Quant aux Vaudois, descendants des « pauvres de Lyon », une secte chrétienne fondée au XIIe siècle par un nommé Jean Valdo, rebelle à l’Église à laquelle il reprochait ses richesses, avant même les Cathares du Languedoc, c'était la première fois qu'elle en voyait. Elle les croyait exterminés depuis longtemps car ils avaient été impitoyablement persécutés jusqu'au XVIe siècle. En fait, quand la Réforme était survenue, ils s'y étaient mêlés, beaucoup quittant leur refuge alpin où se terraient les derniers survivants. Dès lors, ils avaient suivi les vicissitudes des calvinistes français, subissant trêves, persécutions et exil.
Ce qui caractérisait ceux-là, c'est qu'ils étaient, plus que les autres, repliés sur eux-mêmes, leurs traditions et leur langue française, parce que habitués à vivre parmi des étrangers.
Après réflexion, Angélique suggéra qu'on les installât au camp Champlain où il y avait toute une colonie anglaise, des réfugiés de Nouvelle-Angleterre entre autres. Habitués à entendre parler anglais autour d'eux, ils seraient peut-être moins dépaysés au début, et loin des cloches « papistes ».
Colin sourit. C'est bien ce qu'il attendait d'elle. Trouver pour les nouveaux venus un modus vivendi qui les aide à prendre patience dans l'inconfort de leur errance. Il écrivit une note à faire porter à Gabriel Berne.
Depuis son entrée dans la salle, Angélique percevait un détail nouveau, inhabituel, et le cherchait des yeux. Cette pièce qui était la salle de conseil du comte de Peyrac et parfois celle des banquets aux premiers temps de son installation sur la côte, cette même pièce où les deux hommes s'étaient affrontés, était devenue la maison commune et le greffe de l'endroit. Salle de justice aussi et bureau du gouverneur. Ce fut en regardant Colin Paturel tremper sa plume dans l'encrier et jeter un regard sur la liste des noms qu'il recopiait qu'Angélique sut ce qui l'intriguait comme une innovation qui ne lui serait jamais venue à l'esprit.
– Oh ! Colin... s'exclama-t-elle. Tu sais lire ?... Tu sais écrire ?...
– J'ai appris ! fit-il en levant les yeux de son travail.
Il y avait comme une naïve fierté dans son regard de lui faire cette surprise.
– Il aurait été mal venu pour un gouverneur de ne pouvoir déchiffrer et juger par lui-même de tous les papiers, rôles des navires, suppliques, contrats, qu'on lui met sous les yeux et qu'on lui demande de parapher et de juger ! Le pasteur Beaucaire a eu la patience de m'enseigner et il s'est avéré que je n'avais pas une caboche trop dure pour apprendre. Jusque-là, je ne m'en étais pas trop fait besoin. Sur les navires où j'étais mon maître, il y avait toujours à bord un second, ou l'aumônier ou le chirurgien, pour s'occuper des écritures. Voici ce que je dois à Gouldsboro. Auparavant, où aurais-je trouvé l'occasion, moi qui ai quitté, mousse, Le Havre-de-Grâce dès quatorze ans, le temps, le goût et la possibilité d'apprendre à lire : au bagne de Moulay Ismaël ? En bourlinguant sur la mer de Chine et dans tous les azimuts ? Au début, le jeune Martial Berne m'a aidé, mais la tâche s'agrandissant, il me sert maintenant de secrétaire pour classer les dossiers. Il va partir pour le collège et il me faut trouver un autre jeune homme capable de le remplacer.
Angélique pensa à Nathanaël de Rambourg. Le rôle lui conviendrait. Elle expliqua à Colin qu'il y avait « quelque chose » entre le jeune noble exilé et la petite Séverine Berne. Il serait encouragé à rester et cela leur permettrait de se mieux connaître.
Une longue et mince silhouette apparaissait sur le seuil et se glissait à l'intérieur. Ce n'était pas Nathanaël, mais le vieux nègre Siriki, le serviteur des Manigault.
Il serrait sur son cœur précieusement un paquet. C'était, paraît-il une pièce de drap fin d'un beau rouge amarante qu'Angélique et M. de Peyrac lui avaient ramenée de leur voyage afin qu'il pût se tailler une nouvelle livrée. Car celle qu'il avait sur le dos lorsqu'il avait quitté La Rochelle, et qu'il aurait souffert de ne pas revêtir quotidiennement pour servir ses maîtres à table, commençait à montrer la corde.
