Elle resta sur le seuil à les attendre. Elle était peinée, sinon surprise, du mouvement de réticence qu'elle avait senti chez Abigaël à leur vue.
Il existait pourtant, à ses yeux à elle, une ressemblance fraternelle entre Abigaël et les quakeresses magiciennes de Salem : la dignité et la pudeur retenues, les mêmes douces et mesurées façons de se déplacer sans agitation, de tenir la tête bien haute, modestes mais non sans grâce, selon le maintien recommandé par la religion calviniste à ses adeptes femmes, ajoutaient au charme de leur beauté blonde, un peu virginale.
Comme Abigaël, Française de La Rochelle, Ruth et Nômie, Anglaises du Massachusetts, avaient ce demi-sourire plein de modestie et de bonté accueillante.
Pourtant, Angélique n'était pas dupe de la méfiance qu'elles inspiraient et, en les regardant venir à elle, elle s'en demandait la cause, ne trouvait l'explication de ce refus que même les meilleurs leur opposaient, non pas en elles, pauvres innocentes, mais en ce morose instinct de l'être déchu, qui voit en la beauté, en l'illumination du cœur, en la trop parfaite image de la sérénité et du bonheur, un reflet du paradis perdu et qui le renie d'autant plus qu'il l'envie.
Celui aussi qui, dans sa paresse de pensées et sa crainte d'être chassé du troupeau, dirige ses forces de haine envers ceux qui, par leurs paroles ou leur comportement, se différencient de la loi commune, à l'abri de laquelle lui s'était réfugié.
Que pouvait-on leur reprocher d'autre, elles dont les mains offertes et le regard lumineux ne dispensaient que charité ?
Elle entendit derrière le pas de Séverine qui s'arrangeait pour quitter la maison par l'arrière. Elle non plus ne les aimait pas.
Mais Abigaël, toujours vertueuse, demeura à ses côtés et répondit en anglais, avec sa grâce habituelle, à leur salut. Elle les priait d'entrer et de s'asseoir, posait une cruche et des boissons sur la table, mais les deux jeunes femmes déclinèrent l'offre. Et Angélique elle-même resta debout ainsi qu'Abigaël.
Seule Agar s'agenouillait sur le seuil, appuyée contre le chambranle, regardant tour à tour vers l'horizon, puis à l'intérieur de la maison où elle ne semblait soucieuse que de rencontrer le regard du chat, assis avec componction à l'angle d'un vaisselier, et qui par intermittence clignait des paupières en sa direction.
Sans un mot, Ruth Summers tendit à Angélique un pli de parchemin dont le cachet de cire était rompu.
Les mots d'anglais de cette missive lui parurent fort hermétiques et elle dut à plusieurs reprises leur demander des explications car il s'agissait d'une lettre du tribunal de Salem et en toute langue, il n'y a rien de plus abscons que les termes juridiques employés dans un document officiel et d'assignation ou de convocation, émanant d'une haute cour réunie pour décider du sort de simples individus qui, bien souvent, savent à peine lire sinon à peine parler... Ce n'était pas le cas pour Ruth et Nômie. Elles étaient savantes. Elles purent expliquer que ces mots incongrus signifiaient que si, dans moins de huit jours, elles ne s'étaient pas présentées devant le tribunal de la ville, capitale de l'État du Massachusetts, leurs « maisons et biens » seraient brûlés et qu'une dizaine de concitoyens, choisis parmi ceux que l'on savait de leurs amis quakers ou autres, seraient convoqués, jugés et condamnés à leur place à être expulsés ou... pendus.
– Mais quelle mouche les pique ? s'écria Angélique. De quoi peuvent-ils vous accuser encore et sur quel délit vous condamner ?
Ruth secoua la tête sans émotion.
– Je sais ce qui se cache derrière. Un des matelots du bateau de pêche qui m'a apporté ce pli m'a confié que le vieux M. Samuel Wexter est au plus mal. Lady Cranmer s'est débattue pour obtenir des juges ce document afin que nous revenions au plus vite le sauver.
Tels vont et viennent les sentiments des hommes. Dans le malheur, Salem, tourmentée par la peur de la mort et les secrètes tendresses que les plus rigoristes ne pouvaient s'empêcher de vouer aux leurs : parents ou enfants, Salem réclamait ses quakeresses magiciennes. Salem ne pouvait s'en passer. Mais ce n'était que rémission.
Angélique fut saisie d'angoisse. Non seulement à la pensée que ces deux merveilleuses créatures allaient disparaître de son horizon, mais à la pensée du sort qu'à plus ou moins brève échéance, elles subiraient.
