Joffrey de Peyrac se taisait. Il songeait à son ami le capitaine Jason, Huguenot persécuté et plié aux caractères latins par la Méditerranée, qui eût fait merveille dans le rôle que refusait d'Urville. Mais Jason était mort et aussi l'admirable savant le docteur arabe Abd-el-Mechrat qui eût pu l'assister dans sa tâche. Le joyeux et perspicace d'Urville ne se dérobait point par lâcheté, ni même paresse, bien qu'une vie sous le signe de la plus grande liberté lui eût donné une certaine propension au bien-aise.

Mais cadet de famille et comme tel n'ayant bénéficié d'aucun enseignement professionnel à part celui de tenir l'épée et d'enfourcher une monture, sachant à peine lire, il connaissait ses propres lacunes. Un duel à mort l'avait conduit aux Amériques, pour sauver sa tête des lois instituées par M. le cardinal de Richelieu. Nulle autre nécessité n'aurait pu l'y mener, car il ne concevait pas la vie hors des tavernes et des tripots de jeu de Paris. Heureusement pour lui, il était fils de la presqu'île du Cotentin, cette corne d'escargot de la France, qui dresse son œil de gastéropode pour lorgner l'Angleterre, presque une île dans la solitude de ses côtes sauvages et de ses bocages et landes. Élevé dans un vieux château de la pointe de La Hague, d'Urville aimait et comprenait la mer, sa nourrice. Aujourd'hui, il pourrait faire merveille en gardant la haute main sur la petite flotte de Gouldsboro, qui, chaque saison, s'augmenterait de nouvelles unités, mais Joffrey de Peyrac comprenait aussi la nécessité de décharger ses épaules d'un poids qui dépassait ses compétences.

– Et vous, monsieur Vaneireick, si vous êtes lassé de l'aventure espagnole, les honneurs de vice-roi sous nos latitudes ne vous tentent-ils pas ?

– Peut-être !... Mais lorsque j'aurai gagné une jambe de bois. Je préfère encore cela plutôt que vendre des raves et des noix de coco sur les routes de « La Tortue »... Plaisanterie à part, mes coffres ne sont pas assez remplis.. Il faut être riche pour en imposer à une population mi-partie d'aventuriers, mi de parpaillots. J'ai déjà scandalisé ces derniers avec mon Inès. Avez-vous vu Inès ?

– J'ai vu Inès.

– N'est-elle pas ravissante ?

– Elle est ravissante.

– Vous comprenez que je ne peux renoncer encore à cette charmante créature. Mais, plus tard... l'affaire me plairait assez... Voyez Morgan, le plus grand pirate et pilleur de notre temps, le voici aujourd'hui gouverneur de la Jamaïque, et je vous promets qu'il ne badine pas avec l'ordre, et les princes mêmes lui tirent leur chapeau... Je me sens de son espèce. Je suis moins sot que j'en ai l'air, savez-vous !

– C'est bien pour cela que je vous faisais une telle proposition en toute confiance...

– Vous m'en voyez tout honoré, mon cher comte... Plus tard ! Plus tard. Voyez-vous, je n'ai pas encore jeté ma gourme, comme un vieil adolescent que je suis.

Chapitre 17

Le brouillard se retirait.

Joffrey de Peyrac se leva et retourna vers la plate-forme du sommet.

– Est-ce Barbe d'Or que vous cherchez et que vous espérez apercevoir, caché dans quelque trou ? demanda Urville.

– Peut-être !

Que cherchait-il exactement, qu'espérait-il découvrir dans ce labyrinthe d'eau et d'arbres étalé à ses pieds ? C'était moins une déduction logique qu'un flair de chien de chasse qui l'avait conduit au sommet de ce belvédère.

L'homme aux « lambi »... L'homme auquel il avait donné des perles roses sur le chemin du Kennebec. L'homme qui lui avait menti, était-ce seulement un complice de Barbe d'Or ?... Le vaisseau mystérieux ? Était-ce celui du pirate ? Et pourquoi, par deux fois, avait-on cherché à l'égarer quant au sort d'Angélique ?

Ces « erreurs » étaient-elles le fruit du hasard ?...

Il n'y croyait pas. Il est rare qu'en mer les nouvelles portées de bouche à bouche ne soient pas transmises dans leur vérité totale. Car c'est la solidarité, et l'âme, et l'espoir des marins qui exigent cela... Pourquoi alors ces subites tromperies répétées ? Quel nouveau danger pointait là ?...

D'un coup d'aile, une dernière rafale de vent balayait la baie jusqu'à la ligne de l'horizon. Le ciel blanc-bleu et pur planait sur la mer comme une aile, comme une conque nacrée et sonore. Le gentilhomme dut lutter pas à pas, penché, comme envers une force contraire, pour avancer, atteindre l'extrémité du plateau, s'y allonger afin de donner moins de prise au vent. La lunette d'approche rivée à l'œil, point par point, il scrutait les archipels dispersés. Là, il découvrait un navire à l'ancre, là, une barque, là, une flottille d'Indiens qui traversait le détroit, là, deux chaloupes de morutiers, et plus loin, contre un îlot, les morutiers eux-mêmes. L'équipage était à terre. On voyait monter la fumée des calfats, des rôtissoires ou des boucans.

