Germaine la regarda avec étonnement.

– Voulez-vous dire qu'elle est gaie, heureuse, active ?

– Certes ! Elle a beaucoup de succès, aide ces dames à leurs œuvres et tout Québec vante ses mérites.

– Ah ! Comme je suis contente ! Elle avait pour Mme de Maudribourg un tel attachement que j'ai craint, en apprenant la mort de celle-ci, que cela ait entraîné la fin de ma sœur, qui était comme son esclave. Elle en perdait la parole, la servant comme une ombre. C'était une vraie maladie, et les derniers temps, elle ne semblait même plus me voir. En vain l'ai-je suppliée : Reste avec moi à Port-Royal. Elle était prête à la suivre jusqu'en enfer.

– Ah ! Bien, vous voyez que quand une mauvaise influence cesse, la vie renaît, fit Angélique qui n'avait jamais connu la raisonnable et gaie Henriette sous ce jour.

Tout à coup, le cœur lui manqua. La vision de la folle Ambroisine venait de traverser ses pensées telle une chauve-souris battant les ailles de son grand manteau noir doublé de satin rouge. Elle en pâlit.

Les paroles et les propos de la petite Parisienne la confirmaient dans ce qu'ils avaient tous fini par déterminer dans la personnalité d'Ambroisine et qu'elle craignait parfois s'être imaginé ou avoir exagéré. C'est que cette femme était comme un vampire, affaiblissant ses victimes et leur dévorant l'âme. Hors de son orbite, elles redevenaient normales. La jeune femme qu'elle avait devant elle était naïve et simple. Elle avait parlé spontanément et son jugement confirmait qu'il n'y avait eu aucune exagération dans celui qu'ils avaient dû porter sur la duchesse de Maudribourg.

Pour changer de conversation, Angélique fit remarquer à Germaine qu'elle ne paraissait pas avoir épousé son matelot de Gouldsboro, puisqu'elle était restée à Port-Royal, ce qui ne l'empêchait pas d'être manifestement en puissance d'époux. La jeune femme rit et dit qu'en effet, l'occasion ayant manqué de retourner de l'autre côté de la baie, elle avait épousé un Écossais, d'où son accent, influencé par celui en français de son mari, descendant des soldats de sir Alexander.

La jeune Acadienne admira les bébés qui dormaient dans leur chambre, au premier étage. Ils étaient bien gardés par les filles de la sage-femme irlandaise qui brodaient et tricotaient à leur chevet.

– Comme ils sont mignons, admira la petite Germaine Maillotin. La fille est toute ronde et le garçon tout allongé. Moi aussi, j'aimerais bien avoir des jumeaux. Les enfants, cela met de la gaieté dans un foyer. Je ne crains pas le travail. J'ai appris à filer la laine, le lin et à tisser de la toile pour draps et chemises. Quand notre enfant sera né, nous allons partir avec quelques couples de jeunes gens nous établir dans un autre village où l'on demande des bras, à Grandpré.

L'établissement en question avait déjà trois ou quatre années de fondation. Un colon de Port-Royal y était venu assécher les marais comme on l'avait fait déjà aux environs du premier établissement. Les secteurs de terroir abrités étaient rares sur la cote nord de la presqu'île d'Acadie. Mais les puissantes marées avaient accumulé dans les anses des terres fines que les Acadiens, après les avoir protégées par des « diguettes » à la façon hollandaise, transformaient en prairies d'élevage et vergers.

M. de Peyrac leur avait promis son aide, surtout pour ravitailler les pionniers en outillage et produits manufacturés d'Europe, car, chez les Français, c'était surtout cela qui manquait et non pas le courage, le cœur à l'ouvrage et le goût de la culture de la terre et du soin des bêtes.

*****

– Venez nous voir à Port-Royal, insistait Mme de La Roche-Posay, avant de se rembarquer le lendemain avec toute sa troupe.

Elle était venue de son fief avec ses nombreux enfants et leur gouvernante, Mlle Radegonde de Ferjac. M. de La Roche-Posay était resté, car on craignait toujours des incursions de navires anglais et il valait mieux tenir garnison.

La châtelaine de Port-Royal était reconnaissante des présents qui leur avaient été envoyés avec les produits de première nécessité, vin, huile, plomb, quincaillerie et étoffes et qui leur manquaient tant lorsque les vaisseaux de la compagnie n'arrivaient pas. Alors, on n'avait aucune idée des difficultés qu'un gouverneur d'établissement avait pour tenir son rang dans ces contrées d'Amérique. Heureusement, désormais, non loin de Port-Royal, de sympathiques et entreprenants voisins s'étaient établis. Et la vie pour les pauvres seigneurs français était changée. Les fillettes avaient amené leurs belles poupées de Salem qui leur avaient donné une des plus grandes joies de leur existence de petites nobles exilées.

