Vexé de s'être laissé surprendre, son ancien maître de La Rochelle choisit de passer à l'attaque.

– Voyez-moi donc ces donzelles ! fit-il avec un grand geste vers le groupe des rieuses, et sans même penser à la saluer. Elles gloussent comme des poules, se chuchotent à l'oreille des réflexions libertines sur ces grossiers personnages qui osent, en plein jour, se présenter en chemises sans hauts-de-chausses, hors de leur maison, et s'exhiber ainsi dans un établissement aux mœurs dignes.

Angélique reporta son attention sur la scène qui l'indignait tellement.

Dans l'aimable lumière d'un soleil matinal, les trois solides jeunes gens et leur père non moins robuste malgré ses favoris blancs, venaient de surgir sur le seuil de la cabane où ils avaient passé la nuit. C'était un fait qu'ils n'étaient vêtus que de leurs seules chemises, aux pans flottants.

Ces Écossais du Nouveau Monde portaient la chemise traditionnelle, encore teinte au safran, que l'on disait de toile irlandaise, et qu'ils imprégnaient autrefois de poix pour supporter la pluie et les embruns salés de la mer.

Ils s'avancèrent de quelques pas et se rangèrent à distance les uns des autres, puis commencèrent par se coiffer gravement de leurs grands bérets bleus à pompons, et ensuite enfilèrent ces bas de lainage rouge qui avaient fait surnommer les habitants du Highlands « Red Shankes », et qu'ils lièrent sans façon sous les genoux d'un brin d'herbe ou de paille. Les pans de leurs chemises claquaient au vent, ce qui agaçait Maître Berne.

– Ils ne portent pas de nippes. À Londres, j'ai entendu leurs officiers dire que c'était commode pour les fouetter.

Depuis longtemps, en rupture de toute armée, les Écossais de l'île Monégan étaient loin de tels souvenirs. Après avoir noué un foulard à deux nœuds autour de leur cou, ils entreprenaient la phase importante de leur habillement, c'est-à-dire de se draper dans leurs grands plaids aux dessins et aux couleurs de leur clan, celui des Mac Grégor, venus d'Écosse en 1628 avec Sir William Alexander, et dont la plupart avait essaimé dans la Baie Française pour y faire souche.

Tout d'abord les quatre hommes posaient leurs ceinturons à même le sol, à une distance exacte les uns des autres.

Puis chacun étalait sur son ceinturon son plaid ou tartan à carreaux de couleurs, vaste pièce de ce tissu de « tiretaine » qui lui avait donné son nom, et qui leur servait la nuit de couverture, en prenant garde que la partie qui formerait la jupe ou kilt, fût plus courte que l'autre. Ils plissaient soigneusement le plaid de façon que les deux extrémités de la ceinture finissent par dépasser de part et d'autre, se couchaient dessus en veillant à ce que le bord vers le bas fût à peu près à la hauteur du creux des genoux, rabattaient les pans sur eux.

Ils bouclaient les ceinturons. Ensuite, se relevant, chacun arrangeait à son goût la retombée plus longue du tartan, comme des femmes eussent fait d'un manteau de robe gonflé par-derrière ou rejeté sur l'épaule. Quand il faisait mauvais temps, ils s'en enveloppaient jusque par-dessus la tête comme d'une capuche.

Habitués à amuser les foules quand ils se présentaient hors de leurs îles, ils saluèrent joyeusement les petits spectateurs qui avaient applaudi et les suivirent tandis qu'ils descendaient vers la grand-place et gagnaient l'Auberge-sous-le-fort.

Berne s'était détourné sans répondre à leur salut cordial.

– Nous sommes envahis d'indésirables, de personnages sans décence.

– Je crois plutôt que c'est votre conscience mal à l'aise qui vous fait voir sous un mauvais jour les hôtes de Gouldsboro, dont ces gens de Monégan sont certainement les plus agréables. Tout Écossais qu'ils sont et sans nippes, puisque cela vous préoccupe, il y a grande chance pour qu'ils soient aussi presbytériens, c'est-à-dire, comme vous, adeptes de la Réforme... Mais... Il suffit. J'ai des reproches à vous adresser, Maître Berne, et ne croyez pas que vous pourrez les esquiver !

« Comment avez-vous osé traiter une femme aussi merveilleuse qu'Abigaël, jusqu'à l'emprisonner, l'empêcher de demander du secours, écarter d'elle ses enfants. C'est la première fois que j'entends parler d'un homme civilisé se permettant un tel comportement envers une épouse qui ne le méritait en rien. Et pourtant, Dieu sait que j'ai rencontré de sombres brutes et d'indignes individus dans ma vie ! Aucun, vous dis-je ! Il faut que ce soit vous, Maître Gabriel Berne, de La Rochelle, qui franchissiez les bornes !

