Les membres du Conseil de Gouldsboro étaient sortis de chez eux pour s'opposer également à ce débarquement.

« Nous ne lui accorderons pas, cette fois, l'entrée du port, avaient-ils décidé, ce scandale annuel a assez duré. »

Ils crièrent qu'ils soupçonnaient Colin de vouloir faire ouvrir un lupanar dans leurs murs. Cela ne suffisait pas qu'on leur imposât des « sorcières ».

Colin avait paré au plus pressé, en sortant le chébec de la rade et en se portant au-devant du Dunkerquois pour le guider jusqu'à une autre crique de mouillage, aux environs, la crique Bleue.

– C'est alors que nous avons entendu vos salves de bienvenue. On ne vous imaginait pas sur le chemin du retour. Je gage que s'ils vous avaient su si proches, les bouillants pharisiens se seraient montrés plus accommodants.

– « Quand le chat n'est pas là, les souris dansent », fit Angélique. Et quand ils n'ont pas crainte de me voir leur faire rentrer leurs imprécations dans la gorge, les justes et les parfaits s'en donnent à cœur joie de se laisser aller à une sainte colère !... Quelle engeance ! Ils n'ignorent pas cependant qu'il m'est plus sensible de voir maltraiter mes amis que moi-même. Il n'y aura eu que ceux-ci pour ne pas nous désavouer, dit-elle en se tournant vers Siriki et sa petite famille. Et ce n'était pourtant pas eux qui encouraient le moins en se portant au-devant de nous.

Siriki reconnut que cela ne leur avait pas été facile de « s'échapper ».

– Quand ils avaient entendu le canon de L'arc-en-ciel tonner, Sarah Manigault m'avait interdit de me présenter au-devant de vous. Il y avait un mot d'ordre pour une manifestation par absence que tout le monde devait respecter. Mais nous avons réussi, mon épouse et moi, à sortir par les communs.

– Décidément, ils sont incorrigibles ! Il n'y a aucune logique en eux, seulement des passions partisanes. Quelle folie s'est donc emparée d'eux ?

– Le vent du diable a soufflé ! répéta Siriki avec une énigmatique componction.

Colin Paturel convint qu'une chaleur pesante n'avait cessé de régner durant ce mois d'août, et le vent qui brassait la lourde humidité mettait les nerfs à vif, n'apportait que fatigue et aucun soulagement. On en était seulement étourdi, égaré. Le ciel sans nuages trompait sur la clémence du temps. Sitôt franchie la barre d'écueils qui défendait la rade, on trouvait une mer crêtée de blanc qui rendait la navigation difficile et la pêche mauvaise.

Tout en parlant et s'expliquant, leur groupe avait traversé la longueur de la plage et était parvenu aux abords de l'Auberge-sous-le-fort.

– Entrons ! proposa Colin. Un verre de bon accueil s'impose qui nous rassérénera.

Mais Angélique refusa.

– Je suis trop en colère et je ne veux pas risquer de me trouver devant les dames de Gouldsboro réunies à me faire leurs mines pincées... Ce ne serait pas la première fois et elles ont bien de la constance de s'imaginer qu'un jour je me rendrai à leurs raisons vertueuses et cesserai de réclamer justice et charité comme bon me semble et pour qui me convient.

Elle avait hâte de courir retrouver les deux pauvres visiteuses anglaises répudiées afin de leur faire oublier, par son empressement, l'accueil hostile qu'on leur avait fait en leur domaine de la Baie Française.

Elle se rendit tout d'abord au fort où l'on apportait ses coffres et bagages. Joffrey la rejoignit alors qu'elle brossait vigoureusement ses cheveux devant un miroir déjà posé sur la console.

Malgré l'humeur versatile de la population, elle était toujours contente de retrouver Gouldsboro, dit-elle.

Elle se demandait parfois pourquoi elle y aimait toutes choses et chacun. Car, sous un prétexte ou sous un autre, toujours la tragédie les y attendait.

Mais un jour, elle se fâcherait.

– Et vous, mon seigneur et maître, cessez de rire de mes déboires. Je sais que je suis stupide, mais je ne veux pas de votre commisération ni que vous vous moquiez de ma constante naïveté qui me pousse à croire que l'être humain peut s'amender et préférer l'harmonie et le bonheur quotidien aux querelles.

– Je ne ris pas, dit Peyrac, et je n'aurais garde de me moquer.

Il l'entoura de ses bras et l'embrassa avec fougue.

