– M. le comte s'inquiétait pour vous, à cause de ces bruits de guerre qui couraient...
– Mais... dit-elle.
Une phrase de Yann l'avait frappée : « Lorsque M. le comte a appris votre départ pour le village anglais... » Or, n'était-ce pas lui qui l'y avait envoyée ?... Elle cherchait à se rappeler les circonstances de ce départ. Cela s'était passé quelques jours auparavant, et cela commençait à se perdre dans un chaos obscur.
– L'avait bien raison, M. le comte, commentait Yann. Ah ! j'ai trouvé une belle pagaille à l'ouest du Kennebec. Toute la fourmilière rouge grouille sous les arbres, le tomahawk et la torche en main.
« ... Rien que des cendres et des poutres noircies, et des cadavres et des corbeaux qui tourbillonnent... Heureusement, il y avait encore quelques sauvages qui pillaient à Newehewanik. Ils m'ont indiqué que vous étiez partie avec Piksarett vers le sud, et non vers le nord, comme les autres captifs... Ensuite, je craignais de me faire attraper comme Anglais, surtout que je suis comme eux un peu rouquin. Je devais me cacher sans cesse...
Elle considéra son visage hâve, barbu, fatigué, et se ressaisit.
– Mais tu dois être à bout de forces, mon pauvre ami ! As-tu pu seulement te nourrir convenablement, en cours de route ?... Viens te restaurer !
Yann était là, apportant avec lui la présence des siens, des fidèles, du cercle chaleureux de Wapassou, et elle évoqua avec une nostalgie démesurée le fort des bois lointain, si rustique, et Honorine...
Tout cela semblait déjà au bout du monde.
Car quelque chose s'était passé qui avait brisé le cercle magique, le cercle d'amour... le cercle de craie des vieilles légendes celtiques.
*****
Le soir tombait. Angélique se sentait reprise de sa grande peur de jadis. Le refrain de la mer lui parlait de sa solitude passée, de son épuisant combat de femme seule, et sans issue, pour survivre de quelque côté qu'elle se tournât parmi les pièges des hommes avides, et particulièrement à cause du bruit de la mer, de son souffle râpeux, des voix des pirates – elle, songeait à la Méditerranée, où elle avait, si seule, été une proie pourchassée. Mais bientôt elle réussit à surmonter cette défaillance. Le bonheur de ces derniers mois l'avait fortifiée.
Elle sentait qu'elle avait réussi à franchir les obstacles entravant l'épanouissement de sa personnalité, et qu'elle atteignait peu à peu cette aisance intérieure de l'âme qui était l'apanage de son âge et l'un de ses plus grands charmes. Sûre d'elle, sûre d'un amour auprès duquel elle pouvait se réfugier, se reposer, le monde lui apparaissait moins hostile que facile à apprivoiser.
Encore un peu de patience et cette épreuve prendrait fin. Tout rentrerait dans l'ordre. Elle cherchait à s'entretenir plus longuement avec Yann car elle voyait se refléter sur son honnête visage l'étonnement de la retrouver en si patibulaire compagnie. Hasard ou effet d'un petit complot, elle ne put le voir en tête à tête au cours de la soirée. Les autres l'accaparaient. L'empressement de Boulanger et Beaumarchand à vouloir l'admettre dans leur cercle ne parvenait pas à vaincre la répulsion qu'éprouvait pour eux l'écuyer du comte de Peyrac.
– Mange, mon fils, disait cordialement Hyacinthe en lui versant une pleine louche de soupe, et en essayant de donner à sa trogne boursouflée et sinistre une expression accueillante.
Yann remerciait poliment, mais restait tendu, et par moments essayait de surprendre le regard d'Angélique pour solliciter une muette explication.
Ils soupèrent ce soir-là d'un bouillon de tortue, que Hyacinthe avait fait mijoter lui-même, et chacun, sachant que le bouillon de tortue est le régal du boucanier qui tient à sa réputation, il fallait reconnaître que celui-ci était particulièrement délectable, l'aventurier des Caraïbes étant, comme beaucoup de ses pareils, fin cuisinier.
– Je me sens revivre, disait Aristide en clappant de la langue.
– Vous, mon cher, vous courrez bientôt comme un lapin, affirma Angélique en le bordant derechef pour la nuit.
Elle avait désormais moins l'impression de veiller sur lui que d'être surveillée par eux. Elle réussit pourtant à s'éloigner un peu avec Yann pour le mettre au courant de ces présences insolites.
– Leur capitaine les a abandonnés sur la côte, sans doute pour insubordination. Malades et invalides ils ne sont pas dangereux... pas pour l'instant. J'ai hâte cependant que M. de Peyrac nous joigne. Cantor a dû déjà parvenir à Gouldsboro... As-tu des munitions ?