Là-bas, à Salem, dans cette Nouvelle-Angleterre à l'âme aussi glacée que ses rivages, au cœur aussi aride que sa terre, paralysée par une peur de chaque instant de l'enfer et par la crainte d'un Dieu omnipotent et sans pardon, dirigée par ce rameau du christianisme, tourmenté, émondé et raclé jusqu'à la sensibilité du bois écorcé, le congrégationalisme, cette confession née du Christ dont elle oubliait un peu plus chaque jour le message d'amour de la doctrine première parmi ces hommes au cerveau hanté de visions de flammes et travaillant sans cesse sur les mystères de la parole, ces savants et pasteurs qui œuvraient à la purification de l’Église dont ils avaient été chargés par le ciel et le peuple, ces ministres investis de pouvoirs sans mesure et qui veillaient aux intérêts divins, avec encore plus de farouche et tatillonne conscience qu'à leurs intérêts d'argent, ce qui les rendait incorruptibles et en disait long sur leurs compétences et leur acharnement, parmi ces « terribles honnêtes gens », elles étaient perdues.
Si les manifestations de l'intolérance puritaine s'étaient un peu effacées dans sa mémoire, elles lui revenaient aujourd'hui, elle ne pouvait oublier qu'elle l'avait, par moments, fortement ressentie lorsqu'elle les écoutait parler de leurs vies.
Là-bas, elles ne pouvaient sortir de leur cabane du fond des bois, sans risquer chaque fois les pires avanies, les pires sévices dont les insultes, les crachats, les lapidations, l'arrestation, l'exposition au pilori étaient mesure commune. L'accumulation des accusations contre elles, un jour, les amènerait au pied du gibet, ou ligotées sur une chaise dans l'eau de l'étang, où elles seraient plongées et replongées jusqu'à ce que l'eau, par leur mort, décidât qu'elles n'étaient pas coupables, ni possédées.
Là-bas, on les accusait passant devant la barrière d'une maison, d'en faire tourner la viande au saloir, le fromage dans l'égouttoir, d'avoir fait sécher sur pied les courges dans le jardin, fait noircir le lin à bouillir dans la lessiveuse, ternir les miroirs...
Si on ne les avait pas vues sur le chemin le jour où ces calamités survenaient, c'est donc qu'elles étaient passées de nuit, sur un balai, se rendant au sabbat.
La réalité des menaces qui les guettaient ne faisait pas de doute. Ce n'était pas une plaisanterie. Là-bas, leur sécurité de chaque jour se maintenait par miracle.
Des fous, poussés « par le diable », pouvaient se jeter sur elles et les violenter, des femmes jalouses au nom de la morale pouvaient les assaillir en pleine place du marché et les défigurer à coups de griffes ou avec du vinaigre bouillant.
Il y avait des périodes de grâce comme celles qu'elles venaient de traverser, où d'autres événements avaient détourné les esprits inquiets de leur maniaque surveillance, mais l'hiver viendrait qui ralentit les travaux des champs et les trafics de la mer, entraînant l'homme à se pencher sur lui-même et ses livres saints, méditations entretenues par les quotidiens sermons et le hurlement des tempêtes de l'Atlantique, le sifflement des rafales de neige autour de sa maison ou de la meeting house, peuplée d'êtres transis de froid et de terreur sacrée.
– Ruth, dit-elle à voix haute. Je vous en supplie, ne retournez pas à Salem. Cette lettre est un piège. Au moment où vous montiez à bord de L'arc-en-ciel, j'ai surpris l'expression de bien des visages parmi la foule qui nous entourait et j'ai été effrayée. La mimique des hauts personnages qui étaient venus au port et qui donnaient des ordres aux miliciens de leur escorte pour vous arrêter, ne m'a pas échappé. Heureusement, les soldats n'ont pas osé intervenir, ce qu'ils n'auraient pu faire sans provoquer une bagarre avec les mercenaires de notre propre escorte. Notre qualité d'étrangers que l'on tenait pour diverses raisons à honorer et à ne pas insulter gravement, les a empêchés de vous retenir de force à terre, grâce surtout à la présence de nos hommes d'équipage en grand nombre et bien armés. Nos hallebardiers espagnols vous entouraient et sachez que ce n'était pas par hasard que mon époux les avait fait disposer ainsi.
