– Et de mourir aux galères ?

– Je ne sais... Cela aurait peut-être mieux valu.

– Voilà bien d'un homme !... Vous faites peu de cas du sort de vos enfants qui se seraient retrouvés sans défenseur.

Comme pour illustrer son propos, le jeune Laurier apparut, les joues rouges, les cheveux au vent, portant d'un air glorieux et affairé ses seaux de coquillages, et suivi d'une troupe d'enfants plus jeunes, nantis de petits seaux ou de corbillons ruisselant où s'amoncelait leur cueillette de la plage.

Gabriel Berne détourna les yeux avec humeur, refusant de se rendre.

– Vous nous contraignez à l'héroïsme !

– Tant que vous n'aurez que cela à me reprocher, je ne me sentirai guère en faute. Bien que de courir à travers la lande avec les dragons du roi aux trousses, et en poussant dans les reins une troupe de huguenots récalcitrants, afin qu'ils ne se fassent pas hacher à coups de sabre, ne figure pas parmi les meilleurs souvenirs de ma vie, ni des plus distrayants.

Exaspéré, Berne choisit de ne pas répondre.

Ils savaient tous deux, tandis qu'ils allaient et venaient avec agitation, marchant des dernières maisons du village à l'orée de la forêt, que ces passes d'armes verbales tournaient autour d'un sujet qu'il faudrait aborder : les frasques de la fille chérie et coupable de Maître Berne : Séverine. Comme pour y arriver enfin par un biais, il parla de son fils aîné, Martial. À nouveau, il était question de l'envoyer reprendre des études en Nouvelle-Angleterre. Celles qu'il avait suivies tant bien que mal à La Rochelle étaient loin, et le jeune homme assez brillant, menaçait de devenir un « coureur de pertuis » comme on nommait en Charente les gamins et adolescents toujours à « pigouiller » sur l'eau, ce qui ne les rendait pas moins fous et instables que les « coureurs de bois » d'Amérique, quitte à s'enrichir comme ceux-ci qui le faisaient par la fourrure. Eux, c'était par le cabotage au long des côtes et entre les îles, dont la Baie Française n'était pas chiche. Les jeunes n'étaient pas embarrassés pour accumuler un secret pécule, dû au troc, à la traite agrémentée d'un peu de piraterie avec les Acadiens des seigneuries de la grande presqu'île, lorsque le navire de la société fondatrice tardait trop à venir. Enfin, on ne savait pas ce qu'ils trafiquaient, ces garçons, ni les ennuis que leur petite confrérie pouvait amener aux adultes, lesquels n'avaient plus aucune autorité sur eux. Leurs parents avaient dû fuir leur patrie et ne cessaient de déplorer la perte de leurs biens. Eux, en tous cas, étaient du Nouveau Monde. Ils savaient déjà mieux s'en accommoder que les anciens et cela les poussait à mépriser leurs avis.

Si l'on voyait la situation sous cet angle, en effet, elle était sombre, concéda Angélique. Mais pour sa part, elle estimait, et son mari aussi, que l'activité des jeunes « coureurs de pertuis » avait été précieuse à Gouldsboro. Les vigoureux adolescents patrouillaient aux alentours comme l'avant-garde d'un peuple en transhumance, et gardaient celui-ci des surprises.

Quant à Martial, tout en passant la moitié de son temps sur l'eau avec ses compagnons, il n'en avait pas moins servi de secrétaire au gouverneur Paturel, rôle qu'il continuait de remplir puisque le jeune homme qu'Angélique avait prévu pour le remplacer s'était escamoté sans même daigner leur faire ses adieux.

– Vous voulez parler de ce... ce Nathanaël de Rambourg ? questionna Berne, qui s'étrangla et du même coup ressembla à un taureau furieux devant la « muleta » rouge d'une corrida espagnole. Je ne serais pas étonné que ce grand niais sans scrupules, auquel vous faites allusion, soit... soit...

– L'amoureux de Séverine, compléta Angélique. Eh bien, s'il en est ainsi, et il en est ainsi, pourquoi tant gémir ? Vous ne cessiez de redouter qu'elle s'« amourache » d'un papiste. Vous voici tranquille. Je peux vous confirmer que le prétendant est de religion réformée et la famille de haut lignage. Vous ne subirez aucun déshonneur en lui accordant votre fille !

