Mais pour Angélique, quel que fût le temps et le décor, tout lui paraissait agréable et opportun.

Elle rejoignit Joffrey sur le pont.

– En l'honneur de quel événement vous dois-je, ce matin, ce ravissant présent ? lui demanda-t-elle.

– Un guet-apens de sinistre mémoire. Je ne pourrais, pour ma part l'oublier, car, en ces lieux mêmes, par une nuit sombre et traîtresse, vous m'avez fait cadeau en me sauvant, du bien le plus précieux : la Vie, que nos ennemis voulaient une fois de plus me ravir. Survenue à temps et par miracle, vous avez abattu celui qui s'apprêtait à m'assassiner : le comte de Varange.

– Je me souviens : La Croix de la Mercy !

« C'était donc là ? » fit-elle en regardant avec curiosité le rivage qu'elle n'avait abordé que de nuit.

L'endroit gardait un aspect lugubre. Il y avait quand même un peu d'animation sur la grève en triangle surplombée de racines d'arbres qui perçaient les éboulements de la falaise.

Des canoës indiens attendaient rangés, à demi tirés sur le sable, et à quelques encablures une embarcation à deux mâts se balançait.

Les matelots, des Français d'Europe, étaient venus remplir leurs tonneaux à la source. Mais un peu plus loin dans la ravine, des Indiens commerçaient avec le patron du petit bâtiment. Tout le long du fleuve, la traite des fourrures battait son plein.

Ils se trouvaient à la lisière d'un pays désolé, le Labrador, aux forêts profondes et marécageuses, vomissant des écharpes de brumes qui venaient traîner à la surface du fleuve.

Misérables entre toutes étaient ces tribus de Montagnais qui hantaient les abords des rivières torrentueuses et glacées, ne se déplaçaient qu'environnées d'un nuage de petites mouches noires et tenaces, avançaient à la machette dans les taillis inextricables des sous-bois où, seule grâce, brillait parfois l'or de renoncules d'eau géantes. Rien que l'approche de ces lieux étreignait le cœur d'angoisse.

Autrefois, il y avait sur la falaise un premier comptoir et un oratoire, aujourd'hui presque abandonnés. C'était là que le comte de Varange, hanté par la vision de la Démone, avait donné rendez-vous au comte de Peyrac pour le tuer.

Angélique passa son bras sous celui de son mari. Une incroyable chance lui avait permis d'arriver à temps. S'il y avait un endroit où l'esprit des ténèbres n'avait pas prévalu contre eux, c'était bien en ce lieu. Mais l'occasion lui parut propice pour faire allusion à l'entretien qu'elle avait eu récemment avec le lieutenant de police, à Québec.

– Garreau d'Entremont continue à fouiner autour de la disparition de ce Varange. Selon les directives de la police nouvelle, il lui faut un cadavre, même s'il s'agit de celui d'un immonde suppôt de Satan.

Ils firent quelques pas le long du pont.

À son bras et sous sa protection, ses déceptions et ennuis de Québec s'évaporaient, se réduisaient à de petites escarmouches dont le développement et la solution étaient remises « aux calendes grecques » par cette longue et lente révolution des courriers qu'exigeait toute enquête. Sur le point d'en parler à son mari, elle avait atermoyé. Arrêtée par cette impression que certaines choses désagréables ou que l'on redoute prennent corps à être formulées en mots et que cela n'en valait pas la peine.

Puisque leur halte en la Baie de La Mercy, où dans les siècles passés il y avait eu un petit poste de traite et un oratoire, ramenait le souvenir du sinistre Varange, le dernier envoyé de la Démone pour les arrêter dans leur avance, elle parla de la convocation à laquelle il lui avait fallu se rendre. Et c'était toujours la même chose.

Le lieutenant de police devinait juste en ce qui concernait Varange. Son flair lui indiquait que c'était de leur côté, à eux, les voyageurs d'Acadie, qu'il lui fallait chercher la solution du mystère. Et aussi que cette affaire était liée à celle de la perte de la Licorne et de la duchesse de Maudribourg qui, attendue à Québec, était allée s'évaporer avec ses Filles du Roy sur les rivages de la Baie Française.

– Il prétend que les membres de la société donatrice s'impatientent, et de France l'on réclame des détails sur le naufrage de la Licorne et la mort de la duchesse.

Elle expliqua comment, pour essayer de lui donner satisfaction et gagner du temps, elle avait dû établir une liste des Filles du Roy survivantes avec l'aide de Delphine du Rosoy.