« Si vous retournez là-bas, jamais plus vous ne pourrez vous échapper de ces lieux où la persécution ne cessera désormais jamais contre vous. Les guérisons que vous opérez ne seront pas suffisantes pour qu'un jour les consciences s'ouvrent et qu'on vous rende justice et qu'on vous laisse en paix. Vos pouvoirs bénéfiques vous préservent jusqu'ici, mais ils peuvent aussi bien se retourner contre vous si l'on s'avise encore de proclamer que vous les tenez de Lucifer. Et c'est moins le bien que vous faites qui les encourage à patienter envers vous que la certitude qu'étant à Salem, vous ne pourrez échapper au châtiment. Voilà pourquoi ils veulent que vous reveniez. Il leur est insupportable d'envisager que la main de leur justice ne peut plus s'abattre sur vous, que pèse sur leur conscience le reproche divin d'avoir laissé s'enfuir des « créatures du diable » comme ils vous désignent, sans leur avoir fait payer leurs forfaitures. Ce n'est pas une folie que l'on peut raisonner puisqu'elle se croit de droit et de raison et qu'elle est si profondément ancrée en eux.
« Le vieux Samuel Wexter, aujourd'hui, peut s'autoriser une sereine philosophie, mais, pendant les années où il était responsable du gouvernement de la ville, vous savez comme moi qu'il a fait pendre nombre de « pécheurs » pour des crimes qui n'avaient rien à voir avec des crimes de droit commun : vols, meurtres ou autre violence envers la société, mais pour des fautes comme l'inobservance aux offices, des attitudes, des réflexions mécréantes ou qui contraient son pouvoir, et qui suffisaient pour qu'une sentence de mort soit prononcée.
« Roger William, qui a fondé l'État du Rhode Island, pourquoi a-t-il été obligé de s'enfuir en plein hiver dans la forêt, si ce n'est parce que sa vie était menacée ? Lui qui était, de Salem, un des plus zélés pasteurs dont les sermons attiraient les foules. Mais réclamait plus de liberté pour les consciences, des lois religieuses moins sévères, plus de charité chrétienne en somme pour le pauvre peuple qui en perd la tête. Dites-moi si je me trompe ? Si j'ai mal jugé de l'esprit en Nouvelle-Angleterre, surtout de celui de Boston ou de Salem, John Wintrop n'ayant rompu avec Salem et fondé Boston que pour proclamer des lois encore plus intolérantes et rigides. Dites-le-moi : me trompé-je ?
Elles secouèrent la tête négativement.
– Croyez-moi, il y en aura toujours un dans votre gouvernement qui, dans sa crainte que les commandements ne soient pas respectés avec assez de rigueur, dans sa hantise qu'un relâchement ou une indulgence apparents entraînent au mal les âmes faibles, qui, s'avisant brusquement d'un moment de grâce comme celui que nous avons connu en ce séjour à Salem, s'affolera, rappellera que l'on doit toujours rester en éveil pour servir Dieu, que les malheurs qui accablent les justes, comme ces guerres indiennes et ces massacres d'innocents aux frontières, sont dus à la négligence coupable, à l'oubli des préceptes, et que, pour apaiser le courroux du Seigneur, il faut immoler ceux par qui le scandale arrive, faire amende honorable en prouvant par des condamnations que la torpeur dangereuse a cessé ; il y en aura toujours un qui voudra être plus exigeant que l'autre et qui fera surenchère, jusqu'à ce que la folie s'empare d'eux, car c'est la fatalité qui s'abat sur tout gouvernement de coercition que de ne plus voir d'autre issue pour obtenir obéissance que la persécution du bouc émissaire. Le bras ne peut plus s'arrêter de frapper, les juges de condamner.
« Oh ! Je les connais si bien. Je crois les entendre ! Ils ont de précieuses qualités, c'est vrai, d'intelligence, de foi et de courage, et par l'estime que je leur portais, j'ai pu endormir leur méfiance, quoique femme. Mais ils se réveillent et leur colère n'en est que plus grande envers vous. Je vous en supplie, ne partez pas.
Elle s'arrêta, un peu essoufflée, en se disant que cette forme de discours, cher aux Anglais puritains et aux réformés en général, semblait avoir déteint sur elle.
Ruth et Nômie l'écoutaient dans une belle immobilité de fidèles au sermon, et, jusqu'à la fillette dans son berceau, tous lui prêtaient l'attention qu'inspire une voix pathétique et convaincante. Mais elle voyait sur les lèvres de ses deux interlocutrices ce sourire résigné, un peu désabusé qu'elles avaient devant sa fougue à réclamer justice et liberté pour elles, et cette expression de doute la relança dans son désir de les encourager à rester et ainsi à sauver leurs vies.
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