Il criait presque.

– Naturellement, j'ai essayé d'expliquer cela à Québec, mais, baste ! ils disent que les Anglais sont des couards et qu'il faut les rejeter à la mer, balayer la côte d'Amérique de toute la vermine hérétique, protestante... C'est peut-être vrai. Les Anglais sont couards, mais aussi tenaces et trente fois plus nombreux que nos Canadiens, et la peur peut les rendre terribles, traîtres et rusés... Je les connais, les Englishmen, j'ai eu assez affaire à eux, j'en ai assez scalpé dans les combats. Oui, personne ne peut me reprocher d'être un mauvais officier français, j'ai plus de cent chevelures d'Anglais qui sèchent aux murs de mon fort de Pentagoët, que j'ai conquises, rassemblées avec mes Indiens dans nos combats contre les établissements de la Baie... Il y a deux ans, nous avons été presque jusqu'à Boston ; si notre roi nous avait seulement envoyé un seul bateau de guerre, nous l'aurions conquis. Mais il n'a pas un geste pour « son » Acadie française...

Il s'arrêta, essoufflé.

Puis, sur un ton de prière pathétique :

– Vous le ferez, n'est-ce pas, monsieur ? Vous nous aiderez ? Vous m'aiderez à sauver mes Indiens ?...

Le comte de Peyrac avait posé son front dans sa main et voilait son regard.

Il lui semblait qu'il n'avait jamais souhaité d'une façon aussi aiguë la présence d'Angélique à ses côtés.

Qu'elle fût là ! Qu'il pût la sentir contre lui ! Une douce et féminine présence miséricordieuse. Silencieuse, profondément, comme elle savait si bien l'être parfois, d'une façon subtile et mystérieuse qui n'appartenait qu'à elle.

Compréhensive dans son silence ! Compatissante.

Clairvoyante aussi.

Sa femme rachetait par sa présence tous les crimes et toutes les horreurs évoqués. Il releva la tête, affrontant le destin.

– Soit ! dit-il, je vous aiderai.

Chapitre 11

Le brouillard traînait sur l'estuaire si dense ce jour-là que les cris aigus des oiseaux de mer s'y étouffaient, voguant à travers les écharpes fumeuses de la brume comme les appels inquiets d'âmes en peine.

Sur le chemin du retour, vers Houssnok, Joffrey de Peyrac allait se séparer de Saint-Castine, lorsqu'ils aperçurent un navire remontant le Kennebec avec des allures de fantôme. Poussé mollement par un vent alourdi, le vaisseau passa près d'eux avec un froissement de soie. C'était un petit navire de commerce ou de course de cent vingt à cent cinquante tonneaux et son plus haut mât, où flottait une flamme orangée, dépassait à peine la cime aiguë des grands chênes centenaires qui bordaient la rive. Il passa et disparut comme un rêve, mais un peu plus tard, derrière le brouillard, ils entendirent le bruit de la chaîne d'ancre qui se déroulait. Le navire mettait en panne. Et quelqu'un vint à eux par le sentier mal tracé du bord de l'eau. Un marinier, en son maillot rayé de rouge et de blanc, la ceinture garnie de coutelas.

– L'un de vous n'est-il pas le seigneur de Peyrac ?

– C'est moi-même.

L'autre rejeta en arrière son bonnet de laine dans un geste de salut bref.

– Un message à vous porter de la part d'un vaisseau que nous avons croisé dans la baie au large de l'île Seguin avant de nous engager dans le courant de Dresden.

« Au cas où on vous rencontrerait, qu'ils ont dit, c'était le yacht Le Rochelais. Mme de Peyrac était à bord et vous fait dire qu'elle joint Votre Seigneurie à Gouldsboro.

– Oh ! Fort bien ! s'exclama Peyrac, très soulagé. Quand avez-vous fait cette rencontre ?

– Hier, un peu avant le coucher du soleil.

On était mercredi. Ainsi donc, se dit-il, Angélique avait mené à bien son équipée un peu inconsidérée au village de Brunschwick-Falls. Le Rochelais, qui croisait par là, avait pu l'embarquer comme convenu. Sans doute des raisons particulières de cargaison ou de vents avaient obligé Corentin Le Gall, le capitaine, à repartir. Rassuré sur le sort de sa femme et de son fils, le comte ne se préoccupait pas d'un retard possible pour lui. Il trouverait d'autres moyens de joindre lui-même rapidement son fief de Gouldsboro. Pas un instant il ne soupçonna que l'homme rencontré lui mentait, car ces tromperies-là sont rares dans le monde de la mer.