– J'aurais déshonneur à remettre ma fille à un incapable et qui l'a déjà déshonorée ! fulmina Berne. Les grands nobles ont ruiné la cause de la Réforme.

Il se lança dans un discours confus où il accusait les grands nobles qui avaient embrassé la cause de la Réforme de l'avoir fait moins par conviction religieuse que pour dresser un parti rebelle en face du pouvoir royal. Heureusement, la bourgeoisie pieuse, austère, laborieuse, avait donné son vrai visage aux nouvelles formes de croyances.

Ceci pour expliquer que Maître Gabriel Berne n'avait pas plus à considérer M. de Rambourg, dernier du nom, comme un parti honorable, étant donné son impécuniosité, ni comme un parti flatteur du fait de ses quartiers de noblesse.

Sa fille Séverine n'était ni inférieure, ni supérieure à ce Nathanaël intempestif. Ces deux jeunes gens n'étaient simplement pas du même monde, de la même caste, ce qui posait des barrières infranchissables et interdisait leur union.

– Maître Berne, dit Angélique, je vous rappelle que nous sommes en Amérique, et que loin des cancans de votre ville natale, vos conceptions de caste sont surfaites et démodées.

« Regardez-moi. Me voici devant vous. Je suis née Sancé de Monteloup. J'ai épousé le comte Joffrey de Peyrac de Morrens d'Irristru. Dans la discussion qui nous oppose en ce moment, si je sens que nos caractères se heurtent et que nous avons quelques bonnes vérités à nous envoyer sans ménagement, par contre, aucune barrière de caste ne semble paralyser notre franchise mutuelle, vous en tant que grand bourgeois de La Rochelle, moi, en tant que possesseur de quartiers de noblesse remontant à Hugues Capet, ou à quelque roi de ce temps-là, d'après les renseignements de M. Moline.

– Vous, Madame, c'est différent !...

– Non ! Ici nous sommes tous différents et tous semblables. C'est ce qui nous rapproche et qui fait notre vaillance. Souvent, je baisse les yeux et je regarde vos souliers.

– Mes souliers !... Pourquoi donc ?...

– Parce que chaque fois, que ce soit ou non les mêmes que ceux que vous portiez alors, je me souviens qu'ils chaussaient les pieds du sauveur que j'entrevis par le soupirail de ma prison, les pieds de l'homme qui passait dont je ne savais s'il était bourgeois, juge, gardien, prêtre ou gentilhomme, et auquel je criais : « Qui que vous soyez, sauvez mon enfant qui est abandonnée seule dans la forêt ! »5 À cause de ce souvenir, je ne me brouillerai jamais avec vous, bien que vous l'ayez mérité cent fois.

« C'est pourquoi j'en reviens à ce qui me peine aujourd'hui. Jadis, lorsque vous m'avez amenée sous votre toit, vous m'avez fait du bien par la délicatesse de votre cœur. Vous étiez souvent triste et bourru, mais vous étiez bon. Ici où vous avez tout pour être heureux, pourquoi laissez-vous votre cœur se durcir ?

– À La Rochelle, j'étais chez moi. Il m'était facile d'être bon et juste.

« Je suis un homme ordinaire, je vous le répète, et je pense que la plupart des hommes préfèrent leurs habitudes à un bonheur fugace, qu'ils sont peu aptes à vivre, qui réclame d'eux une passion à laquelle leur nature ne les porte pas, qui les intéresse moins que...

– Que d'aligner des chiffres... Je sais. Vous me faites rire, Maître Berne ! Je vous ai vu en proie à la passion et prêt à y sacrifier et votre commerce, et votre vie, et votre âme.

« Croyez-vous que vous êtes le seul et le premier, auquel ces sacrifices sont demandés ?... Qui peut prétendre qu'Abraham n'aimait pas sa bonne ville de Ur, et qu'il n'a pas trouvé saumâtre que Dieu vienne lui dire : « Lève-toi et va dans le pays que je te montrerai. »

– Assez !

Maître Berne se boucha les oreilles.