– C'est vous qui avez raison, mon amour. C'est vous qui êtes un trésor sans prix et les hommes qui sont fous et déraisonnables. Comme des enfants impuissants et furieux, ils se vengent de ce que la vie, mère exigeante, ne leur permet pas d'être seuls au monde, et d'imposer à tous leurs convictions personnelles, souvent, également fous et déraisonnables, parce que figés dans des règles immuables.

« Ils se vengent de ce que, par votre présence seule, vous leur rappeliez leurs inconséquences. Je leur en voudrais de leur conduite si je ne savais pas que, dans le fond, ils nous sont attachés, que, vous surtout, ils vous adorent. Je ne ris pas, je souris seulement à la pensée de la nouvelle joute qui se prépare entre vos huguenots de La Rochelle, et vous, leur égérie de prédilection dont je ne crois pas qu'ils pourraient se passer. Le spectacle sera de choix et je vous approuve mille fois. Mais ce sont là conflits d'âmes et de cœurs et que vous savez résoudre. Pour ma part, je dois m'occuper de mes pirates, les uns repentis mais coupables d'inhospitalité, les autres également offensés comme notre brave Vanereick. La tâche m'en incombe. Et portez à nos sœurs magiciennes mon salut.

Il lui baisa la main, et elle prit le chemin de la falaise.

Soit ! Gouldsboro était désert !... Et après ?

Tant pis pour eux s'ils préféraient s'enfermer chez eux, et se priver d'une fête... Cette fois ils n'avaient pas lésiné dans leur action commune, destinée à signifier leur réprobation !

*****

Toute à la joie de revoir ses « anges » de Salem, elle commença d'oublier sa déconvenue. Elle veilla à prendre une expression calme et enjouée tout en s'avançant à travers les ruelles et les sentiers qui sinuaient entre les barrières des jardinets autour des maisons. Des yeux suivaient sa progression.

Mais la consigne de silence et de désertion fut bien tenue. Elle ne rencontra âme qui vive.

Pourtant, gravissant le chemin sablonneux entre les herbes déjà hautes, elle eut la nette impression que quelqu'un, qui descendait dans sa direction, s'était précipitamment retranché derrière les buissons.

Elle passa sans chercher à savoir quel était celui qui avait osé transgresser les prescriptions des Manigault, Berne et consorts en sortant de chez lui, et tremblait d'être reconnu. Elle connaissait l'endroit vers lequel on avait relégué les visiteuses de Salem et par moments, tout en grimpant, il lui arrivait d'apercevoir la croix dressée sur la transparence du ciel.

De là-haut, on avait la vue la plus belle sur le port, l'établissement, la rade et les lointains parsemés d'îles. Elle s'y était souvent promenée. Au début, elle y venait méditer, consciente de la fragilité de ces quelques « maisons de bois clair » qui commençaient à s'édifier, sous la protection d'un fort de bois primitif.

Le jésuite Louis-Paul Maraîcher de Vernon, lors de sa visite, mal vu par les huguenots, avait été cantonné là et, autant qu'elle s'en souvenait, c'était lui qui avait planté cette croix, et construit une cabane pour y loger avec son petit aide, Abbial Neals, l'enfant suédois abandonné, qu'il avait recueilli sur les quais de New York. Il avait également édifié un autel rudimentaire afin de célébrer la messe, un confessionnal de quelques planches pour y recevoir les catholiques de l'endroit, c'est-à-dire les Indiens baptisés et les Blancs de Gouldsboro et de Pentagouët.

Par la suite, on avait pris l'habitude d'y reléguer pour une nuit les voyageurs de passage qu'on ne voulait pas recevoir chez l'habitant ou à l'intérieur du bourg. Dans une communauté à la situation précaire et isolée, il fallait se montrer prudent.

Gouldsboro, ce n'était plus, comme au début, une grande famille où tout le monde se connaissait et se surveillait, ce n'était pas encore une ville avec ses lois, ses gardes, ses institutions, ses fonctionnaires, où l'individu anonyme, suspect, se trouve emprisonné, dès les premiers pas, par le corset de la discipline urbaine, ce qui morcelle ses nuisances. De l'inconnu, de l'étranger, de celui qu'on ne connaît point et qui se mêle aux autres, ce qu'on craignait, c'était les vols dont on ne pourrait jamais trouver le coupable, les querelles d'ivrognes dont les causes demeuraient obscures, mais où les membres de la population risquaient d'être impliqués. Et pardessus tout : l'incendie, allumé par négligence ou malveillance, et qui pourrait anéantir le labeur de plusieurs années en une seule nuit.