– Revenez avec moi sur Pentagoët, lui proposa le baron de Saint-Castine. Sans doute le chemin de terre est encore boueux et encombré de branches cassées par le dégel. Mais nous irons encore plus rapidement que par mer, s'il vous faut attendre un bon navire ou vous contenter de vos barques restées à Houssnok, qui feront leur chemin en prenant leur temps.

– L'idée est bonne, convint Peyrac... Holà ! l'homme !

Il rappelait le marin, dont la silhouette s'éloignait dans le brouillard.

– Voici pour vous, lui dit Peyrac en lui mettant dans la main une poignée de perles. Le matelot sursauta et le regarda, bouche bée.

– Des perles roses, des perles de « lambi ». Celles des Caraïbes...

– Oui... Vous en ferez toujours quelque chose, je gage. Il n'est pas donné à tous d'en posséder.

L'homme paraissait décontenancé par la splendeur du cadeau.

– Merci, monseigneur, balbutia-t-il enfin.

Il fit plusieurs courbettes précipitées et, regardant Peyrac, une lueur d'effroi naquit dans son regard.

Il les quitta comme s'il s'enfuyait.

Joffrey de Peyrac saurait plus tard que l'homme avait menti.

Chapitre 12

La demeure de George Shapleigh sur la baie Maquoit n'était qu'une cabane vétuste de rondins et d'écorces, éboulée par le vent, à l'extrémité d'un promontoire aux cèdres penchés. La barrière qui fermait l'enclos méritait à peine le nom de palissade. Mais Angélique et ses Anglais avaient mis presque un jour à franchir les trois lieues qui séparaient l'Androscoggi de cette presqu'île effilée, et l'abri leur parut bon.

Une vieille Indienne grasse, qui vivait là et qui était peut-être la mère de l'Indien accompagnant le vieux médecin, leur servit une purée de citrouilles, et ils mangèrent des clams, gros coquillages à la chair rosée et savoureuse, ressemblant aux palourdes bretonnes ou aux praires. Il y avait aussi dans la cabane quantité de remèdes : poudres, herbes et baumes dans des boîtes d'écorce. Angélique entreprit de soigner les blessés et les malades. Si fleuris que fussent les bois avec l'étoile d'argent de la trientala, la starflower, ponctuant partout l'herbe tendre, et malgré les roucoulements doux des tourterelles et des ramiers, leur marche avait été éprouvante. Il fallait soutenir et encourager les pauvres Anglais épuisés, harassés, blessés, terrifiés. Plus encore que les esprits mauvais qu'ils craignaient de rencontrer en traversant les marécages, elle, Angélique, redoutait pour sa part de voir surgir encore d'autres sauvages bariolés et hurlant, la hache levée.

Vingt cadavres allongés dans un vallon fleuri, le crâne sanglant, abandonnés aux oiseaux de proie tournoyant, que serait-ce de plus en ce printemps-là où près de trois mille guerriers partirent à l'assaut des établissements de la Nouvelle-Angleterre, en ravagèrent plus de cinquante, massacrèrent plusieurs centaines de colons...

Champs de fleurs chatoyantes, cornouillers duveteux, ancolies d'un rouge corail dressées sur leurs hampes fragiles à l'ombre des chênes admirables, pour des siècles les abords de la ravissante rivière Androscoggi raconteraient une histoire terrible. Ici, c'était la mer.

Au delà du promontoire s'ouvrait la baie de Casco avec ses innombrables îles. La mer s'insinuait partout à travers rocs et forêts, et l'on sentait sa saveur de sel et de goémon dans le vent plus vif tandis que les appels des loups-marins sur les plages se mêlaient à l'ample murmure du ressac.

Autour de la cabane, il y avait un petit champ de maïs, des courges et des haricots, et au bord de la falaise, sous un bouquet de saules courts, des ruches qui commençaient à s'éveiller. Pendant deux jours, on attendit l'apparition d'une voile. Puis un Indien Sheepscot, ami de Shapleigh, passa par là, annoncer que vers Sabadahoc ils n'avaient vu aucun navire de Blancs. Que faisait Le Rochelais ? Où se trouvait Joffrey ? Angélique s'impatientait, et son imagination lui montrait la ruée des Abénakis, sur la rive est du Kennebec, déferlant jusqu'à Gouldsboro. Et si le baron de Saint-Castine avait attiré Joffrey de Peyrac dans un piège ? Non, c'était impossible. Joffrey l'aurait pressenti... Mais elle-même, son instinct n'avait-il pas été mis en défaut !... sournoisement endormi... N'avait-elle pas ri du pauvre Adhémar lorsqu'il criait avec désespoir : « Ils font leurs chaudières de guerre !... et pour égorger qui ? »

Adhémar semblait avoir l'esprit complètement perdu. Il marmonnait des chapelets et regardait autour de lui avec égarement. En fait, cette fois encore, il avait raison. En cette pointe solitaire d'une région perdue, ils étaient aussi à l'écart, aussi oubliés que sur une île déserte. Et, malgré cela, leur isolement ne les protégeait pas entièrement de sauvages rôdant, qui auraient voulu s'offrir leurs scalps.

