– Doucement, la belle, chuchota-t-il d'un timbre affaibli. Avant de commencer, faut s'entendre. Si tu me rapetasses, et que je me retrouve un jour sur la quille, tu vas pas exiger qu'on rende nos armes et qu'on te cède not' vieux rafiot ? C'est tout ce que ce salopard de Barbe d'Or nous a accordé pour rester en vie en ce foutu bled. Alors, des fois, tu vas pas être pire que lui ?

– Barbe d'Or, fit Angélique dressant l'oreille. Vous faites donc partie de son équipage ?

– On faisait, tu veux dire... C't'enfant d'salaud nous a débarqués ici avec même pas de la poudre à suffisance pour se défendre contre les bêtes fauves, les sauvages et les gens comme vous autres de la côte ; qu'on sait bien que c'est tous des naufrageurs...

– Taisez-vous maintenant, dit Angélique, conservant son calme, vous êtes trop bavard pour un moribond... Nous parlerons plus tard.

Il s'était épuisé, et toute sa chair blafarde paraissait se retirer dans les creux de l'ossature du visage pour lui composer déjà un masque de tête de mort, avec un cercle rouge autour des yeux saillants.

Mais ce bord sanguinolent de la paupière parlait pour sa résistance finale. « Il vivra », pensa-telle. Et elle serra les lèvres. Elle penserait ensuite à ces histoires de Barbe d'Or.

– Il est trop tôt pour poser vos conditions, messire, reprit-elle tout haut. Nous ferons ce que nous voudrons de vos armes et de votre barque. Bienheureux si vous restez en vie.

– De toute façon... faudra des jours... pour le rafistoler... le rafiot... souffla l'autre, ne capitulant pas.

– Vous aussi, faudra des jours pour vous rafistoler, tête de bois. Et maintenant, gardez vos forces, mon gars, soyez calme.

Et elle posa sa main sur le front flasque poissé de sueur. Elle hésitait à lui faire boire une potion calmante, précisément à base de cette belladone que Shapleigh n'aimait pas. Rien ne serait assez fort pour dominer les douleurs humaines de l'intervention.

– Un bon grog, gémit le blessé, un bon grog bien brûlant avec la moitié d'un citron dedans, en boirai-je une dernière fois ?...

– L'idée n'est pas mauvaise, remarqua Angélique. Cela l'aidera à supporter le choc. Ce flibustier est si complètement imbibé de rhum que c'est peut-être cela qui le sauvera... Hé, maraud, dit-elle au boucanier valide qui était revenu près d'eux, n'auriez-vous pas la valeur d'une pinte de rhum à disposition ?

Le gros approuva dans la mesure où ses boursouflures douloureuses lui permettaient de hocher la tête. Accompagné d'un Anglais, il se rendit jusqu'à leur campement de la crique et revint avec une fiasque de verre noir à long col, à demi pleine d'un des meilleurs rhums des îles, si on pouvait en juger à l'odeur qui se répandit quand Angélique en eut fait sauter le bouchon.

– Nous y voilà, fit-elle. Avale cela, mon gars, et tant que tu pourras jusqu'à ce que tu voies tourner le ciel comme une toupie.

Parce qu'elle le tutoyait subitement, il comprit que l'heure était grave.

– Ça va faire mal, râla-t-il.

Et, avec un regard éperdu :

– Y a-t-il un confesseur dans ce foutu bled ?

– Moi, dit Piksarett en bondissant à genoux. Je suis chef catéchiste de la Robe Noire et je suis chef de toutes les tribus abénakis. Aussi le Seigneur m'a-t-il choisi pour distribuer le baptême et les absolutions.

– Seigneur Jésus, un sauvage, c'est le bouquet ou je deviens fadingue ! s'exclama le blessé, et il perdit connaissance, soit de saisissement ou de trop d'efforts soutenus, on ne sait.

– C'est mieux ainsi, dit Angélique.

« Je laverai la plaie, songea-t-elle, à l'eau tiède additionnée d'essence de belladone. »

Elle prit près d'elle un petit morceau d'écorce en forme de goulotte qui lui permettrait de mieux diriger le filet d'eau versé par la calebasse que tenait Piksarett, Elle se pencha vers la monstrueuse chose béante.

Au premier contact, si léger fut-il, le blessé tressaillit et chercha à se dresser. Il fut retenu par les mains vigoureuses de Stougton.