Mais il faudrait songer, disait leur mère, à envoyer les aînées en France, dans un couvent pour parfaire leur éducation, car, malgré les bons soins de Radegonde de Ferjac et de l'aumônier-précepteur qui veillaient à leur enseigner le latin et les bonnes manières, toute cette jeunesse subissait l'influence de sauvagerie ambiante, ne rêvait que courir la forêt ou mettre à la voile, pêcher la truite ou le saumon, récolter la fourrure, visiter les Indiens pour y faire de grands festins, après avoir participé à une chasse et les filles, en grandissant, ne trouveraient pas de bons partis.

– Pourquoi n'envoyez-vous pas vos filles chez les Ursulines de Québec ou chez Marguerite Bourgeoys à Montréal ? demanda Angélique.

Mme de La Roche-Posay fit la moue.

– Nous autres, gens d'Acadie, nous ne nous entendons pas tellement bien avec ceux de « là-haut », dit-elle avec un geste de la main en direction du nord où devait se trouver Québec, capitale de la Nouvelle-France. Les fonctionnaires du roi ne se souviennent de nous que pour nous faire payer taxes et droits, nous soupçonnent de faire fortune d'une façon éhontée et de trafiquer avec l'Anglais alors que nous sommes périodiquement ruinés par ces impudents ennemis et de plus abandonnés par nos compatriotes. Les grandes familles de Canada nous regardent de haut sous prétexte qu'ils ont bâti maison en Amérique du Nord avant nous, alors que c'est absolument faux car Samuel de Champlain a fondé Port-Royal avec M. de Monts bien avant Québec. Et puis, je vous l'avoue, j'aimerais voir mes filles se former à une vie plus raffinée en obtenant une charge de suivante près d'une princesse de haut rang à la cour.

« Il est plus facile d'y accéder en sortant d'un couvent réputé de Paris que de ceux de nos pauvres colonies qui sont tant dédaignés de la prétentieuse société qui ne doit sa valeur qu'à ce qu'elles papillonnent dans l'entourage du roi. Mais que faire ? On ne peut le changer et il faut y passer, si l'on veut pénétrer à Versailles. Il paraît que vos fils et le jeune Castel-Morgeat, bien que venant de Nouvelle-France, y font en ce moment leurs armes de courtisans. Avez-vous de leurs nouvelles ?

Elle en avait eu déjà et le Gouldsboro que l'on attendait en apporterait certainement.

– Revenez nous voir, chère madame de Peyrac, supplia Mme de La Roche-Posay. Nous avons tous gardé un si bon souvenir de votre séjour, ce dernier été où vous êtes venue avec cette grande dame bienfaitrice, qui était un peu étrange, mais très belle et savante aussi, Mme de Maudribourg, n'est-ce pas ? Elle m'avait laissé ses filles du roy sur les bras sans aucune vergogne. Ne nous plaignons pas ! Nous y avons gagné trois recrues pour les jeunes célibataires de notre implantation, comme cette jeune femme, Germaine, qui désirait vous demander des nouvelles de sa sœur. Elles étaient toutes de qualité, ces jeunes filles.

« A-t-on fait des histoires à Québec parce qu'elles n'y sont pas toutes parvenues ? Ce contretemps a été tout à fait indépendant de ma volonté. Elles se cachaient pour ne pas partir. Et aujourd'hui, je les crois heureuses chez nous et nous les apprécions bien. Enfin, j'espère que nous n'aurons pas d'ennuis avec l'administration de « là-haut ». Tout est tellement compliqué et les courriers si lents. Les ennuis vous arrivent sur la tête alors que l'on a déjà oublié depuis belle lurette ce qui les a provoqués et l'on ne sort pas des procès et des plaidoiries !

Elle soupirait, puis convenait qu'elle préférait ce Nouveau Monde, qu'elle aimait cette vie et qu'elle avait été très heureuse avec son mari dans son fort de bois, dominant la vaste étendue d'eau du bassin de Port-Royal qui se parait d'une si douce teinte mauve à l'aube... quand il n'était pas envahi de brouillard.

