– Toute la famille de Mercouville est rentrée, lui dit la nourrice noire.

– Je pars demain, mais je vais vous envoyer Kouassi-Bâ pour que vous puissiez parler un peu avec lui, Perrine. Adieu Ermeline, ma chérie ! Ne te sauve plus comme cela, dit Angélique qui dut s'arracher, plus contente de l'avoir vue que si toute la ville lui avait fait accueil.

« Les petits enfants sont étranges, se disait-elle en commençant de s'éloigner, mais ils sont si merveilleux. Longtemps, ils restent habités de mystère, occupés d'inconnu. C'est pourquoi je les aime et ils me ravissent... »

Une voix flûtée criait derrière elle :

– Au revoir ! Au revoir, le soleil !

Elle se retourna : Ermeline dans les bras de Perrine répétait en riant :

– Au revoir ! Au revoir, le soleil...

Et, à deux mains, lui envoyait des baisers.

À côté de cela, qu'étaient les Garreau d'Entremont, les Ambroisine et leurs sombres chariots de peur et de haine ? Avaient-ils puissance contre les effets de ce charme ?

– Oh ! Chère amie, je pensais à vous et je vous vois comme une apparition...

C'était Mme Le Bachoys.

– Je vous trouve en train d'envoyer des baisers au ciel...

– Non. Je faisais seulement mes adieux à la petite de Mercouville.

Soit parce que s'annonçait la fête de Sainte-Anne qui ramenait les citadins dans leurs murs, soit parce qu'à l'instant de son départ, un sursaut secouait la ville engourdie, Québec se réveillait.

Et dans les derniers moments de la matinée, tout le monde envahissait l'auberge du Navire de France et le quai au bord duquel les chaloupes attendaient.

*****

Angélique mettait une dernière main à ses bagages, tout en écoutant de son mieux ce que chacun avait à lui dire, ce qui donnait un véritable fatras, comme si l'on avait attendu de savoir qu'on ne la reverrait plus de longtemps pour venir lui expliquer des problèmes épineux.

Et la Polak, pour cela, battait le record, elle qui l'avait eue quotidiennement à sa disposition.

– ... Si, des fois, disait la Polak, M. et Mme de Peyrac repassaient en France, il faudrait penser à emmener les petits Savoyards... oui, tu sais, ceux du greffe que Carbonnel fait descendre dans les cheminées pour vérifier si les ordonnances ont été respectées, parce que c'est ramoneurs de naissance, ces enfants-là. Ils sont venus comme petits valets avec M. de Varange, celui qui a disparu.

– Oui ! Et alors ?

Ils languissaient, ces ch'tits. Ils ne tarderaient pas à mourir. Mme Gonfarel, dont le cœur était bon, s'intéressait à eux parce qu'elle savait le nom de leur maladie. C'était la maladie des montagnards. À l'armée, disait-elle, on avait inventé un nom savant pour cette maladie dont seules les recrues venues des pays de montagnes étaient frappées : la nostalgie, des mots grecs nostos : retour, et algie : douleur. Un seul remède : les renvoyer chez eux.

– Tu comprends, leur faut leurs marmottes, leurs vallées hautes fermées, le silence des pics qui les regardent, et toujours grimper ou descendre comme les chamois, sinon... Je sais de quoi je parle. Je suis d'Auvergne. Tout blanc l'hiver, tout noir l'été, pain de seigle et fromage. La faim, le silence. Je peux me souvenir de ce temps avant que ma mère ne me vende à un recruteur qui passait par là et cherchait des filles à soldats.

– Mais toi, tu n'as jamais été malade de nostalgie, que je sache ?

– Les femmes, c'est pas pareil.

– Est-il temps de m'en parler, Polak ? Je ne peux pas me charger de ces enfants ainsi, sans avoir parlé avec Carbonnel.

– Le voici qui arrive.

– Par grâce, Polak ! Il n'est plus temps, te dis-je. De toute façon, nous ne retournons pas en France. Tiens, je te remets une bourse. Occupe-toi de leur trouver un passage sur un navire et confie-les à un ecclésiastique charitable qui les acheminera vers leur Savoie natale... Va aussi porter quelques friandises aux enfants de Banistère qui sont au séminaire et aux Ursulines, et là, ne manque pas de donner mon bon souvenir à mère Madeleine.

Et Yann Le Couennec s'approchait afin de s'informer s'il pouvait monter jusqu'aux Ursulines pour essayer de rencontrer, au moins de lui laisser un message en toute honnêteté, une jeune personne qui ne lui avait pas déplu lorsqu'il l'avait vue à Gouldsboro, et qu'on appelait la Mauresque, encore que sa grâce et sa joliesse lui auraient mérité un nom plus chrétien.

