La série

01 : Angélique, marquise des anges 1


02 : Angélique, marquise des anges 2


03 : Le chemin de Versailles 1


04 : Le chemin de Versailles 2


05 : Angélique et le roi 1


06 : Angélique et le roi 2


07 : Indomptable Angélique 1


08 : Indomptable Angélique 2


09 : Angélique se révolte 1


10 : Angélique se révolte 2


11 : Angélique et son amour 1


12 : Angélique et son amour 2


13 : Angélique et le Nouveau Monde 1


14 : Angélique et le Nouveau Monde 2


15 : La tentation d'Angélique 1


16 : La tentation d'Angélique 2


17 : Angélique et la démone 1


18 : Angélique et la démone 2


19 : Angélique et le complot des ombres


20 : Angélique à Québec 1


21 : Angélique à Québec 2


22 : Angélique à Québec 3


23 : La route de l'espoir 1


24 : La route de l'espoir 2


25 : La victoire d'Angélique 1


26 : La victoire d'Angélique 2

Quatrième partie

La barque de Jack Merwin

Chapitre 1

Trois jours plus tôt.

Au nord de la baie de Casco.

Une barque sur la mer.

Parmi tant d'autres. Mais la mer est si vaste et si nombreuses les îles qui la peuplent que la barque y semble seule. Se faufilant, gibier pourchassé, guettée par la traîtrise des courants et des rocs. Couchée sous le vent, elle passe et on la voit doubler un promontoire, se fondre dans l'ombre d'une falaise, reparaître dans le soleil, et parfois l'odeur des terres fleuries l'escorte et parfois elle se cabre sous l'haleine salée du vent. On voit aux plages des îles des silhouettes humaines agiter les bras et courir, lancer des appels. Il y a des barques et des vaisseaux cachés dans les criques. Il y en a qui louvoient et naviguent ou pèchent de l'autre côté d'un rocher, ou d'autres qui vont surgir dès que la barque sera passée.

Toujours seule à travers le labyrinthe des trois cent soixante-cinq îles de la baie de Casco. Depuis la pointe de Maquoit, la barque suit la côte et descend vers le sud. Angélique avait passé une fin de nuit épuisante, à chercher mille façons d'échapper à Colin. Au matin, il était entré dans sa cabine. Elle avait peu dormi. Elle était lasse et abattue, mais résolue aussi à obtenir de lui sa liberté.

Il l'avait devancée.

– Venez, madame, avait-il intimé très froidement.

Il était calme et distant, toujours impressionnant dans son harnachement d'armes, et elle l'avait suivi sur le pont. Une partie de l'équipage traînait, vaquant aux occupations matinales, cherchant surtout à apercevoir la passagère prisonnière de Barbe d'Or, et, au pied du vaisseau, contre la coque, Angélique avait aperçu une barque qui tanguait en se protégeant des chocs par une « bitte » de paille.

C'était un sloop d'Anglais, une de ces grosses barques qui, de New York à Pemaquid et même plus loin, ne cessaient de caboter d'une baie à l'autre et d'un établissement à l'autre. Le patron, un fort gaillard à l'air morose, avait dû être arraisonné, ce matin-là, par les flibustiers français du Cœur de Marie, et nul ne savait ce qu'il pensait exactement du butin dont on était en train d'emplir sa chaloupe. Mais l'habitude de la navigation dans ces parages avait dû lui apprendre à se montrer circonspect vis-à-vis des hôtes indésirables venus des Caraïbes. Angélique, en se penchant, aperçut de nombreux passagers parmi lesquels elle reconnut la face de bouledogue du révérend Patridge, celle dévouée de la petite miss Pidgeon, le jeune Sammy Stougton et Adhémar, dont les gémissements montaient dans l'air particulièrement limpide de cette aube couleur de glycine.

– Ah ! Tomber entre les mains des pirates ! Ça, on peut dire qu'il m'arrive tous les malheurs...

À la coupée, dont le panneau de bois était retiré, pendait une échelle de corde.

– Et voilà ! dit la voix étouffée de Colin, parlant proche d'elle pour elle seule, il vaut mieux nous séparer, n'est-ce pas, ma mie ? Le « patroon » de cette barque ma dit se rendre au Pénobscot. Si la brise est bonne et qu'il coupe au travers tout droit en direction est-nord-est, tu pourras y être dans quatre jours au plus...

