Gouldsboro ! Le fief de Joffrey de Peyrac. Leur domaine ! Le refuge. Mais que c'était loin Gouldsboro !
Pas une voile sur l'estuaire...
Peu d'heures auparavant, même pas vingt-quatre heures, la vieille Sarah William avait pris le visage d'Angélique entre ses mains et lui avait dit : « L'Amérique ! L'Amérique ! Sauvez-la ! »
Un dernier message, un peu fou. Car la mort était là déjà, tapie dans les buissons, qui allait fondre sur elle.
Était-ce une angoisse de cette sorte qu'Angélique éprouvait maintenant dans le soir désert à l'odeur d'algues, de brume et de carnage ?
– Hayh ! dit Piksarett en posant la main sur son épaule.
Du doigt, il lui désignait deux silhouettes humaines, montant par un sentier du rivage. Elle eut un moment d'espoir, mais reconnut très vite, à son chapeau pointu, le vieux medecin's man John Shapleigh et son Indien.
Ils coururent tous à lui afin de s'informer. Il leur dit qu'il venait de la plage et que là-bas les Indiens Sheepscot avaient tout brûlé. Une embarcation ? Y avait-il une embarcation ? Non.
Les habitants qui avaient échappé au scalp ou à la captivité s'étaient réfugiés dans les îles avec leurs barques.
Voyant le désespoir des pauvres gens de Brunschwick-Falls il finit, non sans grimaces et réticences, et aussi parce qu'Angélique demandait qu'il les conseillât, par proposer de les conduire jusqu'à une cabane qu'il possédait à dix miles de là sur la baie de Casco. Ils pourraient s'y reposer et s'y soigner... En attendant, malgré le peu d'agrément qu'il y avait à passer une nuit en plein air dans cette bruine, la plupart d'entre eux, et Angélique elle-même, répugnaient à quitter les lieux du rendez-vous. Le navire de Gouldsboro avait peut-être du retard. Qui sait s'il ne surgirait pas dans quelques heures ou le lendemain à l'aube ?...
La question fut tranchée par l'apparition subite, au tournant du bois, d'un petit groupe d'une dizaine d'Indiens Sheepscot.
Piksarett et ses guerriers s'élancèrent promptement dans une direction opposée et disparurent aux yeux de tous.
Par bonheur, Shapleigh et son acolyte étaient en bons termes avec les nouveaux venus. Le vieux Shapleigh, un homme de médecine digne de leurs meilleurs « jongleurs », était fort respecté dans la région où il « exerçait » depuis plus de trente ans. Son ascendant lui permit d'étendre sa protection sur Angélique et ses compagnons. Les Sheepscot poussèrent l'obligeance jusqu'à proposer de surveiller l'arrivée possible des navires en ce point de la côte. Ils prirent avec soin le signalement du Rochelais et promirent, s'ils le voyaient, de l'envoyer à la pointe Maquoit, où le vieux Shapleigh avait sa cabane.
Chapitre 9
Joffrey de Peyrac avait bondi.
– Quoi ? Que dites-vous là ?
On venait de lui apprendre que Mme de Peyrac était partie seule pour le village de Brunschwick-Falls avec son fils afin de reconduire la jeune Anglaise. La nouvelle lui avait été mentionnée incidemment par Jacques Vignot qui le rejoignait au cap Small, dans les environs de Popham, où le comte s'était rendu deux jours auparavant avec le baron de Saint-Castine.
Des caisses contenant des marchandises de traite retardées par le manque d'embarcations arrivaient de Houssnock, escortées par le charpentier et un soldat.
– Mais quel jour Mme la comtesse a-t-elle pris cette décision étrange ?
– Quelques heures après votre propre départ, monsieur, le même jour...
– Ne lui avait-on pas remis le message où je l'avertissais de mon absence possible de quelques jours et la priais de m'attendre patiemment au poste du Hollandais ?
Les deux hommes n'en savaient rien. « Quelle imprudence ! songeait Peyrac. Avec ces bruits de guerre courant. Le poste du Hollandais était en revanche une sorte de camp retranché... Aucun risque. Mais s'enfoncer à l'intérieur des terres, presque sans escorte... »
– Avec qui sont-ils partis ?
– Les deux Maupertuis.
– Quelle étrange idée ! Mais quelle idée ! s'exclama-t-il avec colère.
Intérieurement, il pestait contre Angélique, se défendant mal d'une anxiété profonde qui brutalement l'assaillait.
Quelle idée, vraiment ! C'était inconcevable. Elle n'en faisait qu'à sa tête ! Quand il la reverrait, il la tancerait d'importance, lui ferait comprendre que, malgré leur situation privilégiée, la contrée de longtemps ne serait pas sûre, particulièrement à l'ouest du Kennebec. Il calculait. Trois jours s'étaient écoulés depuis son propre départ vers la côte et celui, visiblement simultané, d'Angélique vers l'établissement des frontières... Mais où pouvait-elle se trouver maintenant ?...