Au fur et à mesure qu'il poursuivait son inspection, il ressentait les arêtes dures du granite contre sa poitrine comme une souffrance, une oppression. Trouverait-il ce qu'il était venu chercher sur le mont chauve balayé de rafales ?...

À l'ouest, commençant à surgir dans les déchirures du brouillard, à contre-jour, se déroulait la chaîne des montagnes Bleues, d'un bleu si bleu que la baie à ses pieds portait son nom : Blue Hills Bay.

C'était là-bas, derrière, qu'Angélique peut-être était en danger ?...

– Angélique ! Angélique ! Ma vie !

Cramponné à la pierre aride, il l'appelait d'un élan qui eût voulu franchir les distances insondables.

Elle était une entité soudain lointaine et sans visage, mais chaleureuse et infiniment animée, attirante, dans son charme unique.

– Angélique ! Angélique ! Ma vie !...

Avec un sifflement, la bise près de lui cinglait, on eût dit un chuchotement cruel.

« Il vous séparera ! Vous verrez ! vous verrez ! »

La prédiction de Pont-Briand, l'homme tué pour avoir désiré Angélique, lui sifflait aux oreilles :

« Il vous séparera... vous verrez ! »

Dévoré d'une angoisse brusque, il porta machinalement la main à sa poitrine. Puis, se ravisant :

– Mais que puis-je craindre ?... Demain, après-demain au plus tard, elle sera là... Angélique n'est plus comme autrefois une jeune femme fragile et sans expérience. Elle m'a plus d'une fois prouvé que la vie ne la désarçonnait pas. Elle pourrait faire face à n'importe quoi. Ne vient-elle pas de le montrer encore en échappant – Dieu sait comment ! – à cette étrange embuscade de Brunschwick-Falls ?... Oui, elle est bien de la race des guerriers et des paladins, mon indomptable ! On dirait que le danger la rend plus forte, plus efficiente, plus lucide... plus belle encore... comme si elle en nourrissait son incroyable vitalité !... Angélique ! Angélique !... nous passerons à travers tout, n'est-ce pas, ma chérie !... Tous les deux... Où que tu sois, je sais que tu me rejoindras...

Il tressaillit. Tandis qu'il songeait, son regard errant avait accroché parmi le fouillis des îles un détail insolite. Une flamme orange à la pointe d'un mât, cachée parmi les arbres d'une île. Il resta longtemps immobile, comme un chasseur en arrêt, l'œil attentif, fixé à l'instrument d'optique. Puis il se redressa, songeur.

Il avait trouvé ce qu'il était venu chercher au sommet du mont Désert.

Chapitre 18

– Monseigneur ! Monseigneur !

Alors que le chébec du comte de Peyrac doublait la pointe de Shoodic, une voix le hélait, venue d'un morutier français qui voguait à quelques encablures sous le vent. Il reconnut à la rambarde Yann Le Couennec, qu'il avait envoyé de Popham à la recherche d'Angélique.

Peu après, les deux navires ayant jeté l'ancre face aux quais de Gouldsboro, le comte, d'un pas hâtif, rejoignait le Breton.

– Parle ! Parle vite !

Yann ne montrait pas son habituelle figure joviale et Joffrey de Peyrac sentit son cœur serré d'appréhension.

– As-tu pu joindre Mme la Comtesse ? Pourquoi n'est-elle pas avec toi ? Avez-vous croisé Le Rochelais ?

Le pauvre Yann baissait la tête. Non, il n'avait pas croisé Le Rochelais. Oui, il avait pu joindre Mme la Comtesse, après avoir traversé la région d'Androscoggi mise à feu et à sac par les Indiens et il l'avait trouvée en perdition sur la baie de Casco.

– Je sais tout cela... Cantor nous a prévenus. Il est reparti les chercher. Las ! Il était trop tard, pleura Jacques Yann.

Cantor trouverait place vide. Barbe d'Or avait capturé Mme de Peyrac comme otage. Il s'empressa d'ajouter, afin d'atténuer les effets de l'atterrante nouvelle, qu'il ne croyait pas Mme la Comtesse en danger. Elle savait se défendre et ce pillard paraissait avoir un équipage bien tenu. Et elle avait eu le sang-froid de le faire évader à temps, lui, Yann, afin qu'on pût donner à savoir ce qu'elle était devenue. Il conta en quelles circonstances s'était effectuée son évasion.

– J'ai couru, et heureusement ils ne m'ont pas poursuivi ; j'ai marché une journée entière en suivant la côte. Vers le soir, en approchant d'une crique, j'ai eu la chance de trouver ce morutier français au mouillage. L'équipage était descendu à terre pour la corvée d'eau douce. Ils m'ont accepté à leur bord et ont bien voulu se dérouter pour me mener ici au plus vite.

