Se voyant découverts dans leur attaque surprise, ils poussèrent d'affreux jurons et précipitèrent leur escalade.

Le regard d'Angélique tomba sur les ruches, près d'elle. Avant de s'enfuir, elle se saisit de l'une d'entre elles, et comme les flibustiers émergeaient sur le rebord du plateau, d'un geste prompt, elle lança vers eux la ruche et son essaim bourdonnant. Ils reçurent le tout en plein front et poussèrent aussitôt des cris épouvantables. Elle ne s'attarda pas à les voir se débattre contre la nuée noire et furieuse des abeilles. Tout en courant, elle avait dédaigné son couteau aiguisé. Bien lui en prit car les bandits s'étaient partagés en deux partis.

C'est ainsi qu'elle vit se dresser entre elle et la demeure de John Shapleigh une sorte de polichinelle ricanant, vêtu d'oripeaux et coiffé d'un tricorne à plumes d'autruche rouges. Il brandissait un gourdin.

Il devait être un peu ivre ou bien croyait-il qu'une femme ne pouvait en rien être redoutable. Toujours est-il qu'il se rua vers elle, et, comme elle se dérobait à son coup de bâton qui siffla dans l'air, il trébucha et vint littéralement s'empaler sur la lame effilée qu'elle brandissait de son mieux au-devant d'elle pour se défendre.

Il poussa un cri rauque et elle éprouva, un bref instant, sur elle son haleine puante de buveur de rhum aux dents gâtées. Ses mains crispées sur le corps d'Angélique se détendirent. Il faillit l'entraîner dans sa chute. Glacée d'horreur, elle le rejeta d'une bourrade, et elle le vit s'effondrer à ses pieds, les mains crispées sur son ventre. Les yeux chassieux du scélérat exprimaient un immense étonnement.

Sans commettre l'imprudence de se préoccuper plus longtemps de son sort, Angélique rejoignit en trois bonds la demeure de Shapleigh dont on boucla aussitôt la branlante palissade.

Chapitre 3

– Y perd ses tripes !

Le cri lugubre montait dans le soir pur de juin qui s'étirait longuement sur la baie de Casco.

– Y perd ses tripes !

Un homme, là-bas, derrière les buissons, en hélait un autre, et les Anglais et Français, assiégés dans leur cabane bien barricadée, entendaient le cri se prolongeant en une clameur dolente et tragique.

La journée, si mal commencée, s'achevait à égalité. Angélique et les Anglais, d'une part, peu armés sans doute, mais aux aguets à l'abri derrière leurs murs de rondins, et les pirates de l'autre, féroces et agressifs, mais désormais malades comme des bêtes et nantis par surcroît d'un blessé qui perdait ses tripes.

Par malheur pour Angélique et ses compagnons, ils s'étaient réfugiés près du ruisseau proche de la maison afin d'y baigner leur visage et leurs membres tuméfiés par les piqûres d'abeilles. Ainsi postés là, ils ne laisseraient pas sortir un habitant de la cabane. Ils clamaient des injures puis recommençaient à gémir. On ne les voyait pas, mais on les devinait derrière le rideau d'arbres et on les entendait se plaindre.

Et, lorsque la nuit fut venue, leurs gémissements, soupirs et cris de douleur emplissaient l'air à intervalles réguliers, et avec les cris des loups-marins en bas sur la plage, cela faisait une mélopée à vous dresser le poil.

Le clair de lune bientôt vint inonder l'alentour. La mer s'argenta et toute l'escadre des îles, d'un noir d'encre, parut appareiller vers des lointains blancs. Vers le milieu de la nuit, Angélique grimpa sur un escabeau et déplaça une tuile du toit afin de regarder du dehors et considérer la situation de plus haut.

– Écoutez, là-bas, matelots, cria-t-elle en français, d'une voix haute et claire.

Elle vit bouger les ombres des pirates.

– Écoutez donc, on peut s'arranger. J'ai des remèdes ici qui soulageront vos souffrances. Je peux panser votre blessé...

« Approchez jusqu'à deux toises de la maison et jetez vos armes. Nous ne voulons pas votre mort. Seulement la vie sauve et le prêt de votre barque. En échange, on vous soignera.

Le silence lui répondit tout d'abord. Suivit un chuchotement confus qui se mêlait aux rafales du vent.

– On vous soignera, répéta Angélique. Sinon, vous allez mourir. Les piqûres d'abeilles, cela ne pardonne pas. Et votre blessé, sans soins, va succomber.

– Tu parles ! Succomber... Y perd ses tripes, y va crever, grogna une grosse voix dans la nuit.