Malgré ses efforts et ses intentions, il ne pouvait s'empêcher de la tutoyer et elle comprenait que, chaque fois qu'il la sentirait proche de lui, ce serait toujours comme là-bas dans le désert, quand il était seul au monde à la contempler et à pouvoir la prendre dans ses bras...

Elle leva vers lui un regard où elle essayait de lui faire comprendre ce qu'elle ressentait : amitié, reconnaissance.

Saisie de joie, elle pensait que, dans quatre jours peut-être, elle pourrait être près de Joffrey et le cauchemar serait fini.

Elle pourrait respirer et mettre un peu d'ordre dans ses pensées. Alors près de son époux, rassurée par la voix aimée et pour elle si douce, elle essaierait d'y voir clair. Ils parleraient ensemble...

Une expression de douleur crispa les traits de Colin devant le sourire éblouissant qu'elle lui dédiait.

– Ah ! Tu l'aimes, je vois... murmura-t-il.

Elle l'entendit à peine.

Elle savait qu'elle ne devait pas s'émouvoir. S'enfuir le plus vite possible. Profiter de cette occasion immédiate avant qu'il ne se ressaisisse. Déjà parce qu'elle le reconnaissait tout entier dans cet acte franc et généreux de la laisser aller, elle sentait un regret, indéfinissable, lui poigner le cœur.

Elle ramassa son sac qu'un matelot lui tendait et le jeta sans façon en travers de ses épaules. Elle était toujours pieds nus, mais tant pis ! Qu'avait-on besoin de souliers sur le pont visqueux d'un sloop ? Au dernier moment, elle faillit demander des nouvelles de Ventre-Ouvert, son opéré... Se retint. Elle ne voulait pas perdre une seconde. Elle refusa l'aide d'un homme qui prétendait la soutenir sur l'échelle de corde, lança gaiement :

– Hé ! Allez donc, l'ami. J'ai bourlingué en Méditerranée.

La main de Colin se posa sur son épaule. À l'instant de la voir s'éloigner il n'en pouvait plus. Il la fixait intensément, et de son regard bleu, étonnamment clair et qui gardait une sorte de fraîcheur enfantine dans un visage buriné et durci auréolé de cette chevelure et de cette barbe décolorées dont il avait voulu faire un symbole de crainte, l'appréhendait toute. Il paraissait essayer de la retenir comme on retient un fantôme, une fantasmagorie de l'esprit, comme si elle n'avait pas été tout à fait réelle. Cependant, elle eut la prescience que ce n'était pas seulement à sa passion pour elle qu'il songeait, mais à quelque chose de plus urgent, de plus extérieur, de plus grave même qui le préoccupait. Par deux fois, il parut sur le point de parler.

– Prends garde, chuchota-t-il enfin, prends garde, mon agneau... On te veut du mal !... Tant de mal !...

Puis il la laissa aller. Elle descendit alertement, atterrit à la pointe de l'embarcation au moment où le patron, d'un coup de gaffe, l'éloignait du vaisseau, sans se préoccuper pour autant de voir Angélique trébucher et manquer choir à l'eau.

Elle ne l'en salua pas moins cordialement en anglais, et il lui jeta un regard sans plus d'expression que celui d'un poisson mort. Encore un puritain sans doute qui voyait en une femme jeune, rieuse et... échevelée l'incarnation même du Diable !...

Angélique s'installa, contente, près d'Adhémar et de Sammy, tandis qu'un moussaillon à cheveux filasse déployait le foc et la grand-voile à corne et que le patron, à coups de rames, débordait le vaisseau du corsaire pour placer son embarcation sous le vent. Ainsi commença-t-elle, la barque de l'Anglais Jack Merwin, à louvoyer à travers les îles de la baie de Casco, seule d'une crête à l'autre des vagues, comme un bel oiseau penché. Il y avait trois autres passagers à bord de l'embarcation qui avait bien voulu recueillir Angélique, son soldat français, et ses rescapés anglais. Un colporteur de la colonie du Connecticut, un négrillon qui lui servait d'aide et... un ours. Ce fut ce dernier qu'Angélique remarqua en premier, irrésistiblement attirée par le poids d'un regard sagace, appréciateur et amusé qu'elle sentait peser sur elle sans qu'elle pût surprendre d'où il venait.

Cela décida l'ours. Tout à coup, elle le découvrit, couché sous le faux pont arrière qui lui servait de tanière, son museau pointu blotti entre ses pattes, il fixait sur elle ses petits yeux brillants. Le colporteur le présenta aussitôt :

– Mister Willoagby... Croyez-moi, milady, je ne saurais avoir de meilleur ami que cet animal.

