– Sans compter, monsieur le comte, que ces Anglais n'ont rien à faire dans la Baie Française et se croient tout permis.
Il ajouta que, se trouvant sur le point d'entreprendre un voyage de commerce le long de la côte, il lui était venu une idée.
– Vous m'avez si bien ravitaillé l'an dernier, monsieur de Peyrac, alors que j'étais sur le point de mourir de faim faute de réserves, qu'en passant à l'embouchure de la rivière Saint-Jean j'ai raflé les six soldats de la garnison du petit fort Sainte-Marie, et je les ai amenés pour les mettre à votre disposition.
– C'est donc à vous, Défour, que nous devons la présence de ce jocrisse en uniforme, Adhémar ? s'étonna le baron.
Le concessionnaire acadien se défendit :
– Celui-là, on me l'a imposé par force. Il paraît que, depuis Montréal et Québec, le Lac Supérieur et la Baie des Chaleurs, tout le monde se le repasse pour s'en débarrasser. Mais les autres sont de forts gaillards et qui savent se battre.
Peyrac riait, enchanté.
– Je vous remercie, Défour. Je ne dédaigne pas la présence de quelques bons tireurs, mais qu'ont dit de votre rapt M. de Wauvenart et le chevalier de Grandrivière ?
– Ils étaient à Jemseg. On attend par là-bas la visite du gouverneur de l'Acadie, M. de Villedavray. C'est d'ailleurs pour cela que j'ai entrepris ma randonnée à travers la Baie, c'est plus prudent. Mes frères se chargeront de recevoir ce gêneur, conclut-il avec de grands éclats goguenards.
– Mais pourquoi n'avez-vous pas déposé vos militaires à Gouldsboro ? demanda Castine.
– La tempête m'a drossé jusqu'aux îles Matinicus, répondit l'autre avec simplicité. Après quoi, un brouillard m'a tenu dans la suie complète pendant quatre jours. J'ai donc préféré continuer à me diriger vers l'ouest. La passe de Gouldsboro n'est pas facile à franchir. J'aurais pu tomber sur Barbe d'Or. Mais vous voyez qu'on finit toujours par se rejoindre.
Peyrac se leva pour aller voir les soldats, et ses compagnons le suivirent.
*****
Angélique demeura dans la salle ombreuse. Le vin d'Espagne était délicieux mais un peu étourdissant. Rose-Ann avait bu de la bière. Elle avait faim. À peine Angélique et sa pupille avaient-elles échangé leurs impressions quant à la nécessité pour elles de se remplir l'estomac qu'un aimable vieillard surgit devant elles et déposa sur la table des assiettes garnies de grandes tartines de pain chaud recouvertes de raisiné de bleuets, ces sortes d'airelles que les Français appellent myrtilles et qui en Amérique couvrent d'immenses espaces. D'un sourire, il les encouragea à se restaurer. Il portait une petite barbiche blanche et il y avait un grand air de bonté sur son visage. Vêtu avec austérité d'un pourpoint noir et de hauts-de-chausses bouffant au-dessus des genoux et d'une forme un peu ancienne, son col blanc et plissé rappelait à Angélique la tenue commune que portait son grand-père au temps où la fraise tuyautée était encore de mode. Il leur annonça qu'il se nommait Josué Pilgrim. Lorsque la petite Rose-Ann se fut rassasiée, il s'assit près d'elle et l'interrogea amicalement, en anglais.
Il parut fort ému lorsqu'elle lui dit que ses parents se nommaient William et étaient originaires de Biddeford-Sébago. Il annonça à Angélique que les propres grands-parents de Rose-Ann se trouvaient à moins de 30 miles de là, sur la rivière Androscoggi. En un lieu nommé par les Indiens Newehewanik, c'est-à-dire terre de printemps, ils avaient fondé une dizaine d'années auparavant un établissement, aujourd'hui prospère, qui répondait, en anglais, au nom commun de Brunschwick-Falls. C'étaient des gens entreprenants que ces William. Toujours à s'en aller plus loin à l'intérieur des terres. Déjà, John William, le fils, avait quitté Biddeford, une riche colonie sur la Baie, pour aller fonder un autre Biddeford sur le lac Sébago. On savait maintenant ce qu'il leur en avait coûté puisqu'ils avaient été emmenés captifs au Canada, bien que les villages de la côte ne fussent pas plus en sécurité lorsque la marée rouge des Indiens déferlait des bois sur les Anglais, mais l'on pouvait toujours, lorsqu'on était sur les rivages, s'enfuir dans les îles.