Au cadeau étaient joints deux galons de fil d'or pour les broderies des revers des manches et du col, et une écharpe de linon garnie à chaque extrémité de dentelle de la largeur d'une main. Il l'avait déjà nouée en rabat autour de son cou. Angélique lui conseilla de demander l'aide des filles de la sage-femme irlandaise qui étaient expertes en travaux de couture.
Cependant, il était visible qu'il n'était pas venu la rejoindre chez M. Paturel seulement pour exprimer sa reconnaissance.
Il s'assit sur la pointe d'un siège, son paquet sur les genoux. Son regard allait de l'un à l'autre avec anxiété, mais il tenait le cou très droit avec beaucoup de dignité. C'était, de tout Gouldsboro, le personnage qui présentait le plus de distinction et la démarche la plus noble.
– Parlez, mon cher Siriki, l'encouragea Angélique. Vous savez que c'est avec la plus grande joie que nous écouterons et accéderons à votre requête si vous en avez une à nous adresser.
Siriki hocha la tête. Il ne doutait pas de leur bonté. Mais il dut encore avaler sa salive plusieurs fois et vérifier la bonne tenue de son jabot de dentelle, avant de se décider à parler.
Angélique savait qu'il commencerait de loin et, sans doute, par l'incidence la moins concernée par ce qui lui tenait à cœur.
Il parla donc d'abord de son jeune maître, Jérémie Manigault, qui atteignait l'âge de onze ans et que ses parents songeaient à envoyer étudier chez les Nouveaux-Anglais, au collège de Harvard. Puis il fit allusion à la triste situation qui n'était pas sans lui être infiniment pénible, qui éloignait du foyer des Manigault un enfant de trois ans, Charles-Henri, dont il pouvait se considérer lui, Siriki, comme le grand-père adoptif, car il avait quasiment élevé sa mère, la petite Jenny, ainsi que les autres enfants des Manigault.
Cette suite d'événements lui avait inspiré le désir – il baissa les paupières afin de rassembler son courage avant de se livrer à un tel aveu – de s'assurer à son tour une lignée, à lui, pauvre esclave, et ce rêve qui le tourmentait depuis quelque temps avait soudain pris corps, lorsqu'il avait aperçu parmi les passagers débarquant de L'arc-en-ciel la grande femme noire que M. de Peyrac avait achetée au Rhode Island.
Quelque chose en lui, de sourd et de terrible, avait crié :
« Elle est de ta race. Elle est du pays de ta naissance. »
Il rouvrit les yeux et fixa Colin Paturel :
– J'ai remarqué que tu devisais avec elle et connaissais l'idiome de sa tribu.
– En effet. C'était la langue de la grande sultane Leila, la première femme de Moulay Ismaël, sultan du royaume de Marocco et de ce pays venait aussi le grand eunuque Osman Ferradji. Tous deux étaient issus de ces régions du Sahel, Soudan, Somali, au centre de l'Afrique, en lisière de la forêt au sud et du désert dans le nord. Les peuples y sont nomades, éleveurs de buffles sauvages et de très haute taille.
– C'est cela ! Je ne suis pas certain, murmura Siriki. J'ai tendu l'oreille à vos paroles, mais aucune réminiscence ne s'est levée en moi. J'étais fort jeune lorsque les marchands arabes, venus par le Nil, m'ont capturé. De marché en marché, j'étais arrivé à La Rochelle et là, M. Manigault m'a acheté dans un lot qui devait partir pour les Indes occidentales. Partout j'avais été jugé trop maigre et trop grand pour mon âge et ne pouvant servir à rien. J'étais malade. Amos Manigault a eu pitié de moi. Dieu le bénisse.
Angélique ne s'étonnait pas d'entendre le « vieux » Siriki parler de lui-même comme d'un jeune esclave acheté par un marchand qui, à cinquante ans, avait l'air plus jeune que lui. Mais elle avait remarqué que les Noirs, dès la puberté, très vite paraissaient des adultes de trente ans et, aussi subitement, on leur voyait des cheveux blancs alors qu'ils n'avaient pas atteint la quarantaine.
Siriki, et Kouassi-Bâ que l'on considérait depuis longtemps comme des « anciens » n'avaient sans doute pas dépassé cet âge.
– Je me suis informé, continuait Siriki. La jeune négresse « marronne » que vous avez aussi achetée va bientôt mettre au monde un enfant dont le père est ce « bantou » africain de la forêt qui l'accompagne. Elle est née à la Martinique. Je ne connais pas toute leur histoire car elle se tait, et l'autre, le bantou de la forêt, ne connaît d'autre langage que celui des grands singes.