La pluie tombait, la brume cachait la baie où la marée montante murmurait, lovant ses courants torrentiels autour des îles à demi submergées.
Par la faute de ces marées d'équinoxe, beaucoup de ceux, Européens ou Indiens, qui devaient se rendre à ce rendez-vous par la mer s'étaient trouvés retardés. Le grand chef Tarratine Mateconando désirait que tout son monde fût présent. En attendant, on s'était livré à des pourparlers préliminaires. Dimanche, le chapelain du baron de Saint-Castine, un moine Récollet fort barbu et plus tanné qu'un pirate, avait célébré la messe. Enfin, mardi, ce matin même, toute la population de ce que l'on appelait plus précisément, parmi les circonvolutions infinies de la côte, le petit golfe du Maine, se trouvait réunie. Les dernières caisses de présents venaient d'arriver. La cérémonie allait commencer. C'est alors que Peyrac apprenait l'escapade d'Angélique. Où pouvait-elle se trouver aujourd'hui ? Était-elle revenue à Houssnok ? Ou bien, suivant le plan qu'ils avaient discuté ensemble auparavant, avait-elle gagné, par la rivière Androscoggi, l'une des branches de l'estuaire du Kennebec, la baie de Merrymeeting où Corentin Le Gall devait les attendre avec le petit bateau Le Rochelais ?...
Dans le doute, il se décida à faire appeler son écuyer, le Breton Yann Le Couennec. Il lui recommanda tout d'abord de bien se restaurer, de vérifier l'état de son armement et ses souliers, et de se mettre en mesure d'effectuer une course des plus rapides. Puis il s'assit à l'écart, griffonna quelques mots tandis qu'un des soldats espagnols de sa garde lui tenait avec déférence sa corne d'encre.
Quand le Breton se présenta, prêt au départ, il lui remit le message, mais en y ajoutant de vive voix ses instructions particulières.
Si Yann trouvait Mme de Peyrac au poste du Hollandais, ils devaient tous plier bagage et les rejoindre ici. En revanche, si elle n'était pas encore revenue de Brunschwick-Falls, lui, Yann, devait s'y rendre à son tour, et en consigne générale il devait mettre tout en œuvre pour retrouver Mme de Peyrac coûte que coûte, où qu'elle fût... et ensuite lui faire regagner Gouldsboro... par le plus court chemin.
L'homme s'éloignait, nanti de ces strictes recommandations. Peyrac dut faire un effort considérable pour chasser son souci lancinant concernant Angélique et reporter toute son attention sur la rencontre qui allait se dérouler.
À l'appel du baron de Saint-Castine, tous ces pauvres gens étaient venus de loin, parfois non sans péril, pour le rencontrer.
Et, s'ajoutant aux Indiens des principales tribus de l'endroit, il y avait quelques-uns des Blancs dispersés qui, sans considération de leurs différences de nationalité ou des antagonismes de leurs royaumes d'origine, avaient tenu à s'assembler et à tenir conseil autour du seigneur français de Gouldsboro.
Des commerçants anglais de Pemaquid, de Croton, d'Oyster River – la rivière des huîtres – de Wiscasset, de Thomaston, de Woolwic, de Saint-George, de Névagan, en tout une vingtaine d'Anglais ou traitants des petits comptoirs disséminés dans les fjords de la baie de Muscongus, de la rivière. Damariscotta et l'entrée du Kennebec. Les jumelant souvent, leurs voisins ennemis avec lesquels, lorsqu'on ne s'entre-tuait pas, on échangeait les ustensiles de ménage et le lait des quelques rares vaches, les Français acadiens colons ou pêcheurs, un Dumaresque ou un Galatin de l'île des Cygnes, où ils cultivaient fleurs, moutons et pommes de terre aux côtés des descendants directs d'Adam Winthrop de Boston, des Hollandais envoyés de Campdem, et même un vieil Écossais chenu de l'île Monegan, l'île de la Mer, l'orgueilleuse, avec ses falaises de granite, la plus isolée du golfe – un Mac Gregor qui était venu avec ses trois fils et dont les plaids de tartan colorés flottaient là-bas dans les rafales du vent, à l'autre bout du cap.
Aux Anglais et Hollandais, l'État du Massachusetts avait expressément recommandé de s'adresser au comte de Peyrac si un jour ils avaient besoin de protection dans leurs lointains établissements de cette sauvage côte du Maine, infestée de Français et d'Indiens sanguinaires, où il fallait être un peu fou pour se risquer.
Les Acadiens, eux, suivaient le mouvement du baron de Saint-Castine. Les Écossais, eux, n'en faisaient qu'à leur tête.