Mais lui, Josué, comprenait des gens comme ces William, car il n'avait jamais aimé la morue et l'agitation de la mer. Il préférait les reflets des fleuves et des lacs sous les arbres et la chair des dindons sauvages.
Lui-même avait dix ans lorsque avec son père, marchand de Plymouth, au cap Cod, il était venu fonder cet établissement de Houssnock. C'est pourquoi on l'appelait Josué Pilgrim. Car sa colonie était celle des pères pèlerins, et tout enfant il avait débarqué d'un navire appelé le Mayflower, sur une terre déserte où la moitié d'entre eux étaient morts dès le premier hiver. Ayant débité ce récit d'une voix mesurée et un peu doctorale, le vieil homme alla chercher quelque chose sur une étagère et revint avec une plume d'oie, une corne à encre et une fine écorce de bouleau semblable à une feuille de parchemin sur laquelle il se mit à tracer des signes. C'était un plan pour se rendre à l'établissement anglais, où demeuraient le vieux Benjamin William et sa femme Sarah, les grands-parents de Rose-Ann. Il expliqua ensuite à Angélique qu'en traversant jusqu'à la rive droite du Kennebec et en marchant vers l'est on y arrivait en moins d'une journée.
– C'est providentiel, s'écria-t-elle.
Leur intention, à son mari et à elle, avait toujours été de ramener la fillette parmi les siens, mais l'entreprise présentait des difficultés. Allant à Gouldsboro, c'est-à-dire vers l'est, ils s'éloignaient dans la direction opposée au peuplement anglo-saxon. La région où ils se trouvaient en ce moment, le Maine pour les Anglais, l'Acadie pour les Français, était en fait une région frontalière dont le Kennebec marquait la très mouvante limite, un no man's land sans maîtres ni lois.
La Providence voulait que la famille de leur protégée se trouvât à moins de dix lieues de Houssnock...
Chapitre 7
Le soir, revenus tous au poste sur l'invitation du Hollandais qui désirait offrir un festin à ses principaux visiteurs de ce jour, ils discutèrent tout d'abord de la possibilité de reconduire l'enfant.
Leur hôte leur apporta des cartes.
Compte tenu des détours, pistes et collines, il faudrait envisager trois jours aller et retour pour se retrouver à Houssnock et reprendre la caravane vers l'ouest et Gouldsboro. Mais Joffrey de Peyrac découvrit rapidement une autre solution. L'établissement de Brunschwick-Falls se trouvait situé sur la rivière Androscoggi. Navigable et rapide, cette rivière permettait de rejoindre en quelques heures l'embouchure du Kennebec. L'expédition du comte de Peyrac se scinderait en deux. Un groupe, le plus important, descendrait, comme prévu, le grand fleuve jusqu'à la mer où les attendait un navire envoyé par d'Urville. Durant ce temps, Joffrey de Peyrac et Angélique, accompagnés de quelques hommes, gagneraient le village anglais et, après avoir remis l'enfant à sa famille, descendraient l'Androscoggi jusqu'à la côte, où ils feraient leur jonction avec le premier groupe. L'affaire, finalement, ne devrait pas demander plus de deux jours.
Ceci conclu, on fit honneur à la « Candies-partie » offerte par Pieter Boggan. Il s'agissait d'une vieille recette que l'on se passe sur les bords de l'Hudson, depuis la Nouvelle-Amsterdam jusqu'à Orange, parmi les Hollandais du Nouveau Monde. Dans une marmite, verser deux gallons du meilleur madère, trois gallons d'eau, sept livres de sucre, de la mouture d'avoine fine, épices diverses, raisins, citrons...
Servir brûlant dans un grand bol d'argent placé au milieu de la table, chaque invité plongeant tour à tour sa cuillère d'argent dans l'aromatique cordial. Rien de meilleur pour réveiller les humeurs et conforter les esprits chagrins. Outre le comte et la comtesse de Peyrac et leur fils, étaient présents le baron de Saint-Castine, l'Acadien Défour, le caporal de la garnison de Saint-Jean, le capitaine français du navire flibustier de l'île de la Tortue et son aumônier. Le Hollandais et ses deux commis anglais et puritains complétaient l'assemblée. Angélique était seule femme.
Par le fait de sa présence, et aussi de celle de l'aumônier, le ton resta de bonne compagnie. Mais Angélique, ayant à cœur de ne pas le leur faire regretter, sut créer une atmosphère joyeuse où chacun brilla, étincela, se crut phénix. Et les plus francs éclats de rire sortaient du poste de traite, se mêlant aux bruits mystérieux de la nuit et du fleuve. Lorsqu'ils se séparèrent, ils étaient tous très gais et fort bons amis. Laissant le Hollandais sur son île, ils revinrent, traversèrent le fleuve au clair de lune et rejoignirent qui son campement, qui son navire.