– Promettez-moi que vous reviendrez passer un séjour dans nos domaines, insista-t-elle, avec vos enfants, votre mesnie, votre garde. Et aussi votre époux s'il se peut. Car nous ne le voyons qu'avec précipitation pour nous aider à régler un litige avec les Anglais ou des pirates hollandais ou autres, toujours sur pied de guerre, jamais en paix. Mais je ne désespère pas que nous y arrivions un jour. Promettez-moi que vous viendrez.

Angélique promit et repromit solennellement, tout en se demandant si un jour l'occasion se présenterait d'aller naviguer de l'autre côté de la baie pour le seul plaisir.

Mais elle était sincère en affirmant qu'elle aimerait revoir Port-Royal qui était un endroit charmant avec ses maisons de bois, aux toits de bardeaux ou de chaume, ses deux églises, son moulin à roue, ses grandes prairies alentour d'où s'élevait le meuglement des troupeaux.

Elle n'en avait jamais voulu à l'innocente bourgade acadienne, encadrée de cerisiers et de bouquets de lupins géants, des affres qu'elle y avait traversées.

Chapitre 24

Colin Paturel lui avait fait porter un mot par son scribe Martial Berne.

Le jeune garçon, lorsqu'il n'était pas à vagabonder sur les flots, lui servait de secrétaire. Le gouverneur avait à lui demander conseil pour statuer sur le sort de nouveaux arrivants.

L'ancien pirate, assis derrière un énorme bureau de chêne couvert de liasses de papiers dans un fauteuil à haut dossier genre cathèdre d'évêque destiné à impressionner les plaignants ou revendicateurs qu'il recevait à certaines heures, étudiait et cochait avec soin une liste de noms.

L'ayant invitée à s'asseoir, il la pria de l'excuser de l'avoir dérangée. Sans mettre en compte l'absence de M. de Peyrac qui inspectait les chantiers de radoub, il pensait que l'opinion d'une femme l'aiderait à voir plus juste dans une décision à prendre pour des personnes dont la mentalité et les réactions n'étaient pas toujours des plus simples et qu'il n'était pas facile de deviner.

Il s'agissait du groupe de Wallons et de Vaudois dont Nathanaël de Rambourg faisait partie et qui avait demandé aux huguenots de La Rochelle, rencontrés à Salem, de leur donner l'occasion de se retrouver parmi des compatriotes français.

Mais, arrivés à Gouldsboro, ils se montraient indignés de voir qu'on y trouvait des catholiques, des églises, des croix, qu'on y disait la messe, qu'on risquait de rencontrer des prêtres-aumôniers, des moines franciscains et jusqu'à des jésuites. Gabriel Berne qui les recevait en l'absence de Manigault et de Mercelot, oubliant qu'il avait été l'un de ceux qui s'étaient le plus insurgés contre cela, l'avait pris de haut.

– À Gouldsboro, c'est ainsi ! Nous autres, huguenots de La Rochelle, qui vous valons bien dans l'observance de la religion, nous nous en sommes accommodés. Faites comme nous ou retournez d'où vous venez !

Alors, ils étaient venus se plaindre au gouverneur. Allait-on vraiment leur imposer d'entendre ces cloches, de voir ces processions et ces bannières ?

L'œil bleu de Colin Paturel les avait observés, perplexe. C'était un curieux mélange. Lui qui avait vu toute sorte de formules parmi les enfants du Christ, ceux-là, il était difficile de les situer.

Angélique, peut-être, saurait-elle lui indiquer d'où ils venaient et ce qu'ils voulaient ?

Angélique lui dit qu'à part Nathanaël qui était un ami de son fils aîné, et appartenait à la religion réformée officielle, c'est-à-dire celle née après l'édit de Nantes, elle n'était pas beaucoup plus renseignée que lui. Le dénominateur commun avec la population de Gouldsboro, c'était qu'ils étaient français d'origine et de langue.

D'après ce que lord Cranmer lui avait expliqué, les Wallons étaient issus des premiers réformés calvinistes du nord de la France et de Lille, Roubaix, Arras qui avaient fui l'inquisition espagnole lorsque celle-ci s'était installée dans les Flandres à la suite de sa cession à la couronne d'Espagne. Réfugiés d'abord aux Pays-Bas, en région wallonne, puis dans les Provinces-Unies, à Leyde entre autres, Delft et Amsterdam, ils s'étaient mêlés aux dissenters anglais, comme eux exilés, de sorte qu'on en trouvait un grand nombre parmi les pèlerins du Mayflower. Et c'était un Wallon, Peter Minuit, qui avait donc acheté pour les Néerlandais l'emplacement de la Nouvelle-Amsterdam, devenue New York.