Hors la courtoise autorisation, à lui accordée par M. de Peyrac de pouvoir se cacher parmi ses navires en tant que compatriote, il ne put rien deviner.

Joffrey de Peyrac éluda toutes discussions tendant à décider si M. d'Estrée avait eu tort ou raison d'aller un peu piller et malmener les établissements de la Compagnie de la Baie d'Hudson dont le siège était à Londres, mais qui avait été plus ou moins fondée par des Français du Canada, les premiers à atteindre par terre les rivages de ladite baie dont l'histoire promettait d'être aussi compliquée et partagée entre hégémonies française ou anglaise, que celle de la Baie Française, à l'autre bout au Sud.

Joffrey, rompu à ces controverses, ne le contrariait point, reconnaissait les faits et ne blâmait personne.

– Vous m'avez l'air de diablement connaître la région ? fit remarquer l'officier français d'un air soupçonneux car il avait pour la Baie d'Hudson et ses rivages un attachement presque amoureux.

Le comte de Peyrac sourit avec assez de détachement pour rassurer le jaloux, et dit qu'un récent voyage dans le Haut-Saguenay l'avait mené dans les parages de la Baie d'Hudson. Il ne parla pas des Iroquois qui auraient fort bien pu aller interrompre de façon sanglante le « marché » de M. d'Estrée, et non plus que ses meilleures sources, s'il les devait aux cartes, plans et descriptions que son fils aîné Florimond de Peyrac, âgé de dix-neuf ans, avait ramenés d'une expédition sur le pourtour de la célèbre Baie en compagnie du fils des Castel-Morgeat.

*****

La navigation se poursuivant de concert, M. d'Estrée fut plusieurs fois convié à dîner ou souper à bord de L'arc-en-ciel.

Dès le premier repas, Angélique ne fut pas sans remarquer l'absence au service de M. Tissot, leur maître d'hôtel. Son abstention se renouvelant à la prochaine visite du gentilhomme français, elle désira savoir s'il n'y avait que hasard dans cette coïncidence. Dans le cas contraire, elle en soupçonnait déjà les raisons. Le maître d'hôtel ne biaisa pas.

– Je dois me garder de me faire reconnaître par M. d'Estrée. Il est souvent à la cour. Sa mémoire pourrait être fidèle.

Ancien officier de la Bouche du Roi, cet homme sur le passé duquel ils savaient peu de chose, avait dû franchir les frontières du royaume et traverser les mers pour fuir le triste sort qui guette parfois le valet qui en sait « trop long ».

– À Québec, lorsque vous y fûtes avec nous, vous aviez l'occasion de revoir des personnes indésirables, et vous ne sembliez pas craindre même ce grand seigneur qui s'y cachait sous un faux nom.

– Les responsables des cuisines, des vivres et des assiettes à Versailles sont innombrables. Une véritable armée. Il se trouve que connaissant de vue M. de Vivonne pour lui avoir présenté des plats, celui-ci n'a jamais eu à me remarquer parmi mes collègues lorsque j'officiais à la table du roi.

« Par contre, M. d'Estrée était l'ami intime du seigneur auquel j'ai été entraîné à rendre quelques services dont j'ai compris, presque trop tard, qu'on aimerait me les voir oublier de façon définitive. La fortune que l'on m'avait offerte et qui m'avait tenté m'a servi à prendre la fuite. Malgré le temps écoulé je ne tiens pas à me faire reconnaître. Il n'est pas de lieu au monde où un homme qui sait ce que je sais peut se dire à l'abri.

– Je vous comprends, monsieur Tissot, tenez-vous donc à l'écart. Vos aides sont bien dressés par vous et accomplissent leur tâche au mieux. D'ici quelques jours nous passerons sous Gaspé et entrerons dans le golfe Saint-Laurent. M. d'Estrée nous quittera pour cingler vers l'Europe. De toute façon, je ne crois pas que nous ayons à redouter une attaque de l'Anglais.

Elle regarda d'un autre œil le volubile et aimable officier de la Marine royale. Derrière le « fou des glaces » pointait le courtisan. Sa campagne achevée, et son navire à l'ancre, il abandonnerait son port d'escale pour courir à Versailles retrouver des amis, des femmes influentes, des protecteurs.

Il fallait intriguer autour du trône si l'on voulait se faire donner de brillants et lucratifs commandements.

L'incident de M. Tissot qui paraissait de peu d'importance, en prenait pour Angélique du fait des songeries qui l'avaient escortée lorsqu'elle passait dans les parages de la Mercy et qu'elle évoquait l'attentat de Varange.

Qu'en était-il à la cour de ces sinistres histoires de poison ? La mode en passait-elle ? Puisque c'était une mode !...

D'après ce que lui avait dit Vivonne, le frère d'Athénaïs de Montespan qui s'étonnait de la voir considérer avec indignation, la pratique des « bouillons de onze heures » administrés aux gêneurs, vieux époux, ou rivales en amour, celle des « messes noires » sacrilèges pour obtenir richesses ou honneurs, l'achat des recettes de toutes sortes aux sorcières...