– Ai-je eu tort ?

– Que non pas.

Fallait-il parler des soupçons de Delphine à propos d'une substitution de personne qui amenait à envisager que la duchesse de Maudribourg n'était pas morte et pourrait reparaître ? Elle se tut car plus elle y réfléchissait, plus cela lui apparaissait « sans queue, ni tête ».

À Gouldsboro, elle interrogerait Colin et apprendrait sans doute ce qu'était devenue la sœur de Germaine Maillotin. Alors elle écrirait à Delphine pour la rassurer et la calmer.

Marchant aux côtés de Joffrey sur le pont du navire où tout était paisible et bien ordonné, elle ne se sentait pas disposée à débattre de chimères effrayantes et sans fondements. Joffrey s'était donné tant de mal pour la réconforter à son retour et lui rendre son humeur légère !

En ce moment même, analysant l'entrevue qu'elle avait eue avec le lieutenant de police, il s'efforçait d'en démontrer le côté encourageant, et de réduire à d'agaçantes mais futiles tracasseries, les réclamations venues de Paris.

Quels que soient les quidams qui, là-bas, prenaient en main l'affaire de la Licorne et de sa propriétaire, Mme de Maudribourg, il les défiait de pouvoir mener et faire aboutir au Nouveau Monde une enquête qui déterminerait avec certitude ce qu'il était advenu de l'une et de l'autre.

Joffrey estimait que, sous ses dehors bourrus, M. d'Entremont s'était montré pour eux un ami sûr. N'avait-il pas laissé entendre qu'aussi longtemps qu'il le pourrait, il essaierait d'éviter de les mettre en accusation ? Sa fonction le contraignait à rechercher les meurtriers de l'ignoble Varange.

Angélique avait eu raison de lui établir cette liste des Filles du Roy à jeter comme un os aux réclamants. Cela l'aiderait à faire traîner les choses en longueur.

Selon toute apparence, il ne les portait pas dans son cœur, les fâcheux de Paris qui l'avaient fait revenir de sa maison de campagne en plein été pour le mettre dans l'obligation de se montrer une fois de plus désagréable avec Mme de Peyrac pour laquelle il devait cultiver un petit sentiment.

– Je ne crois pas que cela aille jusque-là, protesta Angélique qui ne gardait guère bon souvenir de ses entrevues avec le rogue sanglier.

– Disons qu'il apprécie de converser avec une femme séduisante qui lui fait les yeux doux pour l'amadouer et dont il sait qu'elle est en train de lui mentir effrontément, sans qu'il puisse pour autant l'en blâmer. Irritation et admiration se partagent son cœur tour à tour et le torturent simultanément.

– Pauvre Garreau ! Lui qui déjà doit se livrer à l'aride lecture du « Maliens Maleficarum » pour connaître les pratiques de sorcellerie qui entraînent des crimes de sang sur la personne humaine afin de pouvoir mieux appréhender assassins et empoisonneurs.

Les tribunaux modernes pour en finir avec les délires de l'Inquisition exigeaient des preuves « matérielles » et la tâche se compliquait pour les policiers.

Si le diable se déchaînait, il fallait aujourd'hui apprendre à le combattre avec des armes d'hommes, c'est-à-dire à combattre les hommes eux-mêmes lorsque le Mal s'était installé en leurs cœurs pourris. C'est pourquoi Garreau d'Entremont n'était pas tenté de faciliter la tâche à ceux qui, de France, réclamaient des comptes pour une soi-disant bienfaitrice qui comptait parmi ses amis ayant préparé sa venue en Canada, des La Ferté, Saint-Edme, Varange et compagnie, qu'il tenait pour gibier de potence, envoyés en relégation aux colonies par égard pour leurs blasons. La manie d'empoisonner pour résoudre ses problèmes se répandait comme un fléau.

Ils avaient bien ri le soir de ce festin sur le Saint-Laurent qu'elle se remémorait, lorsque échauffés par le vin et parlant de la beauté de la cour du roi à Versailles, des fêtes qu'on y donnait, renchérissant sur le plaisir qu'il y avait à vivre parmi cette société brillante dont tout un océan les séparait, elle avait soudain lancé : « Et les empoisonneurs ! »

Ils s'étaient esclaffés comme si c'était là une désopilante plaisanterie. Il y avait de quoi rire vraiment ! Comme si de mourir à la Cour d'un poison versé d'une blanche main baguée était moins tragique que de se faire assassiner d'un coup de poignard dans les bas-fonds de Paris !