Comme Angélique arrivait au sommet, découvrant d'un seul coup le panorama où dansaient sous les coups du vent, les couleurs mêlées du ciel et de la mer, de la forêt et des plages et des rocs, elle crut voir briller dans les herbes un éclair d'azur, et un homme vêtu d'une redingote de satin bleu barbeau et coiffé d'un chapeau galonné aux plumes agitées, se trouva subitement devant elle, tenant dans chaque main des pistolets de marine, braqués dans sa direction.

Il lui barrait l'accès du terre-plein où se trouvait la cabane, appuyée à l'ombre des premiers arbres de la forêt.

– Halte, n'avancez pas plus loin, jeta-t-il en anglais. Quelles sont vos intentions ?

Interloquée, Angélique se demanda si, à tous ces désordres, ne venait pas s'ajouter celui impromptu de ce débarquement de Bostoniens ou de pirates anglais qu'elle redoutait et qui se seraient approchés de Gouldsboro par voie de terre. Puis elle crut comprendre.

– Je viens pour visiter mes amies de Salem, Ruth Summers et Nômie Shiperhall, dont on m'a dit qu'elles étaient logées ici.

– Leur voulez-vous du mal ?

– Certes non !

– Vous n'allez pas profiter de ce que je vous cède le passage pour les insulter et leur causer dommage et dois ?...

– Qu'imaginez-vous là ? Ce sont des amies, vous dis-je. Je suis Madame de Peyrac, épouse du seigneur de Gouldsboro...

– Well ! Je vous reconnais, convint le jeune officier anglais, en s'effaçant pour laisser libre le sentier. Je vous ai vue l'an dernier, Milady. Vous reveniez de Salem où vous aviez donné le jour à deux enfants jumeaux.

*****

À l'instant où Angélique parvenait à l'esplanade, elle vit surgir d'un hangar édifié près de la cabane les deux silhouettes noires de ses amies. Elles se jetèrent dans les bras les unes des autres. Angélique comprit qu'elle avait craint de ne jamais les revoir.

Sachant leur situation précaire parmi les puritains de Salem, elle avait souvent tremblé pour leurs vies. Elle n'en croyait pas ses yeux de les retrouver là, dans leurs manteaux à capuche allemande, dont le tissu lui parut un peu plus usé et rapiécé, avec la lettre A rouge, en gros tissu toujours cousue à la place du cœur. Était-ce la clarté de ce jour de soleil qui jetait une lumière crue, accentuant les couleurs et les ombres, qui lui fit remarquer sur le beau visage de Ruth de minuscules griffures de rides au coin des paupières, un teint plus pâle, et autour des yeux bleus de Nômie, un cerne mauve plus creusé ?...

Sa main posée sur leurs épaules surprit la courbure d'un dos trop maigre qui s'était accentuée, elle devina l'ossature d'un poignet trop frêle, et cela les rendait plus terrestres et révélait ce qu'elles étaient, les pauvres magiciennes : deux jeunes femmes miséreuses, solitaires, repoussées de partout. Et par tous.

Tout en les embrassant, elle se répandait en protestations et regrets pour le mauvais accueil qu'elles avaient reçu, se désolant de n'avoir pas été présente... Et déjà s'effaçaient à ses yeux ces marques de fragilité humaine qu'elle avait cru discerner et qu'elle ne voyait plus dans le rayonnement de leurs doux sourires et de leurs prunelles d'un bleu séraphique.

– Que dis-tu, ma sœur ? Mais nous sommes fort bien logées et dans un endroit merveilleux. L'eau de la source est si bonne.

Nômie alla vers le hangar et revint avec une cruche et un gobelet.

– Bois, ma sœur. La chaleur est forte et le vent dessèche les lèvres.

Angélique but, trouva l'eau délicieuse et s'aperçut qu'elle était assoiffée.

Angélique regarda autour d'elle.

C'était bien l'endroit d'où elle avait reconnu le décor de Gouldsboro, tel qu'en la vision de la Mère Madeleine, mis en place pour l'arrivée de la Démone. Là aussi, elle s'était confessée au Père de Vernon quelques heures avant sa mort dramatique.

– La croix ne vous gêne pas ? demanda-t-elle, sachant que les quakers répudiaient les objets de culte, source d'idolâtrie.