Bertille Mercelot. On venait de comprendre qu'on ne se trompait pas en la considérant comme un véritable poison.

Abigaël, toujours charitable, dut en convenir elle aussi.

– Mais qu'adviendra-t-il de ce petit-là avec une si mauvaise mère ?

Angélique continuait d'espérer qu'il ne s'agissait que de broutille, que la jeune femme s'amenderait. Bien qu'elle ait servi de cible aux mauvais propos de Bertille, elle la considérait seulement comme une enfant un peu sotte. Qu'on lui construise un jour à Gouldsboro une jolie demeure telle qu'elle en avait vu en Nouvelle-Angleterre, et elle s'y plairait autant qu'ailleurs. Cela lui permettrait de parader.

Il fallait surtout obtenir que son mari revienne des bois. Ne pourrait-il être plus utile ici, comme ancien officier du roi, à s'occuper de la milice, à former une escouade de bons militaires, plutôt qu'à suivre les bushrangers anglais pour négocier de la fourrure dont ici ils ne faisaient qu'un petit échange afin de ne pas déplaire aux Indiens ?

– Par contre, dit-elle, si un jour lui, qui est un Français réformé, c'est-à-dire hérétique, accompagnant des Anglais concurrents, tombe sur des Français de Canada qui sont si jaloux de ce monopole, et qui considèrent que toutes les fourrures de l'Amérique du Nord leur sont dues, je ne donne pas cher de sa chevelure.

Abigaël eut un sursaut effrayé et soupira :

– Pauvre garçon !

Puis en regardant Charles-Henri qu'elle voyait déjà privé de tout soutien paternel et maternel :

– Pauvre petit !

Gabriel Berne approuva Angélique dans ses avis. Faisant fi de pronostics trop sombres, tous trois décidèrent que plutôt que d'essayer de convaincre les Manigault de s'occuper de leur petit-fils, ils entreprendraient Garret à son retour, lui créant des obligations et des responsabilités civiques pouvant le retenir à Gouldsboro au logis, près de sa jeune femme et de son fils. On allait en parler au gouverneur Paturel.

Chapitre 23

Gouldsboro était devenu si peuplé que tout le monde ne s'y connaissait pas et maintenant pour Angélique une grande partie de la population sous la juridiction de Colin Paturel lui était étrangère. Elle ne pouvait se faire présenter à tous et durant ce séjour, elle allait surtout revoir ses amis et les personnes de connaissance qui venaient à Gouldsboro pour la rencontrer.

– Madame de Peyrac ! Madame de Peyrac !

Angélique qui traversait la place en courant choisit de faire la sourde oreille à ces appels qui vingt fois par jour lui parvenaient dès qu'elle mettait le pied dehors.

Aux onomatopées qui s'échangeaient lorsque canots et chaloupes amenaient les occupants d'un navire vers la plage, on pouvait apprendre de quels points de la côte ou de quelles îles ils arrivaient, voix anglaises ou françaises, ou parfois cordialement mélangées lorsqu'il s'agissait de la lointaine île de Monégan ou des établissements de l'embouchure du Kennébec, dont plusieurs bannières gardaient l'entrée, jusqu'à celle du marchand hollandais Peter Boggen.

On avait annoncé des Acadiens de Port-Royal. Angélique, qui s'était attardée de nouveau chez les Berne, essayait de passer sans se faire remarquer de la compagnie dans le souci de regagner le fort afin de « s'arranger » un peu au cas où Mme de la Roche-Posay serait parmi les arrivants. Elle voulait aussi jeter un coup d'œil sur ses jumeaux qu'elle se reprochait de délaisser, malgré, et peut-être, à cause du nombre de personnes qui en assumaient la garde et les soins sur le bateau. Un vieux matelot, Circassien d'origine, voyant quel essaim de cottes et de coiffes s'ébattait autour des deux trésors, l'avait à plusieurs reprises mise en garde, en lui assénant d'un air sinistre un proverbe russe, fruit de la sagesse et de l'expérience populaires :

– Un enfant qui a sept nourrices devient borgne !

Elle allait donc rapidement et fit mine de ne pas entendre la voix fraîche et jeune qui la hélait :

– Madame de Peyrac !... Madame de Peyrac !