Il les avait épuisées en chassant pour se nourrir. Il lui restait seulement un peu de poudre au fond de sa corne.
Angélique prépara le mousquet et le posa à côté d'elle.
La chaleur était accablante, et la brise marine de la nuit ne parvenait pas à dissiper une sensation d'oppression.
À son habitude, Angélique s'installa sous l'arbre, non loin de son malade. Une curieuse fatigue ne tarda pas à l'accabler et bientôt elle eut de la peine à tenir les yeux ouverts. Sa dernière vision fut celle de la lune à demi pleine émergeant des nuages, tandis que son long reflet d'or se déroulait et bondissait par-dessus les masses noires des îles dispersées, traversant d'un seul coup la baie silencieuse.
« C'est ma lune, pensa vaguement Angélique, celle qui me rend amoureuse... », car elle se savait plus accessible en ces nuits où l'astre se gonfle comme une voile latine à l'horizon. Puis elle s'endormit profondément. Elle rêva, fit un songe angoissant : une foule de personnes l'entouraient et elle ne pouvait distinguer leurs visages car ils se détachaient en ombres noires sur un ciel d'un rosé glacé.
Elle tressaillit soudain. Ce n'était pas un rêve, elle avait les yeux ouverts, une foule de personnes l'entourait. Elle voyait leurs silhouettes obscures et lourdes, aller et venir lentement autour d'elle, et le ciel était rosé car c'était celui de l'aurore se levant sur la baie de Casco. Angélique se redressa à demi. Son corps lui parut de plomb. Elle passa la main machinalement sur son visage.
Puis elle aperçut Yann à quelques pas. Il était debout, attaché à un arbre. Ligoté solidement, et sa bouche serrée de fureur.
Puis il y avait Aristide Beaumarchand, assis, soutenu par deux matelots inconnus, qui lapait goulûment le contenu d'une bouteille de rhum toute neuve.
– Et voilà, ma jolie, fit-il en ricanant. C'est notre tour de vous posséder...
Une voix dit :
– Tais-toi, vieille ganache. Ce n'est point d'un gentilhomme d'aventures qui se respecte que d'insulter l'adversaire vaincu... Surtout lorsqu'il s'agit d'une belle dame.
Angélique leva les yeux vers celui qui venait de parler. Il semblait jeune, avantageux, bien mis, avec des airs d'ancien page dans son sourire, ses manières.
– Qui êtes-vous donc ? interrogea-t-elle d'une voix sans timbre.
Il ôta son large chapeau orné d'une plume rouge et s'inclina galamment.
– Je me nomme François de Barssempuy.
Et avec un second profond salut, la main sur le cœur :
– Je suis le lieutenant du capitaine Barbe d'Or.
Chapitre 9
Alors elle découvrit qu'il y avait un navire à l'ancre dans la baie. Au pied du promontoire. Et ce qui la frappa tout d'abord, c'est qu'il semblait un fort joli navire. Bien qu'il fût assez court et d'un modèle ancien, avec ces deux châteaux d'avant et d'arrière, dont les ornements de couleurs vives étincelaient au soleil levant.
Une « caraque » plutôt qu'un vaisseau, une nef... Qui se balançait mollement, tandis qu'un canot se détachait de ses flancs pour se poser sur l'eau calme où le reflet de la chaîne d'ancre se brisait en angle aigu... « Hein ! la soupe à la tortue, dit Hyacinthe, ça fait dormir... quand on y ajoute un p'tit quelque chose... J'ai eu qu'à choisir dans vos fioles... »
Brusquement, Angélique s'éveilla. Elle venait de tout comprendre. D'un mouvement de reins souple et avec une rapidité foudroyante elle se jeta sur Beaumarchand, l'agrippant aux épaules et le secouant comme un prunier.
– Misérable ! Je vous ai recousu la panse et vous m'avez vendue à Barbe d'Or !
Ils durent se mettre à quatre pour le lui arracher.
Sérieusement malmené, il était blême comme une chandelle et se mit à ruisseler de sueur.
– Tout va sauter ! gémit-il, les mains sur son ventre.
– Je le souhaite, fit Angélique, farouche.
– Tenez-la ferme, supplia-t-il, vous avez vu comme elle m'a traité ?... Une femme qui bouscule un pauvre malade comme ça, ça ne mérite pas de pitié.
– Crétin ! lui jeta Angélique.
D'un geste sans réplique, elle se dégagea des mains qui la retenaient.
– Bas les pattes !
