Elle criait désespérément. Au fond d'elle-même, une voix appelait : « Joffrey ! Au secours ! Au secours ! Les démons, ils veulent ma mort !... Ils sont là !... »
Puis, dans un sursaut de lucidité :
« Salaud d'Anglais !... J'aurais dû me méfier de lui. You a woman, disait-il, et cela le réjouit de me voir mourir, moi, une femme ! »
Elle se débattait avec des gestes véhéments où explosait sa panique et qui l'enfonçaient de plus en plus. Brusquement, elle eut la sensation qu'une poigne féroce l'agrippait par en dessous et la tirait vers le fond du gouffre. Elle lança un coup de pied pour remonter en surface, réalisa avec horreur que sa jupe s'était coincée entre deux rochers, l'eau passait et repassait au-dessus d'elle et la faisait ballotter de droite à gauche, retenue au piège. Ses tempes battaient à éclater. Et, chaque fois que d'un élan forcené elle essayait d'échapper à l'emprise, elle sentait le choc, l'arrêt, l'impossibilité de s'échapper, de remonter à l'air libre. Le monstre des légendes, tapi dans les cavernes marines, la tenait de ses griffes, la gardait à portée de son antre, tandis que, prisonnière, elle tournoyait sous les eaux glauques, parmi les algues qui la ligotaient.
Elle n'en pouvait plus. Elle allait ouvrir la bouche, aspirer, aspirer la mort. Un brusque choc la libéra. Sa jupe se déchirait. Elle retrouva la lumière du jour. Mais elle était sans force, put à peine prendre une gorgée d'air avant de disparaître de nouveau.
L'amère salive des flots la roulait, la malaxait, la dévorait, brisée, impuissante.
– Non ! Non ! Je ne veux pas mourir !... criait-elle, désespérée en elle-même, je ne veux pas mourir noyée... c'est trop horrible. Joffrey, Joffrey, je veux te revoir... je ne veux pas rester seule, loin de toi, au fond des eaux...
Adhémar ne l'avait-il pas vue en songe, cette nuit, errant au fond des eaux, au fond des abîmes verts, avec tous ses cheveux derrière elle comme des algues..., seule... seule... endormie à jamais...
Un choc à la tempe. C'était comme un clou enfoncé brutalement. Une pierre contre laquelle elle se heurtait, et dont le choc l'éveillait, la rejetait pour un bref instant en surface. Vision éblouissante dans le soleil, et toujours la même forme immobile et droite là-bas... puis qui, soudain, s'animait, se détendait, plongeait.
Mirage !...
Elle coulait, coulait, disparaissait à jamais.
Chapitre 5
Quelqu'un la tirait par les cheveux sur la plage. Angélique sentait son propre corps, arraché peu à peu à la viscosité de la mer, prendre la pesanteur du plomb et creuser, en traînant, un sillon profond dans le cailloutis du rivage. Elle était écorchée de partout, sanguinolente, inerte. Jack Merwin, à bout de forces lui aussi, la halait comme on haie une barque, un animal mort. Il ne s'arrêta qu'après la dernière lisière de varech, à l'orée des arbres, là où la mer ne pouvait plus les atteindre. Alors, il tomba à son tour, s'écroula près d'elle. Dans sa demi-inconscience, elle entendait sa respiration sifflante comme celle d'un soufflet de forge. Ç'avait été une lutte atroce, où elle s'accrochait à lui convulsivement, où il avait dû la frapper pour l'étourdir, ou vingt fois la mer les avait entraînés si loin des côtes qu'il leur semblait ne l'apercevoir plus que comme une ombre fantomale, inaccessible, et ils avaient fini par aborder assez loin de leur point de départ.
Les poumons d'Angélique étaient en feu. C'est en vain qu'elle s'efforçait de respirer. À chaque fois, elle avait l'impression que sa poitrine allait se briser. Elle essaya de se dresser sur les poignets et les genoux, comme une bête qui meurt et qui cherche dans un dernier sursaut à se remettre sur ses quatre pattes. Tâtonnant aveuglément, elle s'accrocha à l'homme qui était près d'elle. Une nausée la saisit et elle vomit incoerciblement. Le flot salé parut en passant lui corroder la gorge. Elle retomba sur le côté. Jack Merwin se mit debout. Un moment terrassé par la fatigue, il avait repris sa maîtrise. Il arracha son gilet mouillé et le jeta au loin, puis il ôta sa chemise, qu'il tordit pour en extraire toute l'eau, et ensuite il essora son bonnet rouge. Il remit son bonnet sur sa tête, posa sa chemise roulée en travers de son cou.