– Ça n'est guère bon pour sa santé. Soyez raisonnables. Jetez vos armes, comme j'ai dit. Et j'irai vous soigner.

Dans la nuit, sa voix légère de femme rassurait et semblait venir du ciel. Pourtant, les pirates ne cédèrent pas tout de suite. Il fallut attendre l'aube.

– Hé, la femme ! cria alors quelqu'un, on va venir.

Il y eut un cliquetis d'acier derrière les bosquets et une grosse silhouette titubante apparut, les bras chargés d'un assemblage de coutelas, couteaux, sabres d'abordage, plus une hache et un petit pistolet.

Il posa le tout à quelques pas de la barrière.

Angélique, abritée par le tromblon du vieux Shapleigh et par Cantor tenant le mousquet, vint jusqu'à l'homme. Il était quasiment aveugle sous l'enflure des piqûres d'insectes qui avaient criblé son visage. Son cou, ses épaules, ses bras, ses mains présentaient un aspect boursouflé et tendu.

Shapleigh repoussa en arrière son haut chapeau de puritain et tourna autour de lui en ricanant et le flairant d'un air joyeux.

– I see... I see ! The squash seams to be quite ripe12.

– Sauvez-moi ! supplia l'homme.

La chemise noircie de taches de sang anciennes, ainsi que le caleçon de toile court qui laissait à découvert des genoux velus présentaient l'accoutrement d'un boucanier authentique. Sa ceinture, où pendaient des étuis à couteaux de toutes tailles, vides pour l'instant, mais multiples, trahissait sans confusion possible qu'il appartenait à la corporation de ces hommes qui, dans la mer des Caraïbes, chassent, tuent, découpent les cochons et les bœufs sauvages des îles, puis, après en avoir boucané la chair, en ravitaillent les navires de passage. Simples bouchers de l'Océan, en fait, et commerçants, si l'on veut, pas plus mauvais que d'autres, mais poussés à la piraterie et à la guerre par l'Espagnol conquérant qui ne tolère pas d'autre présence que la sienne dans les archipels d'Amérique.

Ses compagnons, derrière le bouquet d'arbres, étaient encore plus mal en point que lui. Un jeune moussaillon, souffreteux et malingre, paraissait sur le point d'expirer. Le Portugais à la face olivâtre présentait l'aspect d'un chou et le dernier, vaguement bistré, d'une coloquinte. Quant au blessé... Angélique souleva la loque souillée jetée sur lui, et un murmure d'horreur et d'effroi vint aux lèvres des spectateurs. Angélique elle-même eut de la peine à retenir un haut-le-cœur. La blessure béante avait au moins quinze pouces de long, mais était couronnée d'une hernie énorme constituant comme un nid de serpents se contorsionnant, se boursouflant et se déformant sous les mouvements spasmodiques, comme une vision de cauchemar incarné. Les viscères à nu de l'homme au ventre ouvert !

Tout le monde resta figé, sidéré sur place, sauf Piksarett, soudain survenu et qui se pencha, curieux et amusé, sur l'objet d'horreur.

Angélique, presque immédiatement, eut l'intuition qu'elle pouvait tenter le tout pour le tout. Le blessé, qui n'était pas évanoui mais au contraire lucide et vaguement moqueur, la guettait d'un œil vif sous des sourcils broussailleux. Malgré son teint cireux, les traits profondément creusés, Angélique ne découvrait pas sur cette vilaine face d'ivrogne les stigmates de la mort. Surprenant, mais il semblait décidé à vivre. Le coup n'avait perforé en aucune partie les intestins, ce qui eût entraîné la mort à brève échéance. Ce fut lui qui attaqua, d'une voix étouffée, et réprimant quelques grimaces :

– Yes... Milady !... Pour un coup en vache, on peut pas faire mieux, hein... Du vrai travail d'Égyptienne qui ne pardonne pas, et je m'y connais... Maintenant, faut me coudre tout ça.

Il avait dû y songer durant la longue nuit d'agonie, et se persuader peu à peu que la chose était possible. Un petit bonhomme, qui ne devait pas manquer d'intelligence, bien que ce fût à n'en pas douter une fine crapule. On n'avait pas besoin d'observer longtemps son allure et celle de ses compagnons pour comprendre à quelle catégorie ils appartenaient tous les cinq. Du rebut d'équipage !

Le regard d'Angélique alla du visage de l'homme, qui révélait une vitalité diabolique, à la monstrueuse hernie d'où s'exhalait une odeur putride, tandis que de grosses mouches commençaient déjà à bourdonner aux alentours.

– C'est bon, décida-t-elle, on va essayer.

Chapitre 4

« J'en ai vu d'autres », se répétait-elle tout en disposant hâtivement quelques instruments tirés de sa sacoche sur une planchette dans la cabane.

