Alors, elle sombrait dans l'obscurité jalouse, elle chavirait dans ce qu'elle appelait pour elle seule « mes ténèbres d'or », elle se laissait aller à l'oubli saisissant du monde et de la vie même.

Ainsi leur vie amoureuse s'entremêlait si étroitement à la trame de leur existence qu'elle était tantôt comme le murmure souterrain d'un ruisseau, une mélodie imperceptible, tantôt comme un grand souffle de tempête dominant tout et les isolant au sein du monde, les asservissant à ses lois. Mais aussi les libérant de toutes les lois.

Cette vie amoureuse au fil des temps, des jours et des nuits, des mois et des saisons, c'était leur secret pour eux seuls, le ferment de leur joie irradiante, et elle le sentait brûler en elle sans cesse. C'était comme un poids doux au creux de ses reins, une sensation de défaillance dans la région du cœur, quelque chose qui occupait son être tel l'enfant dans le sein maternel, le mystère de l'esprit dans le tabernacle. L'amour...

Elle aspirait à retrouver Gouldsboro, un havre, comme Wapassou. Là-bas, il y avait un grand fort de bois sur la mer, et dans ce fort une pièce aux vastes proportions avec un grand lit couvert de fourrures. Elle y avait dormi avec lui. Elle y dormirait encore tandis que la tempête battrait à grandes gerbes d'écume contre le roc et que le vent hululerait dans les arbres penchés du promontoire. À l'abri de ce palais, dans les maisons rustiques mais solides des Huguenots, les lumières s'éteindraient une à une.

Au matin, tout serait pur et étincelant. Les îles brilleraient comme des joyaux dans le golfe. Elle irait se promener sur la plage avec des enfants à sa suite, elle flânerait dans le port nouveau, elle mangerait des homards à la saveur marine et délectable, des huîtres et des coquillages.

Et puis elle ouvrirait des coffres et rangerait les marchandises apportées par les navires, elle enfilerait des robes neuves et bruissantes et des parures, essaierait des coiffures nouvelles. À Gouldsboro, il y avait un grand miroir en pied serti de bronze vénitien. Dans son reflet, elle se retrouverait neuve aussi et quelle image lui apparaîtrait ? Une force si sereine l'habitait qu'elle ne craignait pas de se retrouver déchue. Elle serait autre simplement. Elle aurait pris ce visage, cette apparence que pendant tant d'années elle avait rêvés en vain. Un visage de femme heureuse, comblée.

Tout n'était-il pas miraculeux ? Moins d'un an auparavant, elle avait abordé en vacillant sur ces plages et elle était pleine de crainte. Raidie, amaigrie, livide, avec une sorte de tension et d'épuisement intérieurs, elle avait titubé sur la plage rose de Gouldsboro et peu s'en était fallu qu'elle tombât à genoux, comme expirante. Mais le bras de Joffrey de Peyrac l'avait soutenue. Tout un temps de luttes cruelles qu'avait affrontées sa jeunesse s'achevait là. Et comme elles lui semblaient lointaines aujourd'hui, ces quinze années où elle avait erré seule et portant sur ses épaules tout le poids de son existence. Aujourd'hui, elle se sentait plus jeune qu'alors parce que protégée et aimée.

Une allégresse d'enfant parfois illuminait son être et une immense confiance avait remplacé ce doute d'animal peureux et pourchassé, tapi au fond d'elle-même. Car, à l'instant de gravir la plage, un bras cher et robuste l'avait entourée. Et, depuis, il ne l'avait plus lâchée.

« Comme cela rend jeune d'être aimée, songea-t-elle, autrefois j'étais vieille. J'avais cent ans. J'étais toujours sur le qui-vive, armée, agressive. »

Aujourd'hui, lorsque la crainte l'effleurait, ce n'était plus avec la même angoisse vertigineuse, sans recours, qu'elle avait ressentie lorsqu'elle luttait contre le roi et des forces liguées et trop puissantes.

Celui à l'ombre duquel elle se reposait aujourd'hui était fort, lucide et prudent. Il prenait tout en charge sans émoi. Il était différent des autres. Mais il savait les atteindre et s'en faire des amis, et elle commençait à deviner que l'esprit d'un seul homme digne de ce nom peut porter les mondes. Car l'Esprit est plus fort que la matière.

Il triompherait de ses ennemis, de ceux tapis dans l'ombre, et qui refusaient son pouvoir. Si fort était-il qu'il les attirerait à lui par sa sagesse et son allant surprenants.