Se penchant vers Angélique, il l'attrapa d'une main par le haut du bras, la contraignit à se mettre d'abord sur les genoux, puis debout.
– Allez ! Marchez ! Go on !4
Il la bousculait, la poussait devant lui, la tirait, et il y avait dans le timbre altéré de sa voix comme une colère contenue, mais aussi un bouleversement... Elle réussit à faire quelques pas, mais ses pieds ne pouvaient se soulever du sol sans un effort surhumain. La terre dansait, se dérobait. Elle retomba la face contre le sable qui collait à ses joues.
« Joffrey ! Joffrey !... « Ils » veulent me tuer. « Ils » ont toujours voulu me tuer. »
Merwin essaya encore de la remettre sur ses jambes. Elle retombait toujours. Elle pleurait et vomissait, et sa gorge et ses narines lui faisaient si mal qu'elle croyait les sentir saigner. Elle grelottait et claquait des dents, et s'essuyait machinalement le visage en sanglotant.
– Laissez-moi... Laissez-moi mourir... Ici je veux bien mourir... Mais pas dans la mer... Pas mourir noyée, c'est trop horrible.
Jack Merwin s'était mis en marche sans l'attendre. Il se retourna, l'air excédé en la voyant à terre de nouveau, et revint sur ses pas. Il parut se résigner et, se décidant, il l'empoigna encore, mais cette fois ce fut pour l'étendre de tout son long sur le ventre, les bras allongés au-devant d'elle, la tête tournée sur le côté.
Prenant son couteau à sa ceinture, il fendit la robe de la jeune femme dans le dos, arrachant l'étoffe trempée qui collait à la chair glacée et qui avait déjà été mise en loques par le frottement contre les récifs. Il la dénuda jusqu'aux reins. Puis, des deux mains, il effectua quelques pressions au bas des côtes, et elle en fut immédiatement soulagée. La respiration, aidée par ces mouvements rythmés, devint plus profonde et moins anarchique. Elle put aspirer un peu d'air. Ensuite, il se mit à la frictionner énergiquement de la paume tout le long du dos. Peu à peu, le sang glacé d'Angélique se remit à circuler dans ses veines. Le spasme qui tordait ses entrailles se dénoua. Ses nerfs se détendirent, ses dents cessèrent de claquer incoerciblement, une douce chaleur l'envahit et sa pensée se mit à surnager, fluide, errante, apaisée.
« Cet homme est mauvais comme la teigne... mais ses mains sont bonnes... oui, ses mains sont bonnes... Quel bien-être !... Quel bienfait !... Ah ! quel bienfait d'être vivante ! »
La terre ne dansait plus, elle redevenait solide et douce sous son corps étendu.
« Il va m'écorcher vive à ce train-là... A-t-il remarqué l'empreinte de la fleur de lys ?... J'ai peur... Est-ce grave ? Lui aussi, c'est peut-être un bandit, un gibier de potence... S'il me trahissait... Bah ! c'est un Anglais. Il doit même ignorer ce que signifie la fleur de lys... »
Se sentant remise, d'elle-même elle se redressait, s'asseyait.
– Thank you, murmura Angélique. I am sorry !
– Everything's right ? interrogea Merwin d'une voix brève.
– I am pretty well, yes. 5
Mais elle avait trop présumé de ses forces car de nouveau le voile noir coulait devant ses yeux. Alors, elle laissa tomber sa tête contre l'épaule de Jack Merwin. C'était une épaule dure comme la pierre, mais avec une courbe douce et sûre. Une épaule d'homme.
– Je suis bien, murmura-t-elle en français.
Elle divaguait. Elle avait conscience d'être dénudée et, d'un geste de pudeur instinctive, elle essayait de ramener sur sa poitrine les lambeaux de son corsage. Merwin passa un bras autour de ses épaules et son autre main sous ses genoux, puis la souleva sans effort entre ses bras. Angélique rêva qu'elle était redevenue une enfant. Plus rien ne pouvait l'atteindre, et les grondements de la mer s'estompaient tandis qu'il l'emportait à grands pas par un sentier sous les arbres. La promenade fut courte sans doute. Elle n'en eut pas conscience. Elle dut s'endormir. Ce n'était pas un évanouissement. Mais plutôt, à vrai dire, un bref et profond sommeil dont elle s'éveilla, totalement reposée, quelques minutes plus tard.
Elle se trouvait assise, appuyée contre le tronc d'un arbre, la tête sur les genoux, et, au-dessus d'elle, la voix autoritaire de Jack Merwin enjoignait à la jeune Esther d'enlever un de ses jupons et sa chemise pour les passer à Angélique. La jeune fille courut derrière un buisson et revint peu après tendre à la rescapée ces deux pièces de ses vêtements. Angélique, à son tour, se retira derrière les taillis.