Angélique fit coucher le grand boucanier en travers des cuisses de son camarade, face contre le sol, et l'Indien de Shapleigh maintint les chevilles. Comme cela n'allait pas, le blessé revint à demi à lui et supplia qu'on lui soulevât la tête, ingurgita encore quelques lampées de rhum, puis, à demi inconscient, se laissa attacher les poignets à des piquets fichés en terre. Angélique roula un morceau de charpie en boule et le lui introduisit entre les dents, puis soutint la nuque d'un rondin de paille, veillant à ce que la respiration par les narines se fît facilement.

De l'autre côté, s'était agenouillé le vieil Anglais médecin. Il avait ôté son grand chapeau et le vent remuait ses cheveux blancs et bouclés. Ce fut lui qui, d'office et comprenant sans paroles ce qu'elle désirait comme aide, saisit les pinces de roseaux et posa les premières prises destinées à rapprocher les bords de la plaie. C'était à peu près impossible d'y parvenir complètement, mais, d'un coup sec et décidé, Angélique planta l'aiguille dans les chairs apparemment flasques et pourtant coriaces et résistantes et ses doigts les maintenaient tandis que, d'un mouvement de poignet imperceptible mais qui exigeait une vigueur et dextérité peu communes, elle amenait le fil suiffé, puis nouait la boucle. Elle travaillait vite, régulièrement, sans hésitation, penchée, entièrement immobile, à part le mouvement inexorable de ses deux mains habiles. Le vieux John la suivait, l'aidant des pinces ou de ses doigts quand les pinces cédaient sous la poussée des chairs torturées.

Le malheureux martyr restait prostré, mais son corps était parcouru par des tressautements continuels et gênants, et par instants, à travers le bâillon, on entendait sourdre un râle terrible qui semblait être le dernier. Alors, la grappe des intestins puants, visqueux et bougeant sans cesse saillait, de nouveau prête à jaillir, et il fallait la renfoncer à l'intérieur comme une bête qu'on étouffe. Les volutes blanchâtres et violacées des viscères continuellement ressortis par les interstices formaient de multiples hernies et faisaient craindre à chaque moment un éclatement ou une perforation qu'Angélique savait devoir être fatale. Mais le chapelet d'entrailles tint bon et la dernière suture fut nouée.

L'homme était comme mort.

Angélique attrapa l'emplâtre de tanin que lui passait l'Indienne, en couvrit toute la surface du ventre et serra fortement les pans d'une bande de toile, qu'avant de commencer elle avait glissée sous les reins du patient.

Ainsi sanglé, Tête de Bois n'avait plus qu'à s'accommoder de nouveau de ses tripes vagabondes remises en bonne place, et il fallait espérer qu'elles entendraient définitivement raison.

Angélique se redressa, le dos rompu. Le travail avait duré plus d'une heure. Elle alla laver ses mains au ruisseau. Puis revint, rangea tout. On entendait dans la crique des coups de maillet. La barque serait prête au départ avant son misérable capitaine.

Angélique de Peyrac souleva la paupière du blessé, écouta le cœur. Il vivait toujours. Alors, le considérant du bout de ses pieds crasseux et couverts d'oignons à sa tignasse inculte, elle ressentit un élan de sympathie pour ce triste rebut d'humanité dont elle venait de sauver la misérable existence.

Chapitre 5

Tout le monde, et surtout les malades et les blessés ne pouvaient pas prendre place à bord de la chaloupe des flibustiers remise en état de navigation. Le choix de ceux qui partiraient ou resteraient donna lieu à des débats de conscience dont Angélique devait, une fois de plus, assumer la direction.

Il était évident que Cantor, plié aux arts de navigation, devait prendre le commandement pour mener la barque à Gouldsboro. Les hommes, Stougton et Corwin, élevés sur les rivages, l'aideraient à la manœuvre et il était logique qu'ils partissent avec leur famille au complet. Leurs engagés, de plus, ne voulaient pas les quitter. Ils mourraient de peur sans leurs maîtres, ne sauraient plus que devenir au monde. Cela remplissait déjà la barque, et l'on ne pouvait envisager d'y allonger les malades nécessitant des soins. Angélique avait compris dès le premier instant qu'elle serait contrainte de demeurer près de ceux-ci, et jamais le sens de ses responsabilités ne lui avait autant coûté. Mais comment abandonner à leur sort des mourants, aussi bien l'énorme Patridge que les flibustiers empoisonnés par les abeilles, et son opéré miraculé. Cantor poussa des hauts cris. Il lui répugnait extrêmement de laisser sa mère en si misérable et dangereuse compagnie.