– Pourquoi ne m'en avez-vous pas parlé plus tôt, Yann ?

Il venait seulement d'apprendre qu'elle n'avait pas trouvé d'épouseux.

– La Mauresque est ambitieuse.

Elle lui répéta ce que lui avaient dit Mme de Mercouville et Delphine.

– Elle s'appelle Lucile d'Ivry...

La veille au soir, Kouassi-Bâ avait vu Perrine-Adèle. Il fallait se décider vite et c'était ce que ni l'un ni l'autre n'arrivait à faire, aucun des deux ne pouvant à brûle-pourpoint se séparer de ceux près desquels ils avaient vécu jusqu'alors. Pour Kouassi-Bâ, il n'en était pas question. M. de Peyrac l'attendait et il devait rester auprès de Mme de Peyrac jusqu'à ce que celle-ci eût rejoint son époux. Et que deviendraient Ermeline et les autres enfants, et Mme de Mercouville elle-même sans Perrine-Adèle ?

C'était dommage de traiter si rapidement ces affaires de cœur, mais il n'était plus temps.

Puis, Mme de Mercouville vint au port. Il était évident, disait-elle, que les choses s'étaient passées comme la première fois... Quelle première fois ? Pour qui ? Pour Ermeline. La première fois à la venue d'Angélique, elle s'était mise à marcher. Cette fois, elle s'était mise à parler !

On n'en irait pas moins remercier Sainte-Anne de Beaupré. À condition qu'il n'y ait pas de flottille d'Iroquois à descendre de Tadoussac.

– C'est justement ce dont je dois m'informer, dit Angélique. Mon époux est là-bas, sur le Saguenay, ce qui m'a privée de sa compagnie. Vous comprenez que je suis dans l'impatience de le retrouver et de savoir comment tout s'est terminé.

Cette agitation avait l'avantage de l'étourdir sans qu'elle l'ait cherché volontairement.

La contrariété de se sentir de nouveau tenue à distance par ses amis français, que ce fût à propos des prisonniers anglais ou à cause de la fin du père d'Orgeval, avait pris le pas sur le chagrin de sa séparation d'avec Honorine, un peu atténuée par les retrouvailles avec son frère, la charge du « sanglier » de la Haute-Ville de Québec l'avait carrément remise sur pied en la ramenant à l'imbroglio de La licorne qui prenait sa source à Paris, dans les officines de M. Colbert, ministre de la Marine et des colonies de Sa Majesté le Roi de France Louis XIV, mais qui, malgré les apparences, ne promettait pas que des complications judiciaires. Préoccupations lancinantes, balayées par ce soudain retour de flamme de l'affection de Québec pour elle.

Les quais étaient noirs de monde, comme le jour où elle était apparue pour la première fois dans sa robe bleu de glace et son manteau de fourrure blanche, ainsi que la fée du Septentrion, une étoile de diamant brillant dans sa chevelure.

Une émotion contenue se propagea des uns aux autres lorsqu'elle monta dans la chaloupe, escortée du grand Kouassi-Bâ, noir protecteur auprès de sa blondeur, avec son turban à aigrette qui frémissait au-dessus des têtes et son sabre courbe qui faisait partie de sa livrée.

– Revenez-nous ! Revenez-nous !

Mouchoirs et chapeaux s'agitaient avec frénésie.

– Revenez-nous ! Revenez-nous !

La chaleur était pesante. Pas un souffle d'air. Sous l'effet d'éclairs silencieux, le ciel plombé à l'horizon clignotait, illuminant par intermittence la foule assemblée de lueurs blafardes.

Angélique aperçut le visage rubicond de Mme Le Bachoys crispé de chagrin, elle d'habitude si joviale. Elle brandissait son grand éventail de plumes de dindon sauvage en un suprême signe d'adieu, comme si elle la voyait s'éloigner pour la dernière fois.

« Pourquoi ? Pourquoi ? »

*****

Sur l'étendue des eaux, huileuses à force d'être trop calmes, les navires durent louvoyer sans fin. Le pilote assurait que l'orage n'éclaterait pas et s'éloignerait, poussé par ces vents qui les prendraient en charge et leur permettraient de s'engager dans le chenal en direction du nord.

