– On ne m'avait pas encore traité d'idolâtre ! dit Peyrac, et il eut un éclat de rire allègre. Mon père, oubliez-vous qu'il y a cent cinquante années le moine Tritheim enseignait à Prague que l'or représentait l'âme du premier homme ?...
– Mais il définit aussi que l'or contenait en substance le vice, le Mal, répliqua avec vivacité le jésuite.
– Pourtant, la richesse donne la puissance et peut servir au Bien. Votre ordre l'a compris dès les premiers temps de sa fondation, il me semble, car c'est l'ordre le plus riche au monde.
Comme il l'avait fait à plusieurs reprises, le père de Guérande changea de sujet :
– Si vous êtes français, pourquoi n'êtes-vous pas ennemi des Anglais et des Iroquois qui veulent la perte de la Nouvelle-France ? interrogea-t-il.
– Les querelles qui vous opposent sont d'origine déjà ancienne et prendre parti me semblerait trop ardu pour que je m'y résigne. J'essaierai cependant de vivre en bonne intelligence avec chacun, et qui sait peut-être y imposerai-je la paix...
– Vous pouvez nous faire beaucoup de mal, dit le jeune jésuite d'une voix tendue où Angélique sentit vibrer une véritable angoisse. Oh ! Pourquoi, s'écria-t-il, pourquoi n'avez-vous pas planté la Croix ?
– C'est un signe de contradiction.
– L'or a été le promoteur de bien des crimes.
– La Croix aussi, dit Peyrac en le regardant fixement.
Le religieux se dressa tout droit. Il était si pâle que les brûlures de soleil qui le marquaient parurent saigner comme des plaies dans son visage de craie. À son cou maigre, qui se redressait hors du rabat blanc, unique ornement de la sombre robe noire, une veine battait violemment.
– J'ai enfin entendu votre profession de foi, monsieur, fit-il d'une voix sourde. C'est en vain que vous protesterez de vos intentions amicales à notre égard. Toutes les paroles qui sont tombées de votre bouche étaient entachées de ce détestable esprit de révolte qui caractérise les hérétiques que vous fréquentez : rejet des signes extérieurs de piété, scepticisme à l'égard des vérités révélées, indifférence au triomphe de la Vérité, et peu vous importe que le reflet exact du Verbe qui fut engendré soit effacé de ce monde avec l'Église catholique, que les ténèbres s'appesantissent sur les âmes !
Le comte se leva et posa la main sur l'épaule du jésuite. Son geste était plein d'indulgence et d'une sorte de compassion.
– Soit ! dit-il. Maintenant, écoutez-moi, mon père, et veillez ensuite à répéter mes paroles exactes à celui qui vous a envoyé. Si vous êtes venu me demander d'être sans hostilité à votre égard, de vous aider en cas de famine et de pauvreté, je le ferai comme je l'ai déjà fait depuis que je me suis établi dans ces parages. Mais si vous êtes venu me demander de m'en aller d'ici avec mes Huguenots et mes pirates, je vous répondrai : Non ! Et si vous êtes venu me demander de vous aider à massacrer les Anglais et à combattre les Iroquois par pur principe, sans provocation, je vous répondrai : Non ! Je ne suis pas des vôtres, je ne suis à personne. Je n'ai pas de temps à perdre et je n'estime pas utile de transposer dans le Nouveau Monde les querelles mystiques de l'Ancien.
– C'est votre dernier mot ?
Leurs regards s'affrontèrent.
– Ce ne sera sans doute pas le dernier, murmura Peyrac dans un sourire.
– Pour nous, si !
Le jésuite s'éloigna dans l'ombre des arbres.
– Est-ce une déclaration de guerre ? demanda Angélique en levant les yeux vers son mari.
– Ça m'en a tout l'air.
Il souriait et posa sa main sur la chevelure d'Angélique, la caressant lentement.
– Mais nous n'en sommes encore qu'aux préliminaires. Une entrevue avec le père d'Orgeval s'impose encore et je la tenterai. Ensuite... Eh bien, chaque jour de gagné, c'est une victoire pour nous. Le Gouldsboro doit être revenu d'Europe, et de Nouvelle-Angleterre doivent arriver de petits navires côtiers bien armés, et encore d'autres mercenaires. S'il le faut, j'irai jusqu'à Québec avec ma flotte. Mais j'aborderai le prochain hiver dans la paix et dans la force, j'en fais serment. Après tout, si hostiles et opposés qu'ils me soient, ils ne sont que quatre jésuites pour un territoire plus vaste que les royaumes de France et d'Espagne réunis.