Respirant précipitamment, elle considérait Aristide d'un œil terrible et il n'en menait pas large. Il n'était pas beau à voir, recroquevillé dans ses hardes trop vastes pour son corps amaigri.
– Vous êtes un affreux petit macaque, lui jeta-t-elle avec mépris, l'être le plus abject que j'aie jamais rencontré. Je cracherais volontiers sur vous...
– Prenez-lui son couteau, supplia-t-il.
– Que quelqu'un ose m'approcher, dit Angélique avec un recul, la main sur son poignard.
Et le cercle des hommes sidérés la considéra comme une apparition, avec sa chevelure étincelante que tordait le vent et ses yeux verts et pâles qui semblaient refléter le miroitement de la mer.
– Madame, dit très poliment M. de Barssempuy, il faut me rendre cette arme.
– Venez la prendre.
– Attention, lieutenant ! cria Aristide, elle sait s'en servir. C'est avec ça qu'elle m'a décousu.
– Et elle nous a jeté des ruches à la tête, renchérit le boucanier Hyacinthe qui se tenait prudemment à l'écart, même qu'on en a encore la tête comme des citrouilles.
Des hommes, en le regardant, éclatèrent de rire.
– Elle est dangereuse, quoi ! hurla Hyacinthe indigné. C'est une sorcière, cette femme, vous le savez bien. On l'a dit dans la Baie.
Mais les hommes n'en riaient que plus fort.
Angélique devinait que la plupart n'avaient qu'en mince estime ces forbans et déserteurs qui l'avaient si lâchement livrée.
Elle feignit de se désintéresser des piètres personnages et se tourna vers le lieutenant de Barssempuy, un Français et un gentilhomme à coup sûr.
– Comment ont-ils pu faire pour me trahir ainsi ? interrogea-t-elle en se rapprochant de lui avec désinvolture. Cette crapule-là était horriblement blessée, et les autres ne valaient guère mieux. Et nous les avions à l'œil. Comment ont-ils pu vous avertir de ma présence ici ?...
– C'est Martinez, dit le jeune homme. Nous l'avons vu arriver dans une île du golfe où nous étions installés à caréner et il nous a avertis.
Martinez ?... Le cinquième forban, qui était parti avec Cantor et les Anglais ? Un compagnon encombrant dont ils avaient bien l'intention de se séparer avant d'avoir quitté la baie de Casco. Aussi avait-il été facile au rusé compère de se faire débarquer par eux sur une des côtes de l'île où il n'ignorait pas que leurs anciens compagnons se reposaient et radoubaient leur vaisseau.
Apportant l'annonce à Barbe d'Or que la comtesse de Peyrac pouvait être capturée sans peine à quelques miles de là, le mutin était certain d'être bien accueilli. Et pendant ce temps Angélique s'ingéniait à soigner ce méchant gnome qui, bien que mourant, avait gardé assez de souffle pour manigancer, avant le départ de Martinez, cette forfaiture, ce coup fourré dont elle était maintenant la victime. L'arrivée de Yann n'avait pas dû les arranger, mais il était seul. Avertis sans doute par des signaux lointains de l'arrivée de leurs complices, la veille, ils avaient versé dans le potage un soporifique.
Elle regarda autour d'elle. Où étaient Adhémar, la vieille Indienne, les quatre Anglais rescapés du massacre ? Un remue-ménage du côté de la plage lui fit supposer qu'on les avait peut-être déjà emmenés à bord, prisonniers.
Et Piksarett ? Des yeux, elle le cherchait en direction de la forêt. Mais la forêt était close, immobile, sans recours. Devant elle, la mer, un horizon borné par une légère brume mauve, l'entrée de la petite baie de Maquoit, où se balançait un vaisseau bariolé, où le rosé de l'aurore pâlissait, se diluait peu à peu dans une lumière plus neutre. Angélique avait retrouvé son sang-froid et son cerveau travaillait fiévreusement. Elle s'interrogea sur l'avantage qu'il y avait pour elle à être tombée sur des corsaires français. Les aventuriers des Caraïbes relevaient moitié-moitié d'obédience française et anglaise. Des Anglais ne se seraient peut-être point occupés d'elle et l'auraient laissée en paix sur son rocher, mais avec des compatriotes de langue, au moins elle pourrait discuter. Ce Barbe d'Or !... Bien ! Il voulait la guerre. Il la capturait, sans doute pour se servir d'elle comme otage contre Joffrey de Peyrac ! Soit ! Il allait l'entendre ! Il le regretterait, son coup de razzia... Quel que fût le genre d'homme qu'il se révélerait être, elle se faisait fort de lui en imposer.
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