Colin Paturel l'interrompit.
– Tu te trompes, Siriki. Il parle le swahili qui est une des langues véhiculaires de l'Afrique des côtes de l'Atlantique à celles de l'océan Indien.
– Pardonne-moi, je n'ai pas voulu insulter un frère dans le malheur. Et que m'importent ces langues africaines que je ne comprends pas. Ce que j'ai compris, c'est que leur enfant va bientôt naître à Gouldsboro. Alors mon rêve est devenu de plus en plus proche. Je vous disais ma tristesse de voir partir mon petit maître Jérémie. Un foyer vide d'enfants engendre la morosité. La pauvre Sarah n'y résistera pas, je la connais.
Il parlait toujours avec une indulgence protectrice de Sarah Manigault, la mère, considérée comme une femme autoritaire et qui malmenait son entourage, mais qu'il était le seul à savoir calmer quand elle se mettait en rage contre ses voisins et à consoler lorsqu'elle s'abandonnait à des crises de mélancolie en pensant à sa belle maison de La Rochelle qu'elle avait dû quitter précipitamment un matin et à sa vaisselle de faïence de Bernard Palissy qu'elle avait abandonnée dans sa fuite sur la lande, qui avait été piétinée et brisée par les chevaux des dragons du roi, lancés à leur poursuite.
Tous ces soucis de la famille qu'il assumait, le persuadaient de plus en plus de la bienvenue de son rêve.
– Ce que j'ai compris, expliquait-il, c'est que rien n'empêchait qu'à Gouldsboro viennent se mêler à nos petits enfants qui courent sur la plage, nos petits enfants blancs de la couleur blanche de la lune, ou nos petits enfants indiens couleur de l'or, des petits enfants couleur de nuit, et qui pourraient être les miens.
Ayant enfin tout dit de son grand rêve, il fit silence.
Puis, reprenant sa plaidoirie, il demandait humblement à Colin Paturel de bien vouloir parler pour lui à la « noble dame du Sahel », au cas où elle serait libre de choisir sa destinée. Car il ignorait en quelle intention M. de Peyrac en avait fait l'acquisition. Il regarda vers Angélique avec espoir. Mais elle l'ignorait aussi. Ce qu'en avait dit Séverine à propos de Kouassi-Bâ n'était que suppositions et si Colin savait quelque chose de plus qu'elle, il n'en laissa rien paraître.
Siriki, sentant que son affaire était entre des mains amicales, se retira rayonnant.
Lui parti, Colin reconnut qu'il était à peine au courant de cette acquisition d'esclaves. Angélique, pour diverses raisons, n'avait pas eu le temps d'interroger son mari.
Angélique voulut se charger d'aller porter la missive pour Gabriel Berne à son domicile. Cela lui donnerait l'occasion de s'asseoir au calme avec ses amis.
*****
Des pêches dignes des rivages évangéliques étaient déversées et triées sur les échafauds du port, et vendues à la criée et les ménagères avaient fort à faire pour préparer les réserves d'hiver qui changeraient un peu de l'ordinaire quand la tempête ou la glace rendraient la sortie des barques en mer dangereuse.
Abigaël, aidée de Séverine, dans des jarres remplies d'eau et de vinaigre, et fortement additionnée d'épices, dont à Gouldsboro heureusement on ne manquait pas comme dans les autres établissements français, mettait des filets de maquereaux et de harengs. Égouttés après avoir cuit à très lent bouillon pendant quelques minutes et préparés avec très peu de sel, on les conserverait au frais dans les coins de caves creusées à même la terre et non chaulées, là où se gardaient aussi tubercules et racines, tels que carottes, navets, pommes de terre.
Après avoir parlé de la situation des Wallons, des Vaudois et au passage de Nathanaël de Rambourg, ce qui rendit Séverine rêveuse, Angélique prit congé car l'heure tournait et elle avait encore d'autres visites à faire.
– Je vais avertir Martial qu'on lui a trouvé un successeur pour tenir les écritures de M. Paturel, dit Abigaël en l'accompagnant jusqu'au seuil.
Elle termina un peu vite sa phrase, comme si le regard qu'elle avait jeté vers l'ouverture ensoleillée de la porte lui avait laissé découvrir quelque chose ou quelqu'un dont la vue la saisissait.
Regardant à son tour dans cette direction, Angélique aperçut deux silhouettes noires de pénitentes, Ruth et Nômie, suivies d'Agar, qui montaient vers la maison des Berne. Elle se demanda pourquoi elles avaient revêtu leurs capes allemandes.
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