Il se campa, un poing sur la hanche, avec la morgue d'un jeune officier de la suite du roi.

– Et comme ceci ? Ne suis-je pas un parfait courtisan de Versailles !

Angélique secoua la tête.

– Non, fit-elle, votre bagou vient trop tard ! monsieur. Vous êtes un chef abénakis à mes yeux.

– Eh bien, soit ! fit le baron de Saint-Castine avec gravité. Et vous avez raison.

Il s'inclina pour lui baiser la main.

Cet échange vif et animé d'hommages et de courtoisies à la française s'était effectué en toute liberté dans le décor embrumé de la tabagie ; le regard impavide des buveurs n'avait pas cillé. Quant aux quelques Indiens présents dans la salle du poste, occupés de leurs échanges, ils ne prêtaient, pour une fois, aucune attention à la scène. L'un comptait des aiguilles une à une avec un aimant, l'autre essayait les lames de couteau-jambette sur le bord du comptoir, un troisième, en se reculant pour mesurer une pièce de drap, heurta Angélique et, non content, la poussa sans ménagement parce qu'elle le dérangeait.

– Allons donc ailleurs, décida le baron. Il y a une pièce à côté où nous pourrons deviser en paix. Je vais demander au vieux Josué Hinggins de nous y porter une collation. Cette charmante enfant est-elle votre fille ?

– Non, c'est une petite Anglaise qui...

– Chut ! l'interrompit vivement le jeune officier gascon. Une Anglaise !... Si cela s'apprend, je ne donne pas cher de sa chevelure, tout au moins de sa liberté.

– Mais je l'ai dûment rachetée aux Indiens qui l'avaient capturée, protesta Angélique.

– Votre qualité de Française vous permet certaines choses, dit Saint-Castine, mais l'on sait déjà que M. de Peyrac n'a pas coutume de racheter les Anglais pour les faire baptiser. Cela déplaît en haut lieu. Donc, surtout, ne laissez pas soupçonner que cette petite est anglaise.

– Il y a ici pourtant bien des étrangers. Le chef de ce poste n'est-il pas Hollandais, et ses commis me semblent venus tout droit de Nouvelle-Angleterre.

– Cela ne prouve rien.

– Enfin, ils sont bien là.

– Pour combien de temps ?... Croyez-moi, soyez prudente. Ah ! chère comtesse, s'exclama-t-il en baisant de nouveau le bout de ses doigts, comme vous êtes charmante, et tout à fait semblable à la réputation qu'on vous a faite !

– Je croyais qu'on m'avait fait chez les Français une réputation plutôt diabolique.

– Vous l'êtes, affirma-t-il. Diabolique pour ceux qui sont comme moi trop sensibles à la beauté des femmes... Diabolique aussi pour ceux qui... Enfin, je veux dire que vous êtes tout à fait semblable à votre époux... que j'admire et qui m'effraie. À vrai dire, si j'ai quitté mon poste de Pentagoët et me suis rendu sur le Kennebec, c'était dans l'intention de le rencontrer. J'ai de graves communications à lui faire.

– Les choses ont-elles mal tourné pour Gouldsboro ? interrogea Angélique en pâlissant.

– Non, rassurez-vous. Mais je suppose que M. de Peyrac vous a accompagnée. Je vais le faire prier de venir nous rejoindre.

Il poussait une porte. Mais avant qu'Angélique, tenant toujours Rose-Ann par la main, ait pu pénétrer dans la chambre voisine, quelqu'un dégringolait bruyamment le seuil de la salle principale et se précipitait vers le baron de Saint-Castine. C'était un soldat français, son mousquet à la main.

– Cette fois, ça y est, monsieur le lieutenant, gémit-il. Ils font leurs chaudières de guerre... Il n'y a pas à s'y tromper. C'est une odeur que je reconnaîtrais entre mille. Venez, venez sentir !

Il agrippa l'officier par la manche et le tira presque de force au-dehors.

– Sentez ! Mais sentez cela ! insistait-il en pointant un nez à la fois long et retroussé qui lui donnait un air d'amuseur de foire, ça sent... Ça sent le maïs et le chien bouilli. Vraiment, vous ne sentez pas ?...

– Cela sent tant de choses, fit Saint-Castine avec une moue dédaigneuse.

– Mais moi, ça ne me trompe pas. Quand ça pue ainsi, c'est qu'ils sont tous, là-bas dans les bois, à faire festin avant de partir au combat. Du maïs et du chien bouilli qu'ils mangent ! Pour se donner du courage. Et de l'eau ils boivent, de l'eau par là-dessus, ajouta-t-il avec une sorte d'horreur qui fit saillir encore ses yeux d'escargot ahuri.