Le pays gagnerait la paix, les nations s'ordonneraient, les forêts seraient défrichées et des villes naîtraient, se peupleraient. Il resterait toujours assez de beauté sauvage pour ennoblir ces destinées nouvelles. Riche et admirable toujours serait le Nouveau Monde. Mais délivré des guerres stériles.

À demi engourdie par son rêve et le poids de la nuit grandiose, la pensée d'Angélique se vêtait de ce décor insolite autour d'elle, se drapait dans la passion contenue de la nature, s'accordait à la tension qui rôdait. Rien n'entamait sa secrète jubilation. L'odeur fade des festins guerriers pouvait flotter sur la forêt, le tambour battre au loin comme un cœur pressé et impatient, tout était simple. Elle se sentait concernée, mais aussi hors d'atteinte.

Contre la clarté blême de la nuit, du côté du sud-ouest, elle voyait se dresser et se balancer les trois mâts du petit navire flibustier qui avait jeté l'ancre au tournant de la rivière. De l'autre côté, en revanche, en amont, régnait une obscurité touffue, gorgée de brume et de fumées, qu'étoilait par intermittence la pointe rouge des feux indiens dans les wigwams. Un renard jappa. Une bête lourde mais souple se faufila dans les herbes auprès d'elle. C'était le glouton de Cantor. Un instant, elle entrevit la lueur de ses prunelles dilatées, à l'inconsciente férocité, qui paraissaient l'interroger.

Deuxième partie

Le village anglais

Chapitre 1

Le lendemain, Angélique, assise dans la petite salle du poste de traite, cousait activement une robe de drap écarlate pour Rose-Ann. Sa famille serait heureuse de la voir arriver joliment vêtue, et non en pauvre captive de ces « abominables » Français. Par la fenêtre ouverte, elle aperçut un radeau qui traversait le fleuve. Trois chevaux. Les chevaux que Maupertuis, le coureur de bois au service de Peyrac, avait amenés la veille de la côte. Son fils était là aussi, et Cantor. Dès qu'ils abordèrent l'île, le jeune garçon courut à toutes jambes et entra très animé.

– Mon père vous fait dire de partir tout de suite pour Brunschwick-Falls avec Maupertuis. Il ne peut nous accompagner, mais je dois vous servir d'interprète. Nous le rejoindrons demain ou après demain au plus tard à l'embouchure du Kennebec où notre bateau croise déjà.

– C'est ennuyeux, dit Angélique, je n'ai pas tout à fait fini cette robe. Je n'aurai pas le temps de coudre les nœuds du corsage. Pourquoi ton père ne peut-il nous accompagner ?

– Il doit rencontrer sur la côte un chef Etchemin ou Mic-Mac, je ne sais... que le baron de Saint-Castine tient absolument à lui présenter. Avec les Indiens, il faut toujours saisir l'occasion par les cheveux... c'est le cas de le dire. Ils sont si versatiles. Mon père a préféré partir sans attendre et nous charger de reconduire cette petite. En passant, j'ai déjà pris votre bagage au campement.

Angélique aida la petite Anglaise à passer sa jolie robe. Avec des épingles, elle agrafa le col de dentelle et les manchettes que le vieux Josué avait exhibés de quelque ballot marchand. Rapidement, elle se recoiffait, bouclait la ceinture de cuir qui supportait son pistolet, dont elle ne se séparait pas volontiers.

Les chevaux attendaient dehors, sellés et tenus en bride par Maupertuis et son fils. Angélique vérifia par habitude leur harnachement et la présence du sac de cuir qu'elle avait préparé le matin. Elle s'informa des munitions de chacun.

– Eh bien ! Partons, décida-t-elle.

– Et moi, qu'est-ce que je fais ? demanda le soldat Adhémar qui attendait devant la porte assis sur une barrique renversée, son mousquet entre les jambes.

C'était la fable de l'endroit. Tout le monde en faisait des gorges chaudes. Devinant la terreur que lui inspirait Angélique, ou bien parce qu'il ne savait qu'en faire, le caporal du fort Saint-Jean l'avait commis à la garde expresse de Mme de Peyrac. Partagé entre sa peur superstitieuse et l'esprit de discipline militaire, Adhémar vivait un calvaire. Maupertuis l'effleura d'un regard apitoyé.

– Reste ici, mon vieux !

– Mais je peux pas rester ici tout seul : c'est plein de sauvages !

– Viens avec nous alors, fit le Canadien, ennuyé. Ton caporal et les autres sont déjà partis avec M. de Peyrac.

– Partis ? balbutia le garçon prêt à pleurer.

