– Monseigneur ! quelqu'un pour vous !
Mais, cette fois, ce n'était pas Kurt Ritz, le hâve évadé du pirate. Cette fois, c'était Elle.
Et se retournant, sur l'écran sombre de la nuit, apparition éblouissante, ils LA virent !...
Chapitre 13
Éblouissante, elle les regardait avec son sourire radieux. Et très vite ses yeux cherchaient, là-bas, à l'extrémité de la pièce, la haute stature du comte de Peyrac. Joffrey !... Dans un costume qu'elle ne lui connaissait pas. Il était là...
Eux tous, pétrifiés, la contemplaient sans un mot.
La nuance veloutée et dorée du grand manteau de loup-marin qui la drapait avivait sa carnation chaude, et sur la nuit sa chevelure brillait si claire qu'on aurait dit une auréole. C'était le petit Laurier Berne qui avait conduit Angélique jusqu'à la porte de la grande salle du fort où il savait que son père et les notables, ainsi que le capitaine flibustier et l'amiral anglais, tenaient conseil avec le comte de Peyrac.
Elle ne s'y retrouvait point avec l'aspect nouveau de Gouldsboro. Cette grève quasi déserte de l'an dernier grouillait, jusque dans la pénombre du soir, d'une telle vie qu'elle se serait crue dans une autre colonie si elle n'avait rencontré dès les premiers pas ses amies Abigaël et Séverine Berne.
L'impatience où elle se trouvait de joindre au plus tôt son mari et de s'assurer de sa présence à Gouldsboro ne lui avait pas fait discerner aussitôt la gêne et la froideur de l'accueil des deux Rochelaises. Elle y repenserait plus tard et devrait en comprendre la cause. Mais le petit Laurier avait surgi, un panier de coquillages sur l'épaule, et lui avait sauté au cou avec la pétulance de ses dix ans.
– Dame Angélique ! Oh ! Dame Angélique !... Quel bonheur !...
Sur sa demande, il l'avait guidée parmi les méandres du nouveau Gouldsboro. Arrivant aux abords du fort, ils avaient croisé un homme avec une hallebarde.
– C'est le Suisse, avait chuchoté Laurier, il est arrivé hier soir...
– Hé, l'homme ! Ne vous ai-je pas déjà vu ? l'interpella Angélique, frappée d'un malaise sous le regard farouche qu'il lui décocha en passant.
– Si fait, madame ! répondit-il. Vous m'avez vu.
Il y avait du mépris dans sa voix tudesque.
Mais déjà Laurier lui faisait franchir des marches de bois et la porte de la salle du Conseil s'ouvrait devant elle.
Dans le silence profond-un silence écrasant dont elle éprouva presque aussitôt l'insolite, elle s'avançait. Des visages connus, des visages de pierre...
– Monsieur Manigault, je vous salue... Oh ! Maître Berne, combien je suis heureuse de vous revoir !... Cher pasteur, comment vous portez-vous ?...
Parmi les réformés en justaucorps noir, des inconnus chatoyants, un flibustier français, un officier anglais, et puis un Récollet en bure grise...
Personne !...
Personne ne répondait. Personne... Personne... Des yeux la suivaient. Et tous ces gens...
Tous, figés comme des saints de bois, et Joffrey lui-même sans un mouvement, la regardant venir.
Elle était devant lui et ses yeux cherchaient en vain à joindre les siens. Pourtant, son regard était sur elle avec une fixité étrange et sombre. Un cauchemar ! Joffrey s'inclinait sur la main qu'elle lui tendait, mais elle ne sentait pas ses lèvres sur sa peau, ce n'était qu'un simulacre de courtoisie...
Elle s'entendait demander d'une voix lointaine qui lui parut tremblante :
– Que se passe-t-il ? Y a-t-il un malheur à Gouldsboro ?
Alors l'assemblée s'anima. Un à un, chacun s'inclinait et se retirait. Personne ne songeait à sourire. Dans la même atmosphère de catastrophe que la veille, le même cérémonial recommençait.
Au-dehors :
– C'était elle ? interrogea Gilles Vaneireick, haletant.
– Hé ! Qui voulez-vous que ce soit ? grommela Manigault.
– Oh ! mais, c'est que... elle est admirable ! Elle est merveilleuse !... Cela change tout...
Messires, comment voulez-vous qu'une femme aussi belle ne fasse pas des conquêtes à chacun de ses pas, et ne succombe pas parfois aux amours qu'elle suscite ?... Ce serait immoral... Je me sens moi-même... Oh ! Mon Dieu, que va-t-il se passer maintenant ?... C'est épouvantable ! Pourvu que... Non, elle est trop belle pour qu'il la tue... Mes jambes ne me portent plus... Je suis très sensible, vous savez...