Tandis qu'ils tournaient et retournaient sous Québec, la côte, derrière la brume de chaleur qui la bleuissait comme sous la retombée d'une cendre fine, se devinait, et Angélique en détaillait les contours, non sans mélancolie. L'île d'Orléans là-bas, son dôme presque parfait de grand squale endormi, la blancheur de ses habitations espacées à mi-côte ou groupées dans les criques, l'île où régnait Guillemette-la-sorcière, la pointe étincelante du petit clocher de Beauport où habitait une des filles du roy, celui de Lévis qui abritait Sidonie Macollet, l'incestueuse, et ses « enfants de vieux », le vieux étant aux Grands Lacs pour sûr. Et de nouveau Québec et les fleurons de sa couronne d'argent pur de ses fins clochers et campaniles, puis le nez du cap Tourmente au loin, et plus proche, la petite chapelle de la bonne Sainte-Anne-aux-miracles...

Septième partie

Sur le fleuve

Chapitre 45

Puis ce fut la descente du fleuve qui s'élargissait, jusqu'à revêtir l'anonymat de la mer.

Angélique se tenait de préférence à l'avant du navire, tournée vers cet horizon où, enfin, dans quelques jours, si le vent continuait de souffler dans la bonne direction, elle allait se retrouver près de son mari.

Le vent frais et mou commençait d'avoir un goût de sel sur les lèvres.

Bercée par la houle, elle laissait son esprit errer. Elle essayait de se rappeler ce que disait le dernier arcane, celui où était apparu le fou à la ceinture dorée, lorsque Ruth Summers, à Salem, avait disposé devant elle les tarots. Que disait ce dernier arcane, la troisième étoile de David ? Elle faisait en vain appel à sa mémoire.

Qu'elle avait donc été stupide de ne pas vouloir savoir la fin qui lui aurait peut-être révélé ce qu'il en advenait dans son destin, de l'homme brillant et de la papesse, pour l'instant « maîtrisés ». Des deux premières étoiles, lui revenaient quelques bribes.

Amour triomphant ! Amour triomphant ! Voilà ce qu'avait répété la voyante... Beaucoup d'hommes : l'amour te protège. Et le soleil : un homme qui a pris pour signe le soleil.

Cela signifiait que le roi continuait à étendre sur eux sa protection.

Et la main de Ruth Summers retournait les grandes « lames » aux coloris symboliques, rose pour la chair, bleu pour l'esprit.

Elle souhaita se retrouver dans l'intimité de la chambre aux miroirs, s'effraya d'avoir oublié et comme voulu effacer des moments qui s'inscrivaient parmi les plus extravagants, mais aussi les plus déterminants de sa vie, et qu'elle avait écartés avec une sorte de crainte, comme s'il avait fallu les cacher du regard de Dieu.

Lorsqu'elle était revenue dans son climat de Nouvelle-France, Gouldsboro, Wapassou, elle avait eu la propension d'oublier Salem et ses prodiges.

Ce n'était pas de l'oubli, mais une impression d'irréalité restait attachée à ces deux silhouettes, ces deux chevelures blondes qui avaient été mêlées aux instants troublés et extatiques de sa « mort ». Elle les avait vues en rêve... Elle devait faire effort pour les ramener à la surface de la vie...

Dans les brouillards qui se reformaient souvent sur le fleuve, elles devinrent présentes, deux fantômes dans leurs mantes noires de lépreuses.

« Je ne suis même pas une fidèle amie pour vous, mes pauvres magiciennes. Je suis l'ingrate Française papiste, qui, embarrassée par votre singularité, essaie de ne pas trop se rappeler ce qu'elle doit à d'aussi bizarres et répréhensibles créatures. Mais je n'ai jamais douté... Je vous ai rencontrées. Ce n'était pas un rêve. Et ce n'est pas le hasard qui fit que nos deux enfants du bonheur sont nés à Salem et ont ressuscité de vos mains ! »

Elle était en train de boucler la boucle.

Non ! Ce qui se passait en Nouvelle-Angleterre et qui lui avait permis de mieux comprendre ce qu'avait enduré son frère Josselin n'avait rien d'étheré. C'étaient des personnages de chair et d'os qui bâtissaient un monde dans une fièvre mystique. Parmi eux, Ruth et Nômie avaient aussi leur place. Quand, la soignant, elles lui contaient leurs existences pathétiques, c'était moins les déplacements des petites troupes de quakers harcelés, humiliés, allant de pilons en pendaisons, qui avaient éveillé sa révolte que cette sorte de tranquillité dans l'insensé. Il y avait comme une sorte de banalité dans la cruauté, qui parvenait à la rendre naturelle, sinon souhaitable.