Cependant, ayant jeté un regard de côté, elle vit qu'il s'agissait d'une femme, manifestement enceinte, et qui se hâtait un peu lourdement dans le sable pour la rejoindre. Force lui fut de s'arrêter et de revenir sur ses pas.

– Oh ! Madame de Peyrac, je suis heureuse de vous revoir, fit la jeune femme essoufflée. Je voudrais tant que vous me donniez des nouvelles de ma sœur !

Arrivée vers Angélique, elle se jeta spontanément dans ses bras et celle-ci ne put faire autrement que de l'embrasser.

–  Qui êtes-vous, ma chère ?

– Vous ne me remettez pas ?

Elle avait un léger accent rocailleux, plutôt anglais. Angélique pensa à la jeune Esther Holby qui avait voyagé avec elle dans la barque de Jacques Merwin, après avoir échappé à un massacre par les Indiens abénakis dans lequel elle avait perdu toute sa famille, et qu'un de ses oncles de l'île Martinicus avait recueillie. Mais Esther était beaucoup plus grande et développée que celle-ci qui paraissait mignonne et vive, mais, sans son ventre rond, on l'aurait prise pour une fillette de douze ans. Elle était coiffée d'un joli bonnet de dentelle et d'un capulet de laine blanche.

– Vrai ! Vous ne me reconnaissez pas ? Pourtant, moi je ne suis pas près de vous oublier, vous m'avez tirée de l'eau et portée comme un poupon, le jour du naufrage. Et il paraît que maintenant vous en avez eu deux, de poupons. Et moi aussi, je vais en avoir un ! N'est-ce pas beau, tout ça ?

Son exubérance n'avait rien de britannique et le mot de naufrage mit Angélique sur la piste.

– Est-ce que... fit-elle en hésitant, est-ce que vous êtes une de ces filles du roy dont le navire s'est brisé sur les rochers devant Gouldsboro, il y a deux ans ?

– Mais oui ! C'est moi, la petite Germaine, vous ne vous souvenez pas ? Germaine Maillotin. Il est vrai que j'étais la cadette et tellement petite qu'on ne m'appelait jamais par mon nom, on me disait : la petite ou la gamine, alors ça ne vous a pas frappée. Et puis, avec tout ce qui arrivait, ce n'est pas étonnant : le naufrage, les pirates. Est-ce que vous pouvez me donner des nouvelles de ma sœur et de Mme de Maudribourg, notre bienfaitrice ?

Angélique, interloquée, sentit un frisson lui parcourir l'échine. Les événements dataient de bientôt deux ans, mais cela lui était toujours aussi désagréable d'en parler. Elle prit le bras de la jeune femme.

– Venez, ma chère, accompagnez-moi jusqu'au fort. Je crois comprendre que vous avez quitté vos compagnes et votre bienfaitrice Mme de Maudribourg, à Port-Royal, et que vous n'en avez pas eu de nouvelles depuis ?

– Oui, je m'étais cachée lorsque cet Anglais les a fait monter, prisonnières, sur son navire1. J'avais peur, j'en avais assez de toutes ces histoires, et puis, j'avais connu à Gouldsboro un matelot qui me plaisait et que je souhaitais épouser comme nous l'avait proposé M. le gouverneur Paturel.

Elle marchait en parlant, et maintenant, dans son débit précipité, se réveillait un autre accent, celui-là ineffaçable, des habitants pauvres de Paris.

– Moi, j'ai été élevée à la Pitié. On m'y a admise dès mes quatre ans avec ma sœur aînée, tandis que notre mère était enfermée aux Filles Repenties. J'ai été bien élevée, madame, sans cela M. Colbert ne nous aurait pas choisies pour peupler le Canada. Mais moi, j'étais en plus dans le convoi. Mme de Maudribourg ne voulait que ma sœur aînée, mais moi j'ai dû suivre parce que ma sœur c'est tout ce que j'avais et elle a insisté pour ne pas me laisser derrière. Maintenant que je suis si heureuse, j'oublie toutes ces misères..., mais j'aimerais bien avoir de ses nouvelles et des nouvelles de ma pauvre sœur.