Angélique baissa la tête. Malgré l'optimisme et la logique rassurante des paroles du comte de Peyrac, il lui semblait que la partie allait se jouer en un lieu où chiffres, armes et hommes comptaient peu en rapport des forces mystérieuses et sans nom qu'ils affrontaient et, presque malgré eux, représentaient.
Et elle devinait qu'il le sentait comme elle.
*****
– Oh ! Mon Dieu, pourquoi lui avez-vous dit toutes ces sottises ? gémit Angélique.
– Quelles sottises, mon amour ?...
– Ces allusions aux petits démons qu'on trouve dans les mines ou aux théories de je ne sais quel moine de Prague d'autrefois...
– J'essayais de lui parler son langage. C'est un cerveau supérieur, admirablement doué pour l'étude. Il doit être dix fois bachelier et docteur, bourré de toute la science théologique et occulte dont nos temps peuvent s'enorgueillir. Seigneur ! Qu'est-il venu faire en Amérique ?... Les sauvages auront raison de lui.
Peyrac, qui semblait secrètement joyeux et, en tout cas, nullement ému, leva les yeux vers la voûte enténébrée des feuillages. Un oiseau invisible s'y agitait. La nuit était là, bleu sombre et duvetée, transpercée par les feux des bivouacs. Une voix héla derrière les ramures, conviant la compagnie à venir se restaurer.
Puis, dans le silence revenu, l'oiseau hulula, si proche qu'Angélique tressaillit.
– Un hibou, dit Joffrey de Peyrac, l'oiseau des sorcières.
– Oh ! Mon chéri, je vous en prie, s'écria-t-elle, jetant ses bras autour de lui et cachant son visage dans son pourpoint de cuir, vous m'effrayez !...
Il rit un peu et caressa avec douceur et passion sa chevelure soyeuse. Il eût voulu parler, commenter les paroles qui avaient été échangées, définir le sens de la conversation qu'ils avaient eue avec le jésuite. Et soudain il se taisait, sachant qu'Angélique et lui-même avaient pressenti, deviné, compris les mêmes choses à chaque instant de ce dialogue. Ils savaient tous deux que cette visite ne représentait rien d'autre qu'une déclaration de guerre. Un moyen aussi, peut-être, de s'en procurer les prétextes.
Avec la science extraordinaire des membres de son ordre, ce jeune jésuite avait réussi à lui faire dire, à lui, Peyrac, beaucoup plus qu'il ne voulait. Il fallait leur rendre cette justice qu'ils savaient manier l'être humain. Ils possédaient aussi d'autres armes, d'une sorte particulière, dont le comte ne mésestimait pas entièrement la puissance. Insensiblement, l'humeur légère de Joffrey de Peyrac s'assombrit et d'une façon assez inexplicable, c'était pour elle, Angélique, sa femme, surtout qu'il craignait. Il la serra plus étroitement contre lui. Chaque jour, chaque soir, il éprouvait cette soif de la tenir contre lui, l'entourant de ses bras pour s'assurer qu'elle était bien là, et que rien ne pourrait l'atteindre dans ce refuge de ses bras.
Il aurait voulu parler, craignait qu'en parlant l'appréhension ne touchât son âme, préférait se taire.
Il dit seulement :
– La petite Honorine nous manque, n'est-ce pas ?...
Elle acquiesça d'un mouvement de sa tête penchée, plus proche dans la tendresse que lui inspirait sa remarque. Un peu plus tard, elle demanda :
– Est-elle en sûreté à Wapassou ?
– Oui, mon amour, elle est en sûreté, affirma-t-il.
Chapitre 2
Le père de Guérande cabana avec les Indiens et refusa de partager le repas des Blancs lorsqu'on lui fit porter l'invitation.
Il partit dès l'aube, sans prendre congé, ce qui, pour un homme de son éducation, était la forme souveraine du mépris.
Angélique fut la seule à l'apercevoir qui, de l'autre côté de l'eau, portait son paquetage sur la grève. Quelques Indiens, nonchalamment, tournaient autour des canots échoués. La brume matinale régnait jusqu'à hauteur des arbres, assez légère pour qu'on pût distinguer les silhouettes et leurs reflets. La rosée abondante commençait de scintiller sous une clarté translucide, un soleil invisible s'évertuait de triompher des brouillards de la nuit. Angélique avait peu dormi. La tente qui les abritait ne manquait pourtant pas de confort, et si le tapis de branches de sapins recouvert de peaux sur lesquelles elle s'étendait n'était pas des plus doux, elle avait connu des couches plus rudes. Mais la soirée lui avait laissé un sentiment de malaise.
Maintenant, goûtant la fraîcheur de cette prime aube, elle brossait ses longs cheveux devant un petit miroir appuyé contre une branche, en se disant qu'il lui faudrait trouver quelque introduction pour adoucir ce jésuite, détendre la fibre de ce cœur tendu comme un arc de guerre.