Il dut s'asseoir sur le sable.
Chapitre 14
– Qu'arrive-t-il ? répéta Angélique en se tournant vers son mari, quelqu'un est mort ?...
– Peut-être !... D'où venez-vous ?...
Les yeux levés sur la physionomie ténébreuse et glacée de Peyrac, elle cherchait à comprendre.
– Comment ! D'où je viens ?... Yann n'a-t-il pu vous joindre ? Ne vous a-t-il pas dit que...
– Si fait ! Il me l'a dit... Il m'a dit que vous étiez prisonnière de Barbe d'Or... Il m'a dit aussi bien d'autres choses encore... Et Kurt Ritz également.
– Kurt Ritz ?
– Le mercenaire suisse, à mon service, et que Barbe d'Or a également capturé le mois dernier... Ritz a réussi à s'évader : il y a trois jours... Auparavant, il vous avait vue sur le navire de Barbe d'Or... Il s'est évadé une nuit par le château arrière... La fenêtre était ouverte... Il vous a vue... sur le navire... dans la chambre des cartes... avec lui... Avec lui...
Joffrey de Peyrac parlait d'une voix entrecoupée, sourde et terrible, et, à chaque mot posé, la vérité se faisait jour dans l'esprit d'Angélique.
Paralysée par l'excès d'une surprise terrifiée, elle voyait cette vérité s'avancer vers elle comme une bête monstrueuse, réelle, prête à bondir et sortant ses griffes pour la déchirer atrocement...
L'homme !... L'homme qui s'évadait cette nuit-là, sur la baie de Casco... c'était donc le mercenaire suisse... Un serviteur de Peyrac... Et il l'avait vue... Il avait vu Colin entrer et la prendre dans ses bras...
– La fenêtre était ouverte, continuait la voix rauque et comme lointaine... Il vous a vue, madame ! Vous étiez nue... Nue dans les bras de Barbe d'Or, et vous répondiez à ses baisers... à ses caresses... à lui... à lui !...
Qu'avait-il espéré entendre en écho ?... Un cri d'indignation, des dénégations véhémentes, peut-être un rire ?... Mais, non !... Le silence !
Un tel silence !... La plus affreuse chose à subir après de telles paroles. Et dans ce silence qui tombait goutte à goutte, chaque seconde apportant à l'autre son poids de plomb, Joffrey de Peyrac crût mourir de douleur.
Le temps passait. L'instant était passé... du salut. Chaque seconde était tombée comme du plomb fondu. Consacrant l'inéluctable. Entérinant l'aveu... que trahissait encore la pâleur livide soudaine, l'expression traquée des grands yeux dilatés.
Le cerveau d'Angélique était incapable de rassembler deux pensées à la fois. Tout s'entrechoquait dans un brouillard affreux.
« Colin ! Colin !... Il faut lui dire que c'était Colin... Non ! ce sera pire... Il le haïssait déjà auparavant... »
L'aurait-elle voulu qu'elle aurait été incapable de donner la moindre explication, de prononcer le moindre mot. Sa gorge ne pouvait laisser passer un son. Elle tremblait de tous ses membres. Une défaillance la saisit. Elle dut s'appuyer au mur et fermer les yeux. Et de la voir ainsi baisser les paupières avec cette expression tendre, douloureuse et secrète qui le bouleversait toujours, et l'irritait parfois, déchaîna la colère du comte.
– Ne baissez pas les yeux ! hurla-t-il en brisant à demi la table sous son poing, regardez-moi.
Aux cheveux, il l'empoignait, l'obligeant brutalement à renverser la tête. Elle crut qu'il lui avait brisé la nuque. Penché sur elle, il fouillait de son regard brûlant ce visage devenu pour lui indéchiffrable, étranger. Il parlait peut-être, mais elle ne l'entendait plus. « Ainsi, c'était donc vrai ! Toi !... Toi !... Toi que j'avais placée si haut !... »
Furieusement, il la secouait dans le désir forcené de briser cette image fausse qu'elle lui offrait, de retrouver l'autre, l'autre, sa bien-aimée.
Et soudain il la frappa de toute la force de son bras levé, avec tant de violence que la tête d'Angélique ballotta et alla heurter la paroi de bois. Un voile rouge se répandit devant ses yeux. Il la lâcha, la rejeta. Elle ne sut comment elle parvenait à demeurer debout. Joffrey de Peyrac marcha jusqu'à la fenêtre, regardant à travers les carreaux la nuit mouillée, respirant avec force afin de retrouver la maîtrise de lui-même.