– J'irai vous voir demain, chuchota le baron de Saint-Castine à Peyrac. J'ai des choses importantes à vous communiquer. Mais, ce soir, dormons. Je titube. Bonne nuit à tous.
Il disparut dans la forêt, entouré d'un groupe d'Indiens qui s'étaient aussitôt détachés de l'ombre, comme des fantômes, pour l'escorter.
Au campement, les sentinelles veillaient. Elles avaient reçu d'impératives consignes de Peyrac. Pour plus de sécurité, le groupe s'était réuni en deux cabanes seulement. Personne ne devait demeurer à l'écart pour la nuit. Le comte et sa femme avaient renoncé à leur abri personnel. Houssnock drainait l'écume de toutes les forêts. Il y avait des Indiens de partout, des baptisés avec leur croix d'or et des chapelets parmi leurs plumes. Malgré la présence du Hollandais ou de ses commis anglais, ce n'en était pas moins la France acadienne et canadienne qui régnait par là. C'était encore le domaine des bois. Or, par tous les bois de l'Amérique, règne le Français.
Chapitre 8
– C'est dommage, soupira Angélique... Existe-t-il un homme plus charmant que ce baron de Saint-Castine ? Et j'aime tellement rencontrer des Français...
– Parce qu'ils vous font la cour ?...
Ils n'avaient pas sommeil et Joffrey soutenait le pas un peu chancelant d'Angélique le long de la rive.
Il s'arrêta et, posant sa main sur la joue d'Angélique, tourna vers lui son visage. Sous le clair de lune doré, elle était rose et animée et ses yeux vacillaient pleins d'étoiles. Il sourit, indulgent, tendre...
– Ils vous trouvent belle, mon amour, chuchota-t-il. Ils vous rendent hommage... J'aime les voir ainsi à vos pieds. Je ne suis pas trop jaloux. Ils savent que vous êtes de leur race, une Française, et ils en sont fiers. Et ils sont de la nôtre. Si loin que l'on nous chasse tous deux aux confins de la terre, si injustement que l'on nous sépare des nôtres, cela cependant demeurera toujours. Moi aussi, j'aime rencontrer mes frères les Français et lire dans leurs yeux sincères et hardis l'admiration que vous leur inspirez. C'est une race folle, je pense. Intraitable, et nous sommes de cette race, mon amour. Cela restera toujours !...
L'ombre très noire d'un saule était proche. Ils entrèrent d'un seul pas dans cette ombre, quittèrent la clarté crue de la lune pour l'obscurité propice et, la prenant contre lui, il l'embrassa doucement sur les lèvres. Le désir, leur désir familier et toujours surprenant, montait en eux, se mettait à vivre entre eux de sa vie chaude, brûlante et dévorante. Mais ils ne pouvaient s'attarder. L'aube bientôt poindrait. La forêt n'était pas discrète. Ils revinrent à pas lents.
Ils marchaient comme en rêve avec le désir entre eux qui les enrobait, avec ce secret, cette onde entre eux qui les animait, cette douleur délicate de l'élan suspendu qui ne voulait pas retomber, et qui nuançait leurs sourires échangés d'un regret, d'une complicité. Pour Angélique, la main de Joffrey posée légèrement contre sa hanche portait en elle toutes les promesses.
Et, pour lui, le mouvement de sa jambe qu'il sentait contre la sienne le ravissait jusqu'au tourment.
Ce serait pour plus tard.
Dans quelques jours, à Gouldsboro. Charme et saveur du plaisir différé. Les heures à venir seraient longues à passer. Toutes gonflées d'une attente...
De nouveau, ils échangèrent quelques mots avec les hommes en faction. Les abris dressés étaient pleins de dormeurs.
Angélique se sentait trop éveillée, elle préféra rester dehors. Elle s'assit seule au bord de l'eau, les genoux entre ses bras et le menton sur ses genoux. Les yeux d'Angélique erraient sur la nappe dorée du fleuve. Des écharpes de brume légère flottaient à la surface, en traînées évanescentes. Elle se sentait heureuse et pleine de vie frémissante et impatiente. Et tout avait une saveur qui la comblait. Comme elle aimait la certitude de l'amour, elle aimait aussi l'attente. C'était l'existence quotidienne qui décidait de leurs étreintes. Ils pouvaient se trouver contraints à vivre de longs jours sages tout occupés de travaux et de passions étrangères au plaisir, et puis, pour un regard, pour une inflexion tendre de voix, c'était la soudaine flambée, le vertige, le besoin avide de solitude à deux.
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