– Tu te rends pourtant bien compte, lui dit-elle, qu'on ne peut prendre aucun malade. Ils gêneraient la manœuvre, exigeraient des soins qu'on ne pourrait leur donner à bord, risqueraient de mourir en route.

– Eh bien ! Qu'ils restent ici avec le vieux Shapleigh qui les soignera.

– Shapleigh m'a dit qu'il partirait dans la forêt un de ces soirs très proches, et qu'il ne peut retarder son voyage à cause de la lune. Je crois surtout qu'il ne tient pas à demeurer en tête-à-tête avec cette canaille des Caraïbes...

– Et vous-même, ne courez-vous pas de grands dangers en leur compagnie ?

– Je sais me défendre. Et d'ailleurs, ils sont malades comme des bêtes.

– Pas tous. Il y en a un qui reprend bon pied, bon œil et dont le regard ne me dit rien qui vaille.

– Eh bien ! Voici la solution. Tu vas prendre celui-là à ton bord, Corwin et Stougton le surveilleront jusqu'à ce que vous ayez pu vous en débarrasser dans une quelconque île de la baie de Casco. Ensuite, vous cinglerez au plus vite vers Gouldsboro. Et, avec un bon vent, il se peut que je te voie revenir sur Le Rochelais d'ici moins de huit jours. Il ne peut m'arriver rien de bien grave d'ici là...

Elle voulait s'en persuader, et Cantor finit par admettre qu'il n'y avait pas d'autre solution à envisager.

Plus vite on lèverait la voile, plus vite on se retrouverait tous en famille, à l'abri des murs de Gouldsboro, qui apparaissait à leurs yeux comme le havre de paix et la fin de toutes les inquiétudes. À Gouldsboro, il y avait des armes, des richesses, des hommes, des navires...

Ils n'étaient maintenant plus que huit à la pointe du cap, sur la Maquoit Bay. Depuis deux jours, la barque des flibustiers, dûment gréée de ses voiles et gouvernée avec maîtrise par Cantor, s'était glissée hors de la crique et, penchée comme une mouette sous le vent, s'était faufilée derrière les dernières îles.

Elle emportait donc les familles Corwin et Stougton, leurs engagés, la petite Rose-Ann et l'un des flibustiers le moins malade, dont on essaierait de se débarrasser sur une des îles à la première occasion. Il avait longuement parlé dans son jargon avec ses compagnons, avant de partir.

Le petit Sammy Corwin, mal guéri de ses brûlures, était resté ainsi que le révérend Thomas, trop faible, et miss Pidgeon avait voulu demeurer aux côtés de son pasteur. Adhémar avait hésité à s'embarquer aussi, mais sa peur de la mer et des Anglais avait prévalu et, tout calcul fait, il avait préféré rester près d'Angélique, dont il se disait que, pour des raisons diaboliques ou non, elle devait avoir un certain pouvoir de protection. Angélique l'employait à chercher du bois, de l'eau, des coquillages ou à éventer les malades que tourmentaient les moustiques. En fait, la chaloupe n'aurait pu embarquer une personne de plus et il avait fallu la sauvage impudence de Wolverines le glouton, se précipitant comme une grosse loutre dans le sillage de Cantor, pour qu'on lui trouvât une place à bord.

Angélique se sentait liée à la geignante carcasse de son opéré qui s'obstinait à survivre et qui se nommait Aristide Beaumarchand, comme l'en avait informé l'un de ses amis. « Ni beau ni bon marchand, je parierais, avait dit Angélique en haussant les épaules. Tête-de-Bois ou Ventre-Ouvert, voilà qui lui va mieux. »

Ce matin-là, le révérend Patridge ouvrit les yeux, dit que c'était dimanche, et demanda la Bible afin de préparer son sermon. On crut qu'il délirait sous les effets de la fièvre, on voulut le calmer, mais il tempêta et répéta si énergiquement qu'on était dimanche, le jour du Seigneur, qu'il fallut bien se rendre à l'évidence : on était dimanche. Une semaine s'était écoulée depuis l'attaque du petit village anglais. Et Angélique gardait l'espoir que des navires de Joffrey de Peyrac croisaient encore à l'embouchure du Kennebec. Cantor aurait peut-être la chance d'en rencontrer un. Un bon, solide et grand vaisseau, protégé de gros canons, où sur la mer libre on pourrait se reposer et revenir en toute paix chez soi.

Quel bonheur !

Mais deux jours déjà et rien ne paraissait à l'horizon.