Revenue à elle, à Salem, Nouvelle-Angleterre, entre les bras de Joffrey de Peyrac, elle avait mis sur le compte des errements de la fièvre, l'amalgame baroque de cette scène incongrue.
Et si le chevalier lapidé s'était appelé Henri de Rognier ?... Le pêle-mêle n'était plus si baroque.
Elle fit effort pour se souvenir.
Henri de Rognier ?... Maintenant, elle était presque certaine. C'était bien là le nom d'un des deux chevaliers avec lesquels elle avait voyagé sur une galère de Malte lorsqu'elle recherchait Joffrey en Méditerranée.
Angélique releva la tête.
Impressionnée, elle conta à son mari l'anecdote que lui avait rappelée le comte de Loménie-Chambord. Et son prolongement qu'elle venait de découvrir, et dont elle avait été inconsciente n'ayant pas reconnu le page de Poitiers, son ancien amoureux, sous la tunique rouge à la croix pattée des hospitaliers de Malte.
– Et lui ? M'a-t-il reconnue ? C'était des années plus tard et je voyageais sous le nom de marquise du Plessis-Bellière. De toute façon, il ne connaissait que mon prénom.
– Tenez pour assuré qu'il vous a reconnue. Des yeux comme les vôtres ne s'oublient pas.
– Il n'a fait aucune allusion à une rencontre dans le passé. Ou peut-être n'y ai-je pas pris garde.
Cependant, quelque chose avait dû flotter entre eux pour venir se glisser des années plus tard dans son délire à elle, et lui jeter ces mots qu'il n'avait pas voulu prononcer.
Elle ne parvenait pas à retrouver ses traits. Seulement sa silhouette plus élancée près de celle plus trapue de l'autre religieux, amiral de la galère.
– Mon indifférence l'a sans doute découragé d'évoquer avec moi un souvenir un peu léger. Il est vrai qu'en ce temps-là vous seul comptiez pour moi. J'étais prête à affronter tous les dangers pour retrouver vos traces.
Elle réfléchit à nouveau. Mesura combien l'auraient intéressée les évocations du pauvre Henri de Rognier alors, et comme elle avait répété facilement le souvenir d'aventures étrangères. Vivonne, Bardagne, même Colin...
– Serais-je donc « oublieuse » comme me le reprochait Claude de Loménie, sauf d'un seul... Vous ?
– Je n'aurais garde de vous en blâmer... Si je me trouve être ce seul.
Et se souvenant de l'ardent espoir qui lui avait fait affronter follement les dangers que courait une femme en Méditerranée, elle en revoyait les étapes. L'une d'elle, celle de Candie, l'avait mise en présence du mystérieux Rescator masqué.
Dans l'affolement de sa situation, lui aussi elle ne l'avait pas reconnu. Ce contretemps qui les avait presque fait s'atteindre pour être séparés plus tragiquement encore lui laissait un regret dont elle ne se consolait pas.
– J'aurais tant voulu connaître votre palais des roses à Candie. À peine avais-je fui que la nostalgie me poignait, tant m'avait séduite ce pirate masqué qui venait de m'acheter. Mais j'avais voulu m'enfuir.
– Quelle sottise, quand j'y songe ! Le rêve, le bonheur étaient si proches !... Non ! Je ne peux pas dire que ce fut une sottise. Avec le vieux Savary, nous avions mis au point cette évasion, avec tant d'opiniâtreté !... N'est-ce pas le devoir d'une esclave de chercher à s'enfuir.
Il éclata de rire.
– C'est bien de vous, cela ! Comment n'y ai-je pas songé à temps ! Avais-je oublié qui vous étiez ? Votre fougue ? Votre brûlante résolution devant n'importe quel défi ? Ou bien... en fait, vous connaissais-je si mal ?... si peu encore. Je ne vous avais pas encore suffisamment devinée lorsque nous fûmes séparés. Je ne sais. J'ai voulu renier un amour qui avait pris trop de pouvoirs sur moi. Mais à force d'avoir voulu remplacer votre image par une autre, celle d'une femme légère et indifférente, m'y suis-je trompé moi-même ?... Et je fus puni.
Il lui baisa la main. Ils se sourirent. Ils étaient plus heureux qu'ils ne pourraient jamais l'exprimer avec des mots.
Ils regardaient défiler au flanc du navire qui les portait les longs courants glauques et argentés du Saint-Laurent. Ils s'appuyaient l'un à l'autre, épaule contre épaule, et par instants s'embrassaient sur les lèvres. Rarement, ils se sentaient assez en paix pour écarter le voile de leurs souvenirs. Car c'était un sujet sensible et longtemps ils avaient craint en l'abordant, de se blesser.