Elle l'aperçut donc, se livrant à ses préparatifs de départ. Et, après un instant d'hésitation, elle déposa sa brosse et son peigne, secoua sa chevelure sur ses épaules. La veille, durant leur conversation, elle n'avait cessé d'avoir une question sur le bout des lèvres, et elle n'avait pu trouver l'occasion de la poser au cours d'un tel échange de phrases austères, sibyllines et plus ou moins dangereuses.
Or, cette question lui tenait à cœur.
Angélique se décida.
Retenant sa jupe afin d'éviter le contact des foyers éteints et des marmites de graisse du campement, elle se fraya un passage à travers le désordre indien habituel, suivit le sentier le long de l'anse du fleuve et, dérangeant deux chiens fauves qui rongeaient des viscères de daim, elle s'approcha du religieux qui, en son pauvre équipage, s'apprêtait à reprendre la route.
Depuis quelques instants, il l'avait vue venir émergeant de la brume évanescente et dorée du matin. Le même reflet brillant que l'aube mettait sur les feuillages jouait sur sa chevelure claire épandue.
De complexion délicate, le père de Guérande était souvent, au lever, atone et avait l'esprit vide. Peu à peu, le souvenir de Dieu lui revenait et il se mettait à prier. Mais il lui fallait un certain temps pour retrouver le fil de ses pensées. En voyant s'approcher Angélique, il ne la reconnut pas, tout d'abord, et il se demandait avec effarement : qui est-ce ? Qui est cette apparition ?
Puis, se souvenant : Elle, la comtesse de Peyrac, il éprouvait comme une brusque douleur au côté et elle devina nettement, malgré ses traits impassibles, son recul de peur et de répulsion, un raidissement de tout l'être.
Elle sourit afin de dérider ce jeune visage de pierre.
– Mon père ! Nous quittez-vous déjà ?
– Les devoirs de ma charge m'y obligent, madame.
– Mon père, j'aurais voulu vous poser une question qui me préoccupe.
– Je vous écoute, madame ?
– Pourriez-vous m'indiquer avec quelle sorte de plantes le père d'Orgeval fabrique ses chandelles vertes ?
Le jésuite s'attendait visiblement à tout, mais pas à cela. Sous le coup de la surprise, il se déconcerta. Tout d'abord, il cherchait dans les paroles d'Angélique quelque sens hermétique, puis, comprenant qu'il s'agissait bien de questions pratiques et ménagères, il perdit pied. La pensée qu'elle se moquait de lui l'effleura, lui fit monter le sang au visage, puis il se ressaisit, fit un effort désespéré de mémoire pour se souvenir de détails qui lui permettraient de répondre avec précision.
– Les chandelles vertes ? marmonna-t-il.
– On dit que ces chandelles sont fort belles, poursuivait Angélique, et répandent la plus aimable lumière blanche. Je crois qu'on les obtient avec des baies que les Indiens récoltent vers la fin de l'été, mais, si vous aviez pu me dire au moins le nom de l'arbuste qui les porte, vous qui connaissez bien la langue sauvagine, vous m'auriez obligée...
– Non, je ne saurais vous dire... Je n'ai pas pris garde à ces chandelles...
« Le pauvre homme n'a pas le sens des réalités, se dit-elle, il vit dans son rêve. » Mais il lui était plus sympathique ainsi que retranché derrière sa cuirasse de combattant mystique. Elle entrevit un terrain d'entente.
– C'est sans importance, affirma-t-elle. Ne vous retardez pas, mon père.
Il eut une inclinaison de tête brève.
Elle le regarda monter avec l'aisance de l'habitude dans le canoë indien sans y apporter « ni sable ni caillou », comme l'avait recommandé le père Brébœuf à ses missionnaires. Le corps du père de Guérande s'était plié aux impératifs de la vie primitive, mais son esprit n'en accepterait jamais l'intolérable désordre. « Les sauvages auront raison de lui », avait dit Peyrac. L'Amérique aurait raison de lui. Cette longue carcasse, dont l'échiné maigre se devinait sous la robe noire usée, connaîtrait le martyre. Tous, ils sont morts martyrs. Le père de Guérande jeta un dernier regard en direction d'Angélique, et ce qu'il lut dans ses yeux lui fit ébaucher une sorte de grimace amère et orgueilleuse. Par l'ironie, il se défendit de cette pitié inexplicable qu'il sentait en elle à son endroit.
"La tentation d’Angélique part 1" отзывы
Отзывы читателей о книге "La tentation d’Angélique part 1". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La tentation d’Angélique part 1" друзьям в соцсетях.