« Vous mériteriez qu'elle se conduise comme celle qui lui a donné son nom, l'Abigaël de la Bible, qui finit par se lasser de son ours de mari, Nabal, l'homme de Maon, un homme fort riche, possédant des biens à Carmel. « Le nom de cet homme était Nabal, et sa femme s'appelait Abigaël. C'était une femme de bon sens et belle de figure, mais l'homme était dur et méchant... »

« Vous savez ce qui lui est arrivé à ce Nabal lorsque la pauvre Abigaël s'est lassée de courir en tous sens pour réparer ses injustices et éviter les effusions de sang que la grossièreté et la mauvaise foi de son époux provoquaient ? Vous le savez ?... Ou faut-il que je vous en fasse le récit ?

– Non, pour l'amour du Ciel ! protesta Berne qui avait essayé en vain de l'interrompre. Inutile ! Je connais ma Bible et mieux que vous.

– C'est à voir. En tous cas, je ne feindrai pas d'ignorer les raisons qui vous ont poussé à cet acte impardonnable envers votre Abigaël à vous. Vous vouliez l'empêcher d'accueillir mes amies qui venaient de Salem pour me voir. Avant de vous condamner, j'écoute votre défense. Que vous ont fait ces femmes ?

– Elles sont anglaises, sorcières et pécheresses.

– « Que celui qui est sans péché leur jette la première pierre. »

Elle savait que Maître Berne ne supportait pas de l'entendre citer les Écritures. Tout en l'admirant, la vénérant en secret, il estimait que ses façons de vivre et de penser, jugées par lui « athées et libertines » ne l'autorisaient pas à se référer aux Livres saints, et son rappel de la Bible à propos de la conduite d'Abigaël, épouse de Nabal, l'avait mis sur des épines, d'autant plus qu'il ne pouvait rien lui rétorquer.

– De surcroît, continua Angélique, elles sont belles et aimables, ce qui est, je le sais, une faute rédhibitoire aux yeux de certains... Esprits aigris et misogynes parmi lesquels je ne voudrais pas avoir à vous compter.

– Il a été écrit : « Tu ne permettras pas au sorcier de vivre. »

– Et moi je rétorque : elles ne font que le Bien. Or il a été écrit : « On reconnaît l'arbre à ses fruits ! » Ceci dit, et pour en finir avec l'odieuse attitude que vous vous êtes permis d'afficher non seulement envers Abigaël, mais envers nos invitées anglaises, sachez que c'est pour moi très pénible que de voir des amies qui me sont chères refusées par d'autres amis auxquels mon cœur est également attaché. Cela me met en face d'un choix impossible que je ne peux décider sans chagrin, sans dommage pour mon cœur et que je ne déciderai pas. Mais qui m'entraîne à blâmer ceux qui, par leur manque de charité, me mettent devant ce choix...

Berne rougissait, pâlissait, suffoquait.

– Avouez cependant que les personnes auxquelles vous faites allusion sont par trop singulières, s'emporta-t-il. Et reconnaissez que vous avez tort de leur accorder votre amitié, ajouta-t-il d'un ton d'autant plus cassant qu'il commençait à perdre pied, comme d'habitude, devant ses raisonnements et la lumière de ses yeux verts.

Mal lui en prit. Les yeux d'Angélique foncèrent comme un ciel d'orage. Elle aurait frappé du poing sur la table s'il y en avait eu une à sa portée.

– Et vous, Maître Berne, ne croyez-vous pas que vous êtes aussi un homme par trop singulier ?... Et que j'aurais autant de raisons de vous retirer mon amitié pour le mal que je vous ai vu commettre que d'ingratitude à le faire pour tout le bien que je vous dois ?

Gabriel Berne était si fâché et désorienté qu'il s'était mis en marche à grands pas avec des gestes de bras qu'il n'achevait pas, ne trouvant pas de mots pour s'exprimer à part quelques phrases sans suite.

– Danger pour nos enfants... Rien que de les voir de loin... L'exemple des turpitudes...

Angélique le suivait sans se déconcerter.