– Bon ! Viens, je te dis. C'est vrai qu'on ne peut pas le laisser ici tout seul, continua-t-il en s'excusant, vers Angélique. Et puis ça fera toujours un fusil de plus.

Ils saluèrent le Hollandais, et peu après avoir abordé l'autre rive ils entrèrent dans la pénombre de la forêt. Un sentier assez visible s'enfonçait sous les ramures dans la direction de l'ouest.

– Où va-t-on par là ? interrogea Adhémar.

– À Brunschwick-Falls.

– C'est quoi ça ?

– Un village anglais.

– Mais je ne veux pas aller chez les Anglais, moi ! C'est des ennemis.

– Bon ! Tais-toi fada, et marche.

Envahi par le printemps, le sentier était à peine tracé, mais les chevaux le suivaient d'un pas sûr, avec la divination des animaux qui reconnaissent les passages humains fréquentés malgré les mille obstacles que lançaient buissons et halliers au travers de leur piste. Le printemps insolent ratissait la sauvagerie de la forêt en jets de branches nouées de verdure, mais flexibles et neuves et qui s'écartaient facilement. L'herbe était douce et courte et le sous-bois lumineux. Ils reconnurent les traces d'un village indien abandonné qu'on leur avait signalé. Puis replongèrent sous la ramée. Peu après, entre les troncs des trembles et des bouleaux alignés, ils virent briller les eaux d'un lac ; il étincelait au soleil, absolument paisible comme un miroir. Et, l'heure de midi approchant, le silence se fit plus lourd, dans une sorte de torpeur où bourdonnaient des insectes.

Angélique avait pris en croupe la petite Anglaise. Maupertuis et Cantor montaient les deux autres chevaux. Le soldat et le jeune Canadien suivaient à pied, sans grand mal, car de toute façon les montures ne pourraient aller qu'au pas, tout le long du chemin. Mais elles épargnaient à la femme et à l'enfant les fatigues de la marche. Adhémar jetait sans cesse des regards angoissés autour de lui.

– Y a quelqu'un qui nous suit, j'vous dis.

On finit par s'arrêter pour lui donner satisfaction. On tendit l'oreille.

– C'est Wolverines, dit Cantor, mon glouton.

Et l'animal surgit hors des fourrés à leurs pieds, tapi comme pour bondir, sa petite gueule démoniaque tendue vers eux en un rictus qui découvrait ses deux canines blanches et pointues.

Cantor rit de la tête d'Adhémar.

– Quèqu', quèqu' c'est que cette bête-là ?

– C'est un glouton et qui va te dévorer tout vif.

– Hé ! Mais c'est que c'est gros comme un mouton, ce bestiau ! se plaignit l'autre.

Désormais, il se retournait à tout moment pour voir si Wolverines le suivait, et la bête facétieuse le frôlait parfois pour le faire sursauter.

– Marcher avec « ça » sur les talons, si vous croyez que c'est drôle !...

Ils en riaient tous et la petite Rose-Ann ne s'était jamais tant amusée. La forêt ressemblait à celle de l'autre rive. Elle avait de doux vallonnements, descendant vers de petits ruisseaux et rivières en cascades, des remontées qui menaient à des plateaux pierreux plantés de pins et de cèdres courts et parcourus de brise parfumée, mais qui très vite en s'inclinant retrouvait l'écume verte des arbres feuillus, avec une sorte de plaisir, comme on plonge dans la mer.

Après la chaleur du jour, une brise se leva, qui fit miroiter les feuilles et emplit le sous-bois de murmures.

Ils s'arrêtèrent encore pour consulter le plan que leur avait remis le vieux Josué. À la suite d'un autre village dont les Indiens avaient décabané, la piste était moins certaine. Mais Cantor fit le point avec sa boussole et affirma qu'en continuant dans cette direction on atteindrait le but dans deux ou trois heures.

Sans posséder le flair infaillible de Florimond pour l'art de la topographie, Cantor avait en commun avec son aîné un sens aigu d'observation qui lui permettait de ne jamais s'égarer, et au demeurant tous deux avaient été sévèrement « dressés » en ce domaine par leur père, qui, dès leur plus jeune âge, les avait familiarisés avec les instruments de levé : sextant, chronomètre et marche à la boussole.

Angélique pouvait faire entière confiance à son fils en ce domaine. Elle n'en regrettait pas moins que Joffrey de Peyrac n'ait pu les accompagner. À mesure que les heures passaient, l'embarras de ce départ précipité lui apparaissait. Pourquoi Joffrey n'était-il pas là ? Et combien cette forêt était déserte, silencieuse et pourtant trop bruyante depuis que le vent s'était levé !