– Vous avez raison, mon amour, dit-elle. Je vous cherchais. Mais nous n'avions peut-être pas encore mérité de nous trouver. Nous étions pleins de méfiance.
Elle effleura d'un doigt les cicatrices de ce visage tant aimé.
– Comment n'ai-je pas deviné qui vous étiez, malgré cette assemblée de pirates farouches, ce marché d'esclaves où vous-même veniez choisir l'objet de vos plaisirs ? Comment ne vous ai-je pas reconnu, sous votre masque, malgré votre barbe, votre démarche plus assurée ?... J'étais troublée. Moi aussi, je suis coupable. J'aurais dû vous reconnaître à votre regard, au toucher de votre main sur moi ? Aujourd'hui, cela me semble... indigne d'avoir fait preuve d'autant d'aveuglements. Mais pourquoi ne vous êtes-vous pas nommé aussitôt ?
– Là ? Devant tous ces brigands des mers, ces luxurieux musulmans venus faire leur marché de femmes au batistan de Candie !... Non, je n'aurais pu m'y résoudre ! Et puis, en vérité, c'était vous que je craignais. Je craignais ce premier regard entre nous, je reculais le moment d'apprendre que je vous avais perdue à jamais... que vous en aimiez un autre, le roi peut-être, le roi sans doute et que vous n'aviez que faire d'un époux mort, banni ou pour le moins renégat aux yeux des royaumes chrétiens, aux yeux de votre monde de Versailles. Inexplicable et inconnue femme, métamorphosée loin de moi. Sans moi. Une femme dans l'épanouissement de sa beauté, de sa hardiesse, de son indépendance, et non la presque enfant que j'avais accueillie à Toulouse, même si sa fragilité première me prit aux entrailles lorsque je l'aperçus, sur l'estrade du marché, vaincue et livrée dans sa nudité exposée. Mais cela passa. Je vous avais laissée si jeune, il était inévitable que je visse en cette grande dame, portant le nom d'un autre, une épouse oublieuse, indifférente.
– Sauf pour un seul. Vous aviez su prendre mon cœur à jamais. Mais, doutant de toutes les femmes, vous avez douté de moi. Vous n'avez même pas voulu envisager que j'avais entrepris ce voyage fou et contre la volonté du roi, uniquement pour vous retrouver. Vous avez mis mon imprudence à me lancer dans des pérégrinations dangereuses au compte d'un caprice d'étourdie, quelque peu insensée, voire stupidement avide d'aller surveiller les bénéfices que pouvait lui rapporter sa charge de consul de Candie.
– Comment aurais-je pu imaginer une telle preuve d'amour de la part d'une femme ?
– Voilà en effet où le bât vous blessait, malgré votre science d'aimer apprise des troubadours. Vous aviez encore beaucoup à apprendre, messire. Ne saviez-vous pas que vous étiez tout pour moi depuis Toulouse ?...
– Il faut croire que le temps m'avait manqué pour le savoir, pour m'en convaincre. La passion est si fugace. La fidélité si incongrue. L'amour, l'essence de l'amour si peu captable. Et sa réalisation de chaque jour, de toute une vie, si peu compatible avec nos existences exposées aux mille coups de la mondanité pour les puissants, ou de la survie pour les miséreux et les pourchassés. Ce que vous étiez pour moi, unique parmi les autres femmes, c'est de vous avoir perdue qui me l'a appris, c'est qu'on vous ait arrachée à moi qui me l'a révélé. Les troubadours n'ont pas tout dit. Ils laissent seulement entendre que l'essentiel est inexprimable.
« Voilà ce que m'ont enseigné l'obscurité des geôles et les errances du bannissement qui effaçait mon existence passée et me privait à jamais de votre présence.
– N'empêche que vous vous êtes très bien passé de moi à voguer d'île en île et de palais fleuris en cours ottomanes...
– Je confesse que ce fut un long périple plein de détours et de révoltes. Je reconnais qu'au début je ne pensais pas mettre si longtemps à guérir, et surtout à admettre un jour que je ne guérirais jamais, jamais de cette brûlure d'amour que vous m'aviez infligée. À quel moment l'ai-je compris ? À plusieurs reprises, la vérité s'est imposée. Est-ce quand Mezzo-Morte, en Alger, m'imposa le dilemme ? Me livrer le lieu de votre captivité, à condition que je cessasse d'être son rival en Méditerranée ?... ou plus tard, lorsqu'à Meknès il me fallut envisager votre mort et la séparation définitive d'avec vous, même en rêve ?...