« Tout le monde le fait... » avait-il dit en la considérant avec un mépris apitoyé, comme si elle sortait de sa campagne...

Les lettres qu'elle recevait de la Cour, celles de Florimond fort détaillées sur les plaisirs, les bals, les spectacles de Versailles, ne faisaient allusion à rien. Et cela relevait d'une prudence élémentaire qui ne pouvait se permettre de seulement énoncer une phrase par écrit sur de telles abominations.

Les écrits tuent. Celui qui aurait eu la légèreté d'en faire état dans un courrier signé de sa main, risquait, si la missive était saisie, d'y laisser la vie.

Les paroles sont moins dangereuses. Elles s'envolent, se dissolvent, surtout si elles sont prononcées entre ciel et eau, sur un navire, aux antipodes déserts du Grand Nord.

Elle médita d'obtenir de M. d'Estrée quelques confidences sur ce qui se passait à la Cour en prenant garde que rien de leurs propos ne puisse être surpris par des oreilles aux aguets.

Ce qui n'empêcha pas M. d'Estrée de jeter un rapide regard alentour lorsqu'elle le prit en particulier, à la pointe du second pont, et le pria à voix couverte de lui dire la vérité en ce qui concernait la disgrâce de Mme de Montespan que divers courriers de France lui avaient annoncée récemment comme définitive.

– Je ne peux y croire ! Vous qui vivez à la Cour, Monsieur, renseignez-moi. Athénaïs de Montespan aurait-elle cessé de demander aide à sa devineresse, ou bien celle-ci s'est-elle retirée, fortune faite, privant ses riches clientes de l'aide de ses pratiques magiques ?

C'est alors que M. d'Estrée, un peu désarçonné par la question abrupte, jeta ce rapide coup d'œil craintif autour de lui, puis, ne voyant que le brouillard ensoleillé qui repoussait sans fin l'horizon, et pour tous témoins proches les oiseaux de mer passant et repassant dans les hauteurs, il parut mesurer la distance qui le séparait des dangers de Versailles et se rassurer.

– Renseignez-moi, je vous en prie, insistait Angélique. Je suis coupée de tout ici, vous le voyez bien. Vous n'avez rien à craindre de moi. Que pourrais-je faire contre vous en ces déserts de ce que vous allez me confier ?... Je n'appartiens à aucune coterie. Mais comprenez que je suis curieuse comme toute femme et m'intéresse à ce qui se passe dans le voisinage du Soleil et au destin de personnes que j'ai bien connues, et que je reverrai sans doute un jour, plus tôt qu'on ne pense. Je dois me tenir au courant. Vous devinez que ce ne peut être par les missives que je reçois. Ce n'est pas par un pli qui peut être saisi par n'importe quel espion que l'on peut trouver réponse à ces questions. Distrayez-moi, Monsieur, en me donnant quelques aperçus de ce qui se raconte sous le manteau. Je vous en saurai gré...

Après une suprême hésitation, il eut un geste qui consentait. Il comprenait qu'il ne serait pas habile de la contrarier. Sa réputation à la cour et celle de son époux ne cessaient de grandir. Leurs deux fils, nantis de charges brillantes, retenaient l'attention du souverain. Et puis, après tout, se répéta-t-il après un dernier regard sur les lointains du fleuve, on n'était pas ici dans les couloirs de Versailles, de Saint-Germain ou du Palais-Royal !

Il pouvait se permettre de faire plaisir à une jolie femme qui lui laissait entendre qu'elle s'en souviendrait lorsqu'à son tour elle se retrouverait en faveur près du roi.

– Eh bien ! Laissez-moi vous dire que s'ils vous ont parlé de la disgrâce de la belle Athénaïs, vos épistoliers retardent, lui dit-il. Lorsque je quittai le port de Brest, étant passé par Paris pour prendre mes ordres auprès du ministre des Colonies, je sus que Mme de Montespan, votre amie, était revenue à Versailles plus triomphante que jamais. Il est vrai que son règne a connu quelques éclipses. Son trône est ébranlé. Elle faisait au roi des scènes atroces. Et ce n'est pas la première disgrâce qu'elle dut encourir. Elle a été exilée à Saint-Germain plusieurs mois, il y a trois ou quatre ans. Mais, voyez cette merveille ! Elle revint, et le roi lui fit, coup sur coup, deux enfants qu'il s'apprête à reconnaître comme princes du sang.

– Vos renseignements ne me surprennent pas. Le roi n'a jamais pu se passer d'elle ! Sa beauté et son entrain le subjuguent !...

– C'est plus que cela et vous vous en doutez ! Votre question tout à l'heure à propos de la devineresse était pertinente. Sans médire de la beauté de Mme de Montespan, sans méjuger du pouvoir qu'elle a sur le roi par les effets d'une liaison de plus de treize années, il est certain que l'or qu'elle a laissé dans l'escarcelle des sorcières lui fut d'un grand secours.