Ce n'était pas tout à fait exact... Certes, au cours de l'hiver à Wapassou, elle avait été amenée à exécuter de véritables opérations de plus en plus diverses et compliquées. L'habileté extraordinaire de ses doigts déliés, si légers, comme animés d'une vie propre, l'instinct sûr de ses mains guérisseuses la poussaient à des expériences qui, pour l'époque et pour le pays, ne manquaient pas de hardiesse.

C'est ainsi qu'au printemps elle avait soigné un chef indien dont la corne d'un orignal avait ouvert une longue plaie tout au long du dos et, pour la première fois en l'occurrence, elle s'était essayée à rapprocher les lèvres de la blessure par quelques points de fil. La cicatrisation avait été foudroyante.

Sa réputation s'était répandue. Et, à Houssnock, une nuée d'indigènes s'étaient présentés pour se faire soigner par la dame blanche du lac d'Argent.

Aux aiguilles les plus fines tirées de la pacotille de traite, les doigts d'horloger de M. Jonas avaient donné une forme demi-courbe qu'Angélique estimait préférable pour le délicat travail demandé. Elle se félicita d'avoir sauvé sa précieuse besace de toutes les péripéties récentes. C'était merveilleux. Elle y découvrait maintes choses nécessaires dans tous les recoins. Dans un sachet, elle trouva une poignée de gousses d'acacia pilées. Cette poudre au tanin salvateur, elle la réservait comme emplâtre, qui éviterait peut-être les humeurs vénéneuses de se répandre dans le corps une fois la blessure close. Il n'y en avait pas assez. Elle montra la poudre d'acacia à Piksarett qui, après l'avoir examinée et reniflée, fit un sourire entendu et s'élança vers la forêt.

– Occupe-toi de la barque avec un des Anglais, ordonna Angélique à Cantor. Assure-toi qu'elle est en état de prendre la voile avec une partie de notre compagnie. Et restez sur vos gardes et bien armés, quoique ces pauvres brutes ne me semblent guère en état de nuire pour l'instant.

Élizabeth Pidgeon se proposa timidement pour aider Angélique, mais de préférence celle-ci l'envoya pommader les tristes victimes des abeilles. Avec le révérend Patridge à panser, la vieille demoiselle ne manquerait pas de besogne et, consciente de la situation nouvelle, elle choisit le sabre le moins ébréché parmi les armes des pirates et, après l'avoir passé gaillardement à sa ceinture, trottina vers la cabane où Shapleigh commençait à prodiguer ses remèdes accompagnés de force ricanements.

Sous l'arbre, près du blessé, Angélique brossa un galet plat et y disposa son étui à aiguilles, celui à pinces, un flacon de très forte eau-de-vie, des ciseaux, de la charpie, toujours maintenue propre et blanche dans une enveloppe de toile gommée. Inutile de déplacer l'homme. Ici, l'eau du ruisseau était proche. Elle ranima les braises d'un petit feu, y déposa une marmite de terre avec un fond d'eau, où elle versa la poudre de gousses d'acacia.

Piksarett revenait les mains pleines de gousses. Elles étaient encore vertes. Angélique en saisit une, y porta la dent et fit une grimace en recrachant la sève verte et astringente. Bien que fort désagréable à la bouche, ce n'était pas encore la saveur du tanin parvenu à maturité, qui avait un goût d'encre métallique et possédait les propriétés inestimables de pouvoir resserrer les plaies, les cicatriser, combattre des purulences dangereuses, et enfin, par son pouvoir tonique et vivifiant, éviter les suppurations qui rendent les blessures, même saines, si longues à guérir. Ces gousses vertes seraient moins efficaces.

– Il faudra s'en contenter.

Elle allait les mettre à bouillir lorsque Piksarett l'arrêta.

– Laisse faire Maktera, dit-il.

Il désignait la vieille Indienne, servante ou compagne de l'Anglais médecin. Elle semblait connaître la valeur de la plante. Elle s'accroupit près du feu et se mit à mâcher les gousses, les disposant ensuite en cataplasmes sur de larges feuilles, et Angélique la laissa faire car elle savait – le vieux sorcier du camp des Castors près de Wapassou le lui avait enseigné – que c'était, ainsi préparé, que le remède donnait toute sa mesure. Et elle revint vers son patient, dont les yeux, toujours ouverts, luisaient à la fois d'espoir et de terreur en la voyant s'agenouiller à son chevet et pencher vers lui son visage encadré de cheveux lumineux, avec une telle expression de résolution concentrée qu'il défaillit, et il y eut dans son regard de vieux forban un éclair pathétique.