La jupe et la chemise avaient gardé la tiédeur du corps de la petite Anglaise, et cela lui fit du bien. Elle rinça sa chevelure poissée d'eau de mer et de sable dans une source proche qui jaillissait de la mousse et retourna près de ses compagnons. Le brave Élie Kempton avait allumé un petit feu pour réchauffer Sammy, qui était entortillé dans la redingote du pasteur. Ils la regardaient tous avec des yeux écarquillés. Ils avaient bien cru ne la revoir jamais.
– Mettez-vous près de mister Willoagby, mistress de Peyrac, insista le colporteur. Si ! Si ! vous verrez, il tient chaud.
– Il faut partir, intervint Merwin.
De l'autre côté de l'île, nous trouverons du secours. Ils s'enfoncèrent les uns derrière les autres sous la cathédrale des pins. La nuit était chaude et sèche et toute crépitante d'étincelles. Mais était-ce la nuit ?... Un ciel de turquoise limpide continuait de briller entre les ramures.
– C'est la nuit de la Saint-Jean, dit Adhémar, la nuit où le soleil ne meurt pas, où les fougères fleurissent d'une petite fleur rousse et magique qui ne dure que quelques heures. Il paraît que ceux qui la voient fleurir ne reviennent jamais... Dépêchons-nous de sortir de ce bois... C'est plein de fougères par ici et la nuit va tomber... La nuit de la Saint-Jean...
Angélique marchait comme une somnambule. Elle mourait de sommeil et elle continuait d'avoir au creux de l'estomac une boule glacée. Merwin lui jetait par instants un regard bref.
– How are you feeling ?
– Quite well !6 répondait-elle, mais je crois que cela irait mieux si je pouvais avaler une bonne lampée de rhum ou quelque chose de chaud.
Au détour du sentier, le village de la côte ouest leur apparut enfin, tout illuminé par le soleil couchant, et le tintamarre des cris d'oiseaux et des multiples appels des pêcheurs éclata avec l'odeur puissante de poisson putréfié et de graisse fondue qui dominait toutes les autres. Une ferme de bardeaux s'élevait sur la gauche, la première à l'entrée du hameau. Jack Merwin héla sur le seuil, mais comme personne ne répondait, il pénétra sans ambages avec toute sa troupe à l'intérieur. Mettant en principe la sacro-sainte hospitalité de règle en ces lointaines colonies du Nouveau Monde, et qui autorisait tout affamé ou égaré à considérer comme sienne la demeure que la Providence mettait sur son chemin dans ces déserts, il alla tout droit au vaisselier de bois, y choisit une assiette creuse en faïence blanche et bleue et une louche d'étain, marcha vers l'âtre, dont il souleva les couvercles des marmites. De l'une, il servit une pleine portion brûlante de clams et de pétoncles ; de l'autre, trois pommes de terre bouillies, puis il versa sur le tout du lait qui tiédissait dans un pot, au bord des cendres.
– Mangez, dit-il en posant devant Angélique l'écuelle sur la table, mangez vite.
Et il continua de distribuer avec dextérité des assiettes de soupe à chacun comme s'il n'avait jamais rien fait d'autre que d'être valet de la soupe des pauvres chez Monsieur Vincent.
Chapitre 6
Angélique ne dissimulerait pas dans l'avenir, ni à elle-même ni aux autres, son sentiment, à savoir qu'elle n'avait jamais rien dégusté de plus délectable, de plus délicieux, de plus réconfortant que cette soupe aux coquillages qu'elle mangea dans une pauvre ferme d'un colon de l'île Monégan, après avoir failli perdre la vie par noyade. C'est ainsi qu'elle découvrit le plat national de ces contrées qui s'étendent du cap Cod jusqu'au sommet du golfe Saint-Laurent en passant par le fond de la Baie française et le tour de la Nouvelle-Écosse : la chaudrée, pour les Français, Canadiens et Acadiens, « the chowder », pour les Anglais, la nourrissante et divine soupe où se marient tous les amours des rivages : la pomme de terre fruit sauvage de l'Amérique, le coquillage salvateur fruit de la mer féconde et maternelle, et le lait, délice, saveur de l'Ancien Monde, souvenir d'une terre lointaine aux gras herbages, luxe de la terre nouvelle, si difficile à dompter, et qui regarde avec surprise quelques vaches exilées broutant, assez désemparées, en lisière de la forêt indienne...
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