Cette bizarre réaction l'avait déterminée à écrire au policier Desgrez, adjoint de M. de La Reynie, lieutenant de police du royaume. Rédigée dans les froids brouillards canadiens de novembre, cette lettre qu'un laquais dévoué, celui de M. d'Arreboust, avait pu faire parvenir en mains propres sans y laisser sa vie, apportait au patient chasseur les armes dont il avait besoin pour démasquer ceux qu'il s'évertuait à démasquer.

Dans cette missive, elle lui livrait tout. Le nom des sorcières impliquées dans les crimes de Versailles, nombre d'adresses de leurs petits logis à travers Paris où elles recevaient leurs superbes clientèles, le nom de celle qui, jadis, « avait préparé la chemise », Athénaïs de Montespan, la maîtresse du roi, et de Mlle Désœillet, sa suivante qui, depuis des années, servait d'entremetteuse avec la femme Mauvoisin.

Cette lettre avait eu une influence certaine sur le cours des événements. Elle se demandait comment Desgrez en avait usé... puis préférait détourner sa pensée.

Elle n'allait pas gâcher ces journées précieuses au fil du fleuve, où il leur était permis, sinon d'oublier, au moins de considérer plus légèrement les turpitudes du monde avec lesquelles ils ne tarderaient pas à avoir de nouveau à se débattre.

Le geste par lequel Joffrey tendrement la ramenait contre lui, lui signifiait qu'il suivait et partageait ses pensées.

Ils étaient ensemble et se comprenaient. Ils éprouvaient la même ivresse à se tenir ainsi étroitement, lui, à sentir contre lui, accordé à son pas, ce corps de femme si précieux, si délectable, que lorsqu'il en détaillait tout ce qu'il avait d'aimable, il ne pouvait s'indigner que tant d'autres le convoitent et le lui envient. Elle, habitée de cette joie extatique et sereine qu'éprouvent parfois les enfants lorsque le soleil brille, que les fleurs sentent bon et qu'ils savent qu'on les aime. Il lui suffisait d'éprouver la ferme étreinte de son bras autour d'elle pour ne plus rien redouter au monde. Ses inquiétudes s'envolaient et ses soucis perdaient de l'importance. Elle vivait sous la protection de leurs nuits enchanteresses où cet homme que reconnaissaient pour chef et craignaient les plus fortes têtes, se révélait si doux et empressé, si ardent à l'aimer, si avide de ses caresses, si attentif à faire naître ses transports et à combler ses désirs les plus vifs, abandons et folies dont ils ne se lassaient pas et en lesquels se transmutait, sur le plan charnel, l'entente qui, le jour, avait rapproché leurs esprits et animé leurs cœurs.

*****

De préférence ensuite, on alla chercher des havres pour la nuit, ou pour se protéger des coups de vent, sur la rive Sud, plus hospitalière.

Au flanc des côtes, s'apercevaient les champs moissonnés. On transportait les gerbes, on chargeait le foin sur fond de moissons et d'engrangement. La hâte de l'été, trop bref, dont dépendait l'hiver, donnait à tous ceux qu'ils rencontraient des allures furtives et méfiantes. L'ennemi était ce ciel, parfois serein, rapidement envahi de nuées lourdes. Des éclairs de chaleur ne cessaient de faire des signaux muets dans la nuit, jusqu'au moment où éclatait l'orage, souvent dévastateur. Un autre ennemi de l'habitant penché sur sa glèbe, c'était le continuel retour des fêtes chômées pour célébrer les saints du paradis.

On essayait de tourner cela, comme les voyageurs partis sans « congés » pour les Grands Lacs ou le Grand Nord tournaient les interdictions et les excommunications. Mais vivre en Canada et sauver sa peau de l'hiver ou de la ruine, en était une autre, et réclamait des accommodements avec le Ciel. Il y eut des orages. Les vannes du ciel s'ouvraient. Les navires commençaient leur danse de Saint-Guy. Les tempêtes du Saint-Laurent pouvaient être aussi terribles que celles de la mer.

Le voyage continua sous un ciel purifié.

Plus on avançait vers l'embouchure du fleuve, plus les côtes habitées et cultivées se faisaient rares.

À l'infini, de part et d'autre, le fleuve s'étirait, s'étendait, travaillé de moirures, de longs traits bleus-de-ciel, traversant l'étain terni de larges surfaces immobiles comme celles de lacs paisibles et d'autres gaufrées miroitant au soleil.