« Alors je sus que ce qui était pire que tous les doutes, c'était de ne plus vous revoir jamais. « Quelle femme, mon ami !... » me disait Moulay Ismaël, partagé entre la fureur, l'admiration, le regret aussi. Nous étions là deux maîtres, deux potentats des pays de Barbarie et du Levant, et planait sur nous le fantôme d'une femme-esclave aux yeux inoubliables, morte sur les chemins du désert. Parfois, nous nous regardions et nous savions que nous n'y croyions pas tout à fait à cette mort. « Allah est grand », me disait-il. Nous refusions le verdict parce que nous nous sentions très faibles et très atteints.
Angélique l'écoutait avidement et se retenait de sourire tant cette vision de Joffrey et de Moulay Ismaël accablés lui paraissait plaisante.
Alors ils riaient et s'embrassaient encore, frappés d'un intense sentiment de triomphe à se voir aujourd'hui dans les bras l'un de l'autre, comblés de joies et de bienfaits, d'enfants, de richesses, de réussites, entourés de compagnons dévoués, loin du théâtre de ces événements tragiques évoqués, au point que le décor austère du grand fleuve du nord, ses rives lointaines aux monts âpres couronnés de noires forêts, ses eaux troubles et tourmentées aux profondeurs effrayantes, son escorte de lourds nuages en escadre monumentale, traînant des rideaux de pluie ou s'enfuyant sous le souffle du vent, tout ce qui créait autour d'eux un décor si contraire à celui brûlant et coloré de la Méditerranée leur paraissait amical, rassurant, et les confortait dans leurs certitudes présentes de trouver l'un en l'autre, l'un par l'autre, l'heure du rêve atteint et du bonheur sans fin.
Chapitre 8
Angélique aurait souhaité que ce voyage durât toujours. ce qui était une façon de proclamer qu'elle en goûtait chaque instant. La navigation sur le Saint-Laurent isolait. Pour les navires qui arrivaient et que l'on croisait, ce n'était plus l'étendue vide de la mer, mais non plus l'abord d'un rivage. On y vivait quelques jours, ou semaines, hors du temps. On se saluait parfois de loin. Les uns avaient hâte d'arriver, au moins à Tadoussac où commençait l'aventure canadienne, les autres, d'entreprendre la traversée, dont les vraies péripéties ne commenceraient qu'au-delà de Terre-Neuve.
En attendant, il y avait quand même des tempêtes, des possibilités de naufrage, les arrivants pouvaient encore mourir de scorbut dans les cales, et les partants, décider de rester au pays.
C'était une promenade qui prenait chaque jour de l'ampleur. Tout voyageur qui y était passé une fois, retrouvait des souvenirs. On naviguait entre deux mondes. Le passé, l'avenir. Et l'on s'étonnait de tout ce qui pouvait se passer sur ce fleuve, pourtant si vaste que les embarcations semblaient y errer sans but et dont les rives demeuraient le plus souvent invisibles l'une à l'autre.
À bord, Angélique dormait d'un sommeil profond et bienheureux. Le balancement de la navigation, la moiteur des nuits souvent brumeuses qui étouffait les bruits, la plongeaient dans une véritable léthargie, ce qui ne l'empêchait pas de se réveiller à plusieurs reprises au cours de la nuit, ne serait-ce que pour se ressouvenir de la joie d'être en vie dont certaines périodes de paix nous rendent plus conscients, et de pouvoir se rendormir contre lui.
Ce matin-là en s'éveillant, elle sentit que le navire était à l'ancre, malgré le jour depuis longtemps levé. Une odeur de feux de bois, celle de foyers allumés sur des plages pour y fumer du poisson, entrait par la fenêtre ouverte.
Elle se redressa sur sa couche et aperçut près d'elle, sur l'oreiller, un petit objet, un écrin de cuir fin travaillé d'or au petit fer, et en l'ouvrant, découvrit une montre du plus beau travail, malgré sa petitesse. Elle n'en avait jamais vu d'aussi raffinée. Les aiguilles représentaient deux fleurs de lys, et le boîtier d'émail bleu était constellé de fleurs d'or.
Un ruban de soie bleu permettait de la suspendre au cou. Elle avait appris que c'était la mode à Paris.
Elle se leva pour aller sur le balcon.
L'arc-en-ciel mouillait au pied d'un promontoire, dont le nez de roches sombres accrochait des lambeaux de brouillard. Le ciel était assez bas, et l'endroit ressemblait à une gravure sinistre pour drames illustrant la misère de naufragés ou de pirates abandonnés, avec de hautes falaises autour desquelles tournoyaient des oiseaux de mer bruyants de différentes espèces.
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