Lorsqu'il se tourna à nouveau vers sa femme, elle était toujours immobile et les paupières closes. Au coin de son nez fragile, un mince filet de sang commençait de sourdre lentement.
– Sortez ! Sortez d'ici ! fit-il d'une voix glacée. Votre vue me répugne. Sortez, vous dis-je ! Je ne veux plus vous voir ! Je ne veux pas... être tenté... de vous tuer...
Chapitre 15
Elle titubait, trébuchant, se heurtant à des encoignures, à des meubles inconnus, dans la demi-obscurité d'une chambre où la lune filtrait incidemment entre deux nuages sa lueur pâle. Le besoin de se dissimuler et de disparaître à jamais avait rejeté Angélique au sein du fort de bois, et, plutôt que d'affronter le grand vent du dehors, les rumeurs du village, l'affreuse solitude de l'espace sans refuge parmi des êtres hostiles, un instinct de bête blessée qui se terre pour mourir l'avait portée à travers couloirs et escaliers jusqu'à cette pièce vaste et close, et, sans la reconnaître, elle savait que c'était « leur » chambre, celle où ils s'étaient aimés l'an dernier, celle où elle avait rêvé de se retrouver avec lui. Elle tâtonnait, butait contre des angles durs, s'arrêtait enfin au centre de la pièce, et alors lui parvenait, au sein de ce chaos infernal qui la broyait, le premier bruit qui lui fût perceptible – celui de deux souffles entrecroisés, qui se répandaient autour d'elle et qui n'étaient, elle s'en rendit compte enfin après un moment d'effroi, que l'écho de sa propre respiration convulsive et celui du ressac au-dehors, frappant l'éperon rocheux, au pied du fort. Elle était seule.
La peur, qui un instant avait dominé en elle toute autre perception, la quitta pour être remplacée par la certitude d'une autre, écrasante, celle d'une irréparable catastrophe. La moitié de sa tête lui paraissait énorme, nantie d'une excroissance difforme telle qu'on en voit aux citrouilles, et cela lui semblait rayonner sur le côté comme si cette tumeur eût été de fonte rougie au feu. Elle y porta la main avec précaution, rencontra une chair insensible, mais il n'y avait pas de tumeur, cependant, le seul attouchement de ses doigts la traversa d'un élancement atroce. Dans le même éclair, tout lui revint avec une lucidité implacable. Colin !...
Ses bras l'enlaçant, ses mains cherchant son corps, ses lèvres prenant les siennes pour un baiser qui n'en finissait point.
L'homme caché avait vu cela, dans la lueur de la chandelle... Et maintenant Joffrey savait... Il l'accusait du pire !... Comment lui faire comprendre, lui expliquer, lui faire admettre que...
Au seul prénom de Colin, il la tuerait. Il avait failli la tuer déjà ce soir. Cela, elle l'avait senti de toute sa chair hérissée, incapable de réagir, d'ébaucher le moindre geste de défense. Il avait donc le pouvoir de l'annihiler, de la réduire à néant. Parce que lui, pour elle, c'était tout !
Elle demeurait ainsi dans le noir, respirant à peine maintenant, dans la crainte d'éveiller, en même temps qu'une douleur physique lancinante, des lambeaux de vision atroce : Joffrey ! Joffrey ! Et son visage terrible, les reflets de son pourpoint qui, lorsqu'il bougeait, laissait entrevoir dans les plis d'or et de satin ivoire une doublure écarlate, et c'était comme si elle avait vu y bouger, y rouler sans cesse des gouttes de sang, y pleuvoir des larmes de sang. C'était du sang qui ruisselait, du sang ! maintenant sur son visage. Ses doigts en étaient poissés et, sur ses lèvres insensibles, sa langue en trouvait la saveur salée. Elle le goûtait avec une sorte de stupeur incrédule. Il l'avait frappée !...
Il l'avait frappée, et elle le méritait ! Ainsi, un gouffre sans fond s'était ouvert sous leurs pas...
Aux aguets dans l'obscurité, elle tremblait de tous ses membres et contemplait le gouffre ouvert, et maintenant la peur de nouveau rampait avec mille démons surgissant du gouffre et se traînant vers elle avec des ricanements, des yeux luisants...
C'était venu trop vite, à l'heure où elle croyait vraiment que le temps de Wapassou avait à jamais renoué les liens entre eux, que leur amour était indéfectible, inattaquable, indestructible.
"La tentation d’Angélique Part 2" отзывы
Отзывы читателей о книге "La tentation d’Angélique Part 2". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La tentation d’Angélique Part 2" друзьям в соцсетях.