En d'autres temps, les plus valides d'entre eux auraient pu entreprendre d'essayer de gagner à pied un établissement quelconque de la côte anglaise du Maine qui pullulait de petites colonies et y trouver une barque. Mais, aujourd'hui, la plupart de ces hameaux de bois flambaient. S'en aller vers l'ouest, c'était marcher vers le couteau du rouge égorgeur. Autant demeurer à l'écart, se faire oublier, misérables êtres à peau blanche échoués sur cette côte horrible et cruelle d'un continent farouche. Ils avaient au moins un toit sur la tête, des médications pour les malades, des légumes, coquillages et crustacés pour se rassasier, et un bout de palissade pour se donner une illusion de protection. Mais leur dénuement en armes angoissait Angélique. Hors le tromblon du vieux Shapleigh aux munitions restreintes, le mousquet d'Adhémar sans poudre ni balles, ils n'avaient que des coutelas et couteaux personnels.

Le soleil était revenu.

Angélique chargea Cantor d'observer l'horizon afin de repérer les voiles jouant à cache-cache entre les îles, et qui pourraient s'approcher d'assez près pour qu'on leur fît des signaux. Mais les navires semblaient fuir vers d'autres buts. Avec leurs voiles blanches ou brunes gonflées sur le bleu cru des flots ils avaient, ces vaisseaux vus de si loin, sourds aux appels et aux gestes, comme un comportement humain, une indifférence qui serrait le cœur. Nonobstant la méfiance que lui inspiraient les tribus de la région, l'Abénakis Piksarett avait continué de surveiller de loin en loin ses prisonniers – ou considérés par lui comme tels. En fait, il paraissait plutôt veiller sur eux. Durant leur marche vers la côte, on l'avait vu surgir pour porter un enfant n'en pouvant plus.

Puis, quand ils furent à la cabane, il vint et déversa devant eux une calebasse de tubercules sauvages que les Anglais appréciaient et nommaient : patatoes. Cuites sous la cendre, elles avaient un goût savoureux, moins sucré que celui des patates

douces ou des topinambours. Il apporta aussi des lichens aromatiques et un saumon géant qu'il fit griller lui-même sur un bâton.

Quand les trois sauvages arrivaient, le géant indien en tête, les pauvres gens de Brunschwick-Falls se reculaient précipitamment. Séchaient encore à la ceinture des Patsuikett les chevelures fraîchement arrachées aux crânes de leurs parents et amis.

Après avoir échangé quelques mots, Piksarett et ses acolytes se retiraient dans les bois, mais souvent, lorsqu'elle sortait pour guetter l'horizon, Angélique apercevait, de l'autre côté du fjord, Piksarett et ses deux compagnons rouges perchés sur la cime des arbres et observant elle ne savait quoi dans la baie. Ils lui faisaient des signes et lui lançaient des plaisanteries, dont elle ne comprenait que quelques bribes, mais qu'elle devinait amicales. La désinvolture de ces sauvages, leur versatilité, à la fois dangereuse et rassurante, il fallait s'y habituer et s'évertuer à vivre avec eux comme en la familiarité de fauves que seules subjuguent la transcendance et la valeur réelle de leur dompteur. Pour l'instant, elle n'avait rien à craindre d'eux.

Une défaillance, alors oui : elle pouvait tout craindre.

Piksarett lui avait présenté ses deux guerriers qui portaient des noms fort simples à retenir : Tenouïenant, ce qui veut dire : Qui-connaît-bien-les-choses, est-rompu-aux-affaires, et Ouaouenouroue, c'est-à-dire qui-est-rusé-comme-un-chien-pour-la-chasse. À tout prendre, elle préféra les nommer par leurs noms de baptême catholique qu'ils lui avaient annoncés fièrement, soit : Michel et Jérôme. Et ces prénoms benoîts leur allaient aussi peu bien que possible, accolés à leurs faces « matachiées » – du rouge autour de l'orbite gauche, première blessure, du blanc sur l'autre œil pour la clairvoyance, une terrible barre noire en travers du front pour effrayer l'ennemi, du bleu au menton, doigt du Grand-Esprit, etc. – le tout surmonté et encadré de barbares buissons de cheveux entremêlés de plumes et de fourrures, de rosaires et de médailles.