Angélique lui vota un sourire entendu.

– La Mauvoisin pratique donc toujours ? fit-elle en baissant la voix.

– Plus que jamais. Tout Paris se rend chez elle, les plus grands noms du Royaume... Depuis que le branle a été donné par Mme de Montespan, son officine ne désemplit pas. Quant à Athénaïs, vous la connaissez, je le vois. Alors que pensez-vous ?... A-t-elle jamais laissé une autre femme prendre sa place auprès du roi ?... Non ! Et cela ne sera jamais. La nouvelle favorite ne va pas tarder à y passer comme les autres.

– Madame de Maintenon ! s'écria Angélique, déjà pleine d'inquiétude pour la pauvre Françoise d'Aubigné, son amie de jadis, qui pourtant était celle aussi d'Athénaïs.

Mais en effet, pour celle-ci, déchaînée par la passion et la crainte de perdre le roi, aucun lien d'amitié ne devait plus compter.

Le courtisan haussa les épaules.

– Vous n'y êtes pas. Je parle de la nouvelle favorite, Mlle de Scoraille, une jolie blonde de dix-huit ans. Notre Sire frustré est à l'âge où l'on se rabat sur des jeunesses...

– Pourtant, l'on m'avait dit que Mme de Maintenon...

– Je ne mésestime pas la faveur dont la gouvernante des enfants bâtards du roi continue à être l'objet. Il l'a faite marquise, ce qui n'est pas rien. Mais que peut-elle faire dans ces embrouilles ?... Elle se contente de rassembler sous ses ailes les petits enfants qui ont été remis à sa garde et de les soustraire à l'influence de leur terrible mère qui a d'autres « chats à fouetter ». Plaire au roi et abattre ses rivales occupe tout son temps. Les pires mixtures entrent au Palais. L'an dernier on a vu le roi fort malade et ce n'était pas l'effet d'une fièvre quarte. Mme de Montespan a laissé entendre qu'elle n'était pas étrangère à ces malaises, disant qu'elle préférait se priver des faveurs du roi indisposé, plutôt que de le voir les porter à d'autres.

– S'il en est ainsi, M. d'Estrée, sachant ce que vous savez, ne pensez-vous pas qu'il est de votre devoir de faire prévenir Sa Majesté... d'une façon ou d'une autre ?

– Êtes-vous folle ? fit-il en lui jetant un regard moqueur, si ce que je sais, si ce que nous savons tous, chacun à part soi, venait au jour, il y aurait menace pour quelques-uns de se « faire tirer par quatre chevaux... ».

Sa réflexion éveillait un sinistre écho.

Il faisait allusion au supplice réservé aux régicides uniquement. Et étaient considérés comme régicides ceux qui avaient formé le projet d'attenter à la vie du roi, même si le projet échouait.

La condamnation était alors d'avoir chacun des quatre membres, bras et jambes, attachés à l'arrière d'un cheval. Lesquels quatre chevaux tirant dans des directions opposées écartelaient le supplicié jusqu'à ce que chaque animal emportât avec lui un lambeau du corps démantelé.

– Que dites-vous, murmura Angélique horrifiée. Madame de Montespan irait-elle jusqu'à chercher à empoisonner le roi ?...

– Je n'ai rien dit, protesta l'officier de la Marine royale en se détournant vivement.

Il paraissait regretter ses bavardages. Mais voyant son air d'attente passionnée, il ne put se retenir d'ajouter :

– Ne parlons pas de poison mortel, parlons seulement de poudres aphrodisiaques que la favorite en titre mêle à la nourriture du roi pour reconquérir celui-ci. Et d'ailleurs, elle a réussi, je vous l'ai dit. Mais le résultat va plus loin qu'elle ne l'avait exigé. Ces médecines qu'il absorbe à son insu expliquent la fringale de chair fraîche dont a été saisie Sa Majesté, ce qui désole évidemment Mme de Maintenon, que pourtant il ne délaisse pas, aimant chaque soir converser avec elle, passant par son appartement pour faire sa partie de billard, mais elle se refuse à lui. Alors vous comprenez... c'est un vrai défilé : Mme de Louvigny, Mme de Rochefort-Théobon... On dit qu'il fait feu de tout bois si je peux m'exprimer ainsi : suivantes de la reine, femmes de chambre, il y a longtemps que l'une des filles de Mme de Montespan avait coutume de la remplacer auprès de lui en ses jours d'incommodités, une certaine Desœillet, et l'on dit qu'elle en a eu de lui un enfant. Mais pour la nouvelle favorite qui est fort jolie et touchante, il semble qu'aient joué auprès du roi d'autres charmes. Il n'y aurait pas eu, dit-on, que sa seule blondeur et jeunesse pour l'attirer... Enfin ceux qui le connaissent bien et ne sont pas nouveaux venus à la Cour prétendent qu'un détail a joué pour retenir sur elle l'attention du monarque.