Ce militaire avait une vraie tête de jocrisse. Les baladins qui l'auraient engagé pour leurs tréteaux auraient obtenu un franc succès de rire.

Il est vrai que le vent du fleuve apportait une odeur douceâtre, venue du fond des bois, et qui était celle des festins indigènes.

– Ça vient de là, et de là, et de là, continua le soldat en désignant différents points sur la rive gauche du Kennebec. Moi, ça ne me trompe pas !

Drôle de personnage ! Fagoté dans sa casaque bleue, il tenait son arme avec une gaucherie inquiétante. Lui ne portait pas de jambières ni de mocassins, mais de lourds souliers qui semblaient encore ajouter à sa maladresse, et ses gros bas de toile, mal retenus sous les genoux, tombaient en plis fort peu réglementaires.

– Pourquoi vous mettre dans cet état, Adhémar, dit le baron de Saint-Castine avec une hypocrite sollicitude. Il ne fallait pas vous engager dans un régiment colonial si vous aviez si peur de la guerre indienne.

– Mais puisque je vous dis que c'est le recruteur, en France, qui m'a saoulé et que je me suis réveillé sur le navire, gémit l'autre.

Sur ces entrefaites, le comte de Peyrac arriva, accompagné du Hollandais et du Français qui l'avaient abordé au débarqué.

Ils avaient entendu les affirmations d'Adhémar quant aux chaudières de guerre.

– Je crois que ce garçon a raison, dit le Français ; on parle beaucoup d'expéditions prochaines des Abénakis pour châtier l'Anglais insolent. En serez-vous, Castine, avec vos Etchevemins ?

Le baron parut contrarié et ne répondit pas. Il s'inclinait devant le comte, qui lui tendit la main avec affection.

Puis Joffrey de Peyrac présenta à sa femme ses deux compagnons. Le Hollandais se nommait Pieter Boggen.

L'autre était le sieur Bertrand Défour qui, avec ses trois frères, était propriétaire d'une cursive dans l'isthme, au fin fond de la Baie Française.

Picard aux fortes épaules, aux traits lourds et taillés dans un bois recuit par le soleil, il y avait apparemment fort longtemps qu'il n'avait eu l'occasion de présenter ses hommages à une jolie femme.

Il parut tout d'abord embarrassé, puis se ravisant, aidé par le courage de sa simplicité naturelle, il s'inclina profondément.

– Il faut fêter ça, dit-il. Allons boire.

Une sorte de râle derrière le groupe fit se retourner les têtes. Le soldat Adhémar défaillait contre le chambranle de la porte. Maintenant, c'était Angélique que ses yeux fixaient.

– La Démone, balbutia-t-il, c'est... c'est elle !... Vous ne me l'avez pas dit. Ça, c'est pas bien.

Pourquoi vous ne me l'avez pas dit tout de suite, mon lieutenant ? Saint-Castine poussa un rugissement exaspéré.

Il attrapa l'homme et l'envoya rouler dans la poussière d'un solide coup de pied appliqué au bon endroit.

– La peste soit de ce crétin ! fit-il, haletant de fureur.

– D'où sortez-vous ce phénomène ? demanda Peyrac.

– Est-ce qu'on sait ? Voilà ce que les recrutements de Québec vous envoient maintenant. Croient-ils qu'en Canada nous ayons besoin de soldats qui suent la peur à longueur de temps ? ...

– Calmez-vous, monsieur de Saint-Castine, dit Angélique en posant une main apaisante sur son bras. Je sais ce qu'a voulu dire ce pauvre homme et – elle ne put s'empêcher de rire – il était tellement drôle avec ses yeux qui lui sortaient de la tête. Ce n'est pas sa faute. De mauvais bruits qui circulent au Canada – et auxquels je ne puis rien – l'ont terrorisé. Ce n'est pas sa faute.

– Ainsi, madame, vous n'êtes pas offensée ?... Réellement pas ? insista Saint-Castine en se tordant les mains avec une exubérance toute méridionale ; ah ! Je maudis les imbéciles qui, profitant de votre éloignement et du mystère de votre réputation, en ont profité pour répandre de telles sornettes et une légende aussi insultante.

– À moi, maintenant que je suis sortie des bois, de m'efforcer de les détruire. C'est pour m'y employer que j'ai accompagné mon mari vers les rivages. Il faut que, lorsque je retournerai à Wapassou, toute l'Acadie soit enfin persuadée sinon de ma sainteté – ô Dieu, non ! – tout au moins de mon inoffensive qualité.