Lui-même se nommait Élie Kemton. En moins d'une heure, Angélique sut tout de lui. Enfant du Massachusetts, il avait quitté à huit ans la petite colonie de Newton avec ses parents et une centaine d'autres habitants et sous la conduite de leur pasteur Thomas Hooker, un homme libéral à qui déplaisait la dure oligarchie des puritains, ils avaient traversé la forêt et avaient atteint le fleuve aux grandes eaux grises et calmes, le Connecticut. Sur ses rives, ils avaient fondé Hatford, là où il n'y avait qu'un petit poste à fourrures hollandais. Maintenant, c'était une jolie ville, pieuse et gaie, tout occupée du trafic de la mer. Il n'est point facile de labourer sur les bords d'un fleuve comme le Connecticut. Le courant sans cesse vous appelle vers son embouchure. Leur lopin de terre était pauvre... À vingt ans ; Élie s'en fut avec une besace bien garnie de marchandises et son ours. Mister Willoagby le suivit.

– Je l'avais élevé et nous ne nous sommes jamais séparés depuis.

Il raconta que l'ours l'accompagnait dans tous ses voyages, ce qui parfois créait quelque complication, mais amenait beaucoup de détente joyeuse parmi les clients plutôt réticents à sortir leurs écus. L'ours savait danser et exécuter quelques tours. Mais où il était imbattable, c'était en lutte. Les plus costauds des villages se mesuraient avec lui. Il était beau joueur et leur laissait leur chance, puis d'un coup de patte aimable et comme par négligence, triomphait de ces matamores.

– Willoagby... dit le révérend Patridge rêveur, mais j'ai connu, me semble-t-il, un pasteur de ce nom du côté de Watertown.

– C'est bien possible, admit l'autre. Mon ami ci-présent ressemblait tellement à cet honorable ecclésiastique qui me faisait fort peur, mais m'amusait aussi, dans ma jeunesse que je lui ai donné son nom.

– Voici une marque d'irrespect caractérisé, dit sévèrement Thomas Patridge offusqué, puis menaçant. Ceci pourrait vous amener de graves ennuis...

– Le Connecticut n'est pas le Massachusetts, ne vous en déplaise, révérend. Chez nous, les gens sont libéraux et aiment rire.

– Pays de tavernes, grommela le pasteur, buveurs de rhum dès la naissance.

– Mais nous avons une Constitution à nous et nous ne voyageons pas le dimanche pour satisfaire le Seigneur.

Content de lui, Élie Kempton sortait alors de ses poches du tabac, des images, des dentelles, de petites montres. Il avait de tout, pour intéresser les plus éloignés des colons ou plutôt les femmes des colons des plus lointains établissements de toutes les contrées, et, ayant caboté dans le moindre recoin de toutes les baies, il savait mieux que quiconque ce qu'on peut trouver en tel endroit, dont on est privé dans tel autre, ce qui peut faire briller les yeux d'une jeune fille et susciter la moue d'une autre, ce qui peut ravir un enfant ou un grand-père, éclairer d'une joie pure, par la présence d'un objet aimé ou indispensable, la plus humble cabane.

Il dit qu'il se rendait à l'île de Bartlett, à l'est du Pénobscot, pour y chercher les étoffes de laine teinte en indigo ou rouge particulièrement éclatant, car les moutons de cette île s'y nourrissent de cent espèces de fleurs diverses et les habitants de l'île trafiquent le cachou avec les navires des Caraïbes.

– Mais cette île doit être voisine de Gouldsboro, remarqua Angélique, et elle se promit d'aller y faire des emplettes.

Élie Kempton connaissait Gouldsboro par ouï-dire, n'y avait point fait d'affaires, n'y trouvant pas jadis sa clientèle habituelle : les femmes de colons.

– Maintenant, il y a des femmes là-bas et je serai votre première cliente, lui affirma Angélique.

Enchanté, le colporteur se jeta à ses genoux, mais c'était seulement pour lui prendre illico les mesures de ses pieds car il était aussi cordonnier ambulant et il allait lui façonner, promit-il, une ravissante paire de chaussures de cuir souple, à lacets, avec un petit bout de cuivre aux extrémités pour les garantir de l'usure. À l'île des renards, dans le Nord, il y avait un vieil Écossais solitaire qui lui tannait les peaux les plus souples. À condition qu'on retrouvât tout ce monde d'Anglais en vie, car il se pourrait bien qu'ils se fussent fait scalper par les Indiens entre-temps.