Bref, ils étaient tous là.
Une fois encore, songeant à Angélique, Peyrac maudit les femmes, dont les caprices, parfois charmants mais surgissant le plus souvent à contretemps, viennent troubler et compliquer l'œuvre des hommes.
Puis, se ressaisissant, il marcha au-devant de ses hôtes, encadré par sa garde d'Espagnols en cuirasse et morions d'acier.
Le baron de Saint-Castine l'escortait. Le grand chef Mateconando vint à sa rencontre dans sa plus magnifique robe de daim brodée de coquillages et de poils de porc-épic. Il coiffait ses longs cheveux gras, oints d'huile de loup-marin, d'un chapeau plat et rond de satin noir, à petit rebord, garni d'une plume d'autruche blanche qui datait d'au moins cent ans. L'un de ses aïeux l'avait reçu de Verrazano lui-même. L'explorateur florentin au service du roi français François Ier, passant par là avec sa nef de cent cinquante tonneaux, avait été l'un des premiers à nommer ce pays l'Arcadie à cause de la beauté de ses arbres. Le nom, un peu déformé, en était resté par la suite.
Sur ce couvre-chef d'un seigneur du XVIe siècle, la candeur liliale de la plume d'autruche, à peine jaunie, témoignait du soin avec lequel les Indiens, pourtant si sales et négligents, avaient conservé la relique.
Le plus grand des chefs ne le portait sur sa tête qu'en des occasions solennelles. Au chef Tarratine, Joffrey de Peyrac offrit une épée damasquinée d'or et d'argent, quelques étuis garnis de rasoirs, ciseaux et couteaux, dix brasses de « rassades » bleues. En échange, le sauvage lui remit quelques écailles de nacre et une poignée d'améthystes. Geste symbolique de l'amitié.
– Car je sais que tu n'es pas avide de fourrures, mais seulement de notre alliance.
« Comprenez-vous, avait dit Saint-Castine à Peyrac, je veux éloigner mes Indiens de la guerre, sinon dans quelques décennies ces gens-là n'existeront plus. »
Le grand chef Tarratine posait sur le baron Saint-Castine une main affectueuse et un regard admiratif.
De taille moyenne et même petite, mais d'une vigueur incroyable, agile, endurant, prompt, sensible, Saint-Castine avait gagné le dévouement de toutes les tribus côtières.
– J'en ferai mon gendre, confia Mateconando à Peyrac, et plus tard il me succédera à la tête des Etchemins et des Mic-Macs.
Chapitre 10
« Angélique !... pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé ! J'aurais dû l'emmener avec moi... Saint-Castine m'a pris au dépourvu. Je ne devrais jamais me séparer d'elle, ni jour ni nuit, pas un instant... Ma précieuse, ma folle chérie... Elle a eu trop longtemps une vie libre. Dès qu'on l'abandonne à elle-même, son indépendance renaît... Je dois lui faire comprendre les dangers qui nous entourent. Cette fois, je me montrerai sévère... Et maintenant, il faut écarter ce souci... Je dois me recueillir... Je ne peux décevoir ces hommes qui sont venus à moi. Je comprends ce que veut me demander en leur nom ce jeune Saint-Castine... Un garçon remarquable !... qui voit juste... Mais qui connaît les limites de ses propres forces... Ce qu'il me demande ?... N'est-ce pas une tâche sinon trop lourde, tout au moins irréalisable... Un rôle semé d'embûches... »
Le comte de Peyrac méditait, assis à même l'herbe drue, devant l'abri d'écorces qu'on avait dressé pour lui.
La cérémonie, le festin, la tabagie achevés, il s'était retiré à l'écart, disant qu'il désirait être seul quelques heures. Il fumait, les yeux fixés vers l'extrémité du promontoire où, par moments, le choc violent d'une vague plus haute mettait un panache blanc.
*****
Au front chevelu des rivages, l'océan venait se heurter, éclaboussant de son écume les pins, les cèdres, les chênes, les hêtres rouges gigantesques et parfois, quand le vent tournait, le sous-bois soufflait une haleine embaumée, aux parfums de jacinthe et de fraises sauvages. Joffrey de Peyrac fit signe à Don Juan Fernandez, le grand hidalgo qui commandait sa garde. Il le pria d'aller chercher le baron français. Mieux valait dialoguer avec l'enthousiaste Gascon passionné de son sujet que de rester seul, car sans cesse la pensée d'Angélique traversait son esprit comme une pointe aiguë d'appréhension et n'aboutissait à rien de bon. Le baron de Saint-Castine le rejoignit avec empressement et s'assit à ses côtés. En habitué du pays, il tira son calumet de ses basques et fuma aussi. Puis il se mit à parler. Leur conversation fut surtout un monologue de sa part, où passait tout un monde, avec ses rêves, ses projets, ses menaces...
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