Elles étaient arrivées au fort et, avant de la mener voir les enfants, Angélique la fit asseoir dans la salle du bas pour lui servir une boisson fraîche. Pauvre naufragée ! De La licorne et de la vie ! L'Acadie l'avait recueillie.

Elle avait un petit visage futé, aimable, mais dans le convoi de jeunes immigrantes, rien ne devait la distinguer du groupe dolent qui entourait Mme de Maudribourg sous la houlette de la grosse Pétronille Damourt. Il y en avait comme cela une dizaine parmi les filles du roy, faisant partie de l'escorte de la duchesse, priant des heures à genoux, ou la suivant en troupe et qui, dociles ou terrifiées, n'étaient guère sorties de leur anonymat. Angélique avait eu assez de peine à en approcher quelques-unes et à obtenir leurs confidences. Delphine du Rosoy, Marie-la-Douce qui avait été assassinée pour lui avoir parlé, Julienne, la drôlesse, qui, dès Gouldsboro, avait réussi à tirer son épingle du jeu en faisant équipe avec le frère de la côte, Aristide Beaumarchand, pirate marron qui ne méritait que la corde et qui, pourtant, avait été le premier à convoler avec elle en justes noces.

– Ainsi, vous n'avez pas appris que Mme de Maudribourg était morte ? dit Angélique.

La menue rescapée de tant d'heurs et de malheurs sursauta et bondit. Mais c'était de joie.

– Morte ! Vous allez me trouver peu charitable, madame, mais je m'en réjouis et... je l'espérais. Il n'y a pas longtemps, quelqu'un de la côte est qui venait vendre son charbon à Port-Royal a parlé de cela, mais je n'osais pas y croire. Maintenant que c'est vous qui me le dites, madame, et que je peux en être certaine, je vais pouvoir dormir en paix. Bien que cela ne vienne pas d'un bon sentiment...

Elle se signa.

– … mais femme plus méchante, il n'y en a pas eu sur Terre. Moi, qui ne « servais à rien » comme elle disait, elle ne cessait de me pincer, et même parfois, me brûlait avec les braises ardentes de sa chaufferette, sur le navire.

– Pauvres enfants ! dit Angélique le cœur serré comme chaque fois qu'elle évoquait la situation de ces pauvres jeunes filles et jeunes femmes livrées à un être si démoniaque avec la bénédiction de tous les gens bien, ecclésiastiques, religieux ministres, bienfaiteurs qui s'étaient laissé abuser par les beaux yeux et la piété de l'envoyée du père d'Orgeval.

Elle en eut les larmes aux yeux et se dit que son accouchement l'avait rendue trop sensible. La petite Germaine qui s'était aperçue de son émoi en fut touchée.

– Oh ! Madame, comme vous êtes bonne. Vous avez toujours pour nous été un ange. Comme c'était beau d'atteindre Gouldsboro et malgré la peur du naufrage, de vous apercevoir là sur la plage qui couriez vers nous et vous jetiez à l'eau pour me sauver.

Elle ajouta avec une gravité d'orpheline, prématurément mûrie.

– La bonté d'une femme compensait la méchanceté de l'autre.

Angélique croyait se rappeler que, dans ce naufrage, elle avait surtout dû haler l'énorme Pétronille Damourt. Mais, puisque la petite se réjouissait d'avoir été sauvée par elle...

– L'homme de la côte est disait aussi que vous aviez emmené, M. de Peyrac et vous, mes compagnes à Québec, qui était le but de notre voyage. Alors, j'ai pensé que, si ma sœur était à Québec, elle aurait tout de même pu essayer de me donner de ses nouvelles et chercher à savoir ce que j'étais devenue. Craignant moins de rencontrer notre bienfaitrice, je suis venue aujourd'hui. C'est la première fois que j'osais quitter notre cher Port-Royal.

– Comment se nomme votre sœur ?

– Henriette.

– Eh bien, réjouissez-vous, il se trouve que je peux vous donner d'elle d'excellentes nouvelles.

– Est-elle mariée ?

– Non, pas encore. Cela ne tardera pas car elle a beaucoup de soupirants. Mais elle veut faire son choix. En attendant, elle s'est placée comme chambrière chez Mme de Baumont qui se félicite de ses services et de son caractère enjoué et primesautier.