Joffrey de Peyrac était livide. Il serrait les poings.

– Barbe d'Or ! Toujours ce bandit... Je le pourchasserai à mort ! Il a déjà capturé le chef de mes mercenaires, le mois dernier, et maintenant ma femme !... Quelle impudence !

Il songeait avec inquiétude à Le Gall et à Cantor qui avaient dû parvenir au lieu du rendez-vous pour y trouver place déserte ou pire : occupée encore par les dangereux malandrins des mers. Découvrant que sa mère était entre leurs mains, Cantor ne serait-il pas tenté de se lancer dans une action de guerre prématurée ? Non ! L'enfant était prudent ! En Méditerranée, il avait appris les ruses de la vie de corsaire. Sans doute se contenterait-il de prendre en surveillance étroite le navire de Barbe d'Or, tout en essayant de faire parvenir la nouvelle à son père.

Malheureusement, le navire Gouldsboro ne serait pas en état de soutenir une chasse et un combat avant deux jours. En travaillant toute la nuit, peut-être pourrait-on prendre la mer le lendemain soir avec le chébec auquel on ajouterait deux canons, et le vaisseau de Vaneireick. Il fallait espérer que le pirate se laisserait intimider par ce déploiement de forces et que l'on pourrait parlementer.

Joffrey de Peyrac fit volte-face et revint vers le Breton.

– Qu'y a-t-il encore que tu n'oses me dire ?... Que me caches-tu ?

Son regard brûlant se rivait à celui de Yann effaré, et qui de la tête faisait des signes véhéments de dénégation.

– Non... Monseigneur, je vous jure... Je vous fais serment sur les images de la Vierge et de sainte Anne... Je vous ai tout dit... Pourquoi ?... Qu'imaginez-vous que je vous cache ?...

– Lui est-il donc arrivé quelque chose ?... Elle est blessée, n'est-ce pas ?... Malade ?... Parle...

– Non, monseigneur, je ne vous dissimulerais pas de tels malheurs... Il se fait que Mme de Peyrac est en très bonne santé... Elle soutient tous les autres... Si elle est restée là-bas, c'est précisément à cause des malades et des blessés... Elle a même recousu le ventre d'un de ces sagouins, celui qui l'a vendue...

– Oui, cela aussi, je le sais...

L'œil perspicace de Peyrac scrutait l'honnête visage de son matelot dont l'hiver passé avait fait pour lui un compagnon et un ami. L'Iroquois ne l'avait pas fait trembler ni les approches de la famine. Or, aujourd'hui, Yann tremblait. Peyrac entoura de son bras les épaules du jeune homme.

– Qu'as-tu ?...

Et Yann crut qu'il allait éclater en sanglots comme un enfant. Il baissa la tête.

– J'ai beaucoup marché, murmura-t-il, et ce n'était pas facile d'échapper aux sauvages en guerre.

– C'est vrai... va te reposer. Il y a une espèce d'auberge, sous le fort, que tiennent Mme Carrère et ses filles. On y fait bonne chère et l'on y boit dès aujourd'hui du vin de Bordeaux arrivé d'Europe. Répare tes forces et tiens-toi prêt à faire campagne avec moi dès demain, si le temps nous est propice.

Le comte de Peyrac et Roland d'Urville réunirent dans l'une des salles du fort, qui tenait lieu de salle du conseil, Manigault, Berne, le pasteur Beaucaire et les principaux notables huguenots ; ils demandèrent à Vaneireick et à son second d'être présents, ainsi qu'Erikson, le capitaine du Gouldsboro. Le père Baure assistait également au Conseil. Don Juan Alvarez, le commandant de la petite garde espagnole, se tenait derrière le comte comme une sombre figure hiératique veillant sur son salut. Joffrey de Peyrac les mit tous brièvement au courant des derniers événements. Le fait que son épouse, la comtesse de Peyrac, était tombée entre les mains de leur ennemi, l'obligeait à une extrême prudence. Pour avoir vécu aux Caraïbes, ils connaissaient les mœurs des gentilshommes d'aventure et Gilles Vaneireick en témoignerait comme lui, Mme de Peyrac ne risquait pas d'être maltraitée tant qu'elle représentait valeur d'otage. Jamais grande dame capturée, qu'elle fût espagnole, française ou portugaise, n'avait eu à se plaindre de ses geôliers, en attendant la généreuse rançon qui lui permettrait de retrouver la liberté. On racontait même que quelques-unes d'entre elles, quand le flibustier était de bonne mine, n'avaient point trop de hâte de voir se terminer leur captivité. Mais l'on savait aussi que, pourchassées, acculées à la bataille ou au naufrage, déçues dans leur espérance de rançon, certaines de ces brutes prêtes à tout n'hésitaient à mettre leurs menaces contre les otages à exécution.