– Pour moi, j'en suis déjà persuadé, affirma le large Défour en plaquant sa main étalée sur son cœur.

– Vous êtes tous deux d'excellents amis, dit Angélique avec reconnaissance.

Et, passant un bras autour des épaules de chacun, elle dédia à l'un et à l'autre un des sourires enchanteurs dont elle avait le secret. Elle savait qu'elle pouvait englober dans la même amitié le très aristocratique baron de Saint-Castine et le brave paysan picard, rendus frères par leur appartenance à la terre folle et sauvage de l'Acadie. Peyrac la regarda, qui les entraînait vers la porte en riant familièrement avec eux.

– Savez-vous, chers amis, leur disait-elle, qu'il n'est pas si déplaisant pour une femme d'être traitée de créature diabolique. Il y a en ces termes on ne sait quel sombre hommage rendu à un pouvoir trop souvent refusé. Le pauvre Adhémar ne méritait pas tant de violences... Maintenant, je vous en prie, ne parlons plus de cela et allons boire. Je meurs de soif.

Dans la seconde salle du poste, ils s'installèrent autour d'une table. Enjoués, ils discutaient entre eux de choses graves, et qui à bien d'autres eussent semblé dramatiques, mais qui, dans leurs bouches, prenaient l'allure de plaisanteries et presque d'incidents comiques. Le Hollandais, retrouvant en la compagnie des Français la jovialité innée des Flamands, posa sur la table verres, bocks et pichets, de la bière, du rhum, de l'eau-de-vie et une fiasque d'un vin d'Espagne rouge et brûlant qu'un navire corsaire des Caraïbes égaré dans l'embouchure du Kennebec lui avait récemment échangé contre des fourrures.

Chapitre 6

Peyrac souriant écoutait d'une oreille, les yeux fixés sur Angélique, séduit une fois de plus par les côtés divers de sa nature féminine ; il se souvenait que, jadis, à Toulouse, elle avait, d'un sourire et de quelques mots, enchaîné à son service ses propres amis les plus jaloux, et désormais ils se seraient fait tuer pour elle. Il retrouvait, mûris par une expérience de femme, son esprit vif et enjoué, son inégalable élégance des gestes, le charme de ses réparties. Soudain, il l'évoqua, telle qu'elle était l'an passé lorsqu'elle avait abordé avec lui ces contrées, après cet étrange voyage du Gouldsboro où ils s'étaient reconnus et retrouvés. Elle avait alors de grands regards pathétiques, des attitudes de femme traquée. Un halo de malheur semblait l'auréoler.

Voici qu'en moins d'une année elle avait retrouvé sa gaieté, son allant de femme heureuse. C'était l'œuvre de l'amour et du bonheur, malgré les épreuves de l'hiver, son œuvre à lui !

Il l'avait fait renaître à elle-même. Et comme il croisait son regard il lui dédia un sourire de tendresse possessive.

La petite Anglaise, muette et pâle parmi tous ces personnages exubérants, promenait ses regards de l'un à l'autre.

Le baron de Saint-Castine racontait comment le marquis d'Urville, commandant de Gouldsboro, aidé des Huguenots de La Rochelle, avait tenu tête aux deux navires du pirate Barbe d'Or. Finalement, ce qui avait décidé de la victoire, ç'avait été de bonnes salves de canon à boulets rougis. Le feu s'étant déclaré dans ses entreponts, le bandit s'était retiré derrière les îles. Depuis, il paraissait se tenir coi, mais il fallait rester en alerte. Le comte demanda si les deux navires qu'il attendait, l'un de Boston, l'autre, le Gouldsboro, revenant d'Europe, ne s'étaient pas encore présentés. Mais il était trop tôt dans la saison. Quant au petit « yacht » bostonien qui avait déposé les hommes de Kurt Ritz à l'embouchure du Kennebec, il avait été obligé de batailler avec ledit Barbe d'Or et avait regagné le port, très abîmé.

– Voici un dommage que ce brigand va me payer au centuple, déclara Joffrey de Peyrac. Il ne perd rien pour attendre. Et s'il ne me rend pas mon Suisse vivant, c'est sa peau à lui que j'aurai. Je le pourchasserai jusqu'aux antipodes.

Défour annonça que la Baie Française était infestée de cette canaille de pirates ou de flibustiers des mers chaudes. Sachant qu'à l'été les nations du Nord, françaises et anglaises, recevaient des navires d'Europe chargés de marchandises, ils venaient rôder par là pour les arraisonner, avec moins de risques que les galions espagnols. Sans compter que cela attirait vers l'Acadie les navires de guerre anglais, requis pour protéger leurs flottes de pêche de Boston ou de Virginie.