– Vous étiez plus indulgent aux pécheresses dans votre jeunesse, reprit-elle. Je me souviens lorsque vous reveniez du temple de Charenton après avoir assisté au culte avec vos amis étudiants et que, voyant une femme courant pieds nus sous la pluie, vous l'avez prise en croupe sur votre cheval. Si je comprends bien, aujourd'hui vous la laisseriez patauger dans la boue, la pauvre putain qui se hâtait vers Paris.

– Ne parlez pas ainsi ! s'insurgea-t-il, choqué.

– Qu'étais-je d'autre à vos yeux, en ce temps-là ? Et pourtant vous vous êtes montré généreux, jeune homme cordial et franc, plein de pitié, et sans arrière-pensée de profiter de ma misère.

– L'on change avec l'âge, se défendit Berne. Les responsabilités dont les années vous chargent nous contraignent à la sagesse. À part ce temps de basoche à Paris que mon père m'accorda pour jeter ma gourme, je suis un homme du commun. Je n'ai rien d'un héros.

« Oui, la jeunesse rêve d'exploits, d'obtenir justice pour les malheureux, de réformer l'univers. Mais plus tard, je me suis rangé aux raisons de mon père qui était un sage. Comme lui, je suis un homme qui réprouve l'aventure, sans esprit belliqueux, respectueux de la loi.

– Oh, certes ! J'en eus la preuve. Esprit belliqueux ?... Il me semble qu'il vous en restait une bonne dose lorsque vous vous défendiez à coups de bâtons contre les brigands qui attaquaient votre convoi de marchandises dans les environs des Sables-d'Olonne. Et lorsque sous mes yeux à La Rochelle, vous avez étranglé les sbires de Baumier et avez enterré les corps sous le sel, tandis que les policiers et les préposés aux affaires religieuses, qui cherchaient un prétexte pour vous emprisonner, frappaient à votre portail, votre respect de la loi me semble sujet à caution !

Gabriel Berne sursauta, s'arrêta net et la considéra d'un œil égaré comme si les événements auxquels elle faisait allusion avaient totalement disparu de sa mémoire.

Elle lui sourit, contente de lui rappeler le temps de ses fureurs et de ses passions irrépressibles.

Il fit effort pour parler avec calme.

– Tout d'abord, exposa-t-il, en ces temps que nous vivions en France, les bourgeois ont dû apprendre à se battre pour conserver leurs biens. Leurs défenseurs patentés d'autrefois, les nobles, ne maniant plus l'épée que pour les duels ou pour se pavaner devant le roi. Ensuite La Rochelle est ville prise depuis Richelieu, occupée d'étrangers à la ville, d'ennemis acharnés à en chasser ses habitants d'origine. Nous les huguenots, premiers parmi les disciples de la Réforme et ce depuis plus d'un siècle, nous naissions dans la lutte et nous la continuions de génération en génération. Je ne connaissais rien d'autre, et n'avais jamais rêvé rien d'autre.

– Si je comprends bien, vous étiez un homme du commun, paisible et sans souci. En effet, la vie était plus simple à La Rochelle qu'ici avec vos impôts doublés parce que vous gardiez votre confession protestante et que vous deviez payer ceux des convertis exemptés pour plusieurs années, vous viviez en toute quiétude avec vos enfants qu'on enlevait dans la rue pour les confier aux jésuites, les « provocateurs » de la police qui importunaient vos femmes et vos filles, et que vous deviez étrangler de vos propres mains avant de les mettre au saloir et ensuite les balancer dans le puits de M. Mercelot, vous...

– C'était une lutte à laquelle nous étions accoutumés, cria Berne. Et puis la question n'est pas là. Vous ne pouvez pas comprendre. Être ruiné, pour des gens comme nous, comme étaient mon père, mon grand-père, c'est un peu comme de perdre la vie, pire encore ! Et c'est cela qui aigrit et rend dur. C'est une maladresse, une honte, un crève-cœur. Lorsqu'on a atteint par le travail et des sacrifices le but qu'on s'était fixé, et mené à bien des réalisations inespérées, on se sent en paix avec Dieu et avec soi-même. On sent qu'on a rempli son devoir envers ses enfants et envers ses aïeux. Mon père souhaitait me voir reprendre et faire prospérer sa maison de commerce.

« Voyant que je m'y préparais, il m'a béni à son lit de mort, me remettant le fruit de son labeur dont vous avez vu le beau développement.

« Perdre tout ce qui fait notre existence, abandonner aussi l'œuvre de plusieurs générations en quelques heures, l'abandonner à des mains pillardes et paillardes, et... catholiques, il m'arrive de me le reprocher. La vertu était de rester à La Rochelle, dans nos murs.