– Je vous interdis, vous entendez, je vous interdis de continuer à me citer la Bible !...

– Soit ! Je me tairai. Mais je vous en corrigerai aussi. La Bible et l'Évangile font partie des livres saints de la tradition autant pour les catholiques que pour les protestants. Et je vous rappellerai que nous adorons le même Christ.

Gabriel Berne déclara forfait.

– On en arrive toujours à la même conclusion, dit-il. Il faut... ou vous SUIVRE, ou vous PERDRE... Vous bouleversez, vous démolissez tout ! Vous nous contraignez à saisir les montants du cadre de notre vie et à en faire du menu bois. Crac ! Crac ! Mais sachez qu'un jour, cela ne sera plus possible. Un jour viendra où je ne pourrai plus vous suivre, où ma foi, mes croyances... m'obligeront à rompre, m'obligeront à vous...

Il eut un geste qui tranchait.

– À vous répudier... Tous les deux ! Vous et lui. Malgré toute l'aide et les bienfaits que nous devons à M. de Peyrac. Ceci pour bien vous prouver que ce n'est pas une question de sentiments personnels et affectifs, mais de principes.

– Pour ma part, j'estime que l'amitié n'est pas une question de principes, ni de dogmes.

« Quand j'ai quelqu'un dans le cœur, je ne peux l'en arracher si facilement et vous savez que vous y avez bonne place depuis très, très longtemps. Maître Berne, je suis votre servante.

À bout de protestations, il hocha la tête.

– Vous êtes désarmante...

Il soupira.

– Les femmes ont besoin d'harmonie. Elles ne peuvent vivre sans se réchauffer sans cesse à la chaleur de leurs sentiments.

Elle glissa son bras sous le sien.

– Me perdre ou me suivre, dites-vous ? Quelle idée ! Je vous connais, vous êtes un habile homme. Vous saurez bien vous arranger pour, à la fois, et ne pas me suivre et ne pas me perdre.

Ils remontèrent, bras-dessus bras-dessous, le sentier.

– C'est un orphelin, reprit Angélique à voix haute, un pauvre garçon sans famille.

Il comprit qu'elle parlait de Nathanaël.

– Il erre au long des côtes d'Amérique, où il n'a guère de place, étant seul et Français, et réformé. Mon frère a connu le même dilemme, étant seul Français et catholique, avant de trouver une femme pour l'aimer. Ce Nathanaël, c'est un exilé comme nous tous, qui dut fuir la mort qui le menaçait sur la terre de sa naissance.

« Je pense que vous m'approuverez d'écrire à Moline. Il sait tout. Il le retrouvera et il saura ce qu'il en est de son patrimoine en France, et des possibilités d'en retirer, par vente ou cession, la plus haute valeur.

– Les choses ne s'arrangent pas pour les huguenots de France, si les nouvelles qui nous parviennent sont exactes.

– Il y a cependant des lois toujours en place que l'on peut avancer et faire appliquer tant qu'elles ne sont pas révoquées...

– Il faudrait parler au roi, dit Berne. Quelqu'un qu'il serait disposé à écouter avec confiance, et qui ne lui mentirait point. Vous, peut-être !...

Angélique tressaillit et ne répondit rien.

« Seigneur ! pensa-t-elle. Les malheureux ! S'ils s'imaginent que mon intervention auprès du roi pourrait être de quelque poids dans une affaire comme celle-ci. Que suis-je, moi lointaine, moi femme, devant la coalition des Jésuites, des dévots, qui persuadent le roi que la France est convertie et que l'Édit de Nantes est devenu caduque parce qu'inutile. Et puis, il me faudrait retraverser l'Océan. Revenir à la Cour. Non. Je ne suis pas encore prête !... »

*****

Autour de la demeure d'Abigaël, les framboisiers attiraient les tourterelles. C'étaient de jolis oiseaux, d'apparence frêle et gracieuse, plumage beige et bleuté, long cou mince, et dont le ramage ininterrompu avait quelque chose d'étourdissant.

Les habitants près des bois s'en plaignaient. Abigaël, qui se réjouissait de tout, les aimait. Elle disait que ces roucoulements endormaient les enfants mieux qu'une berceuse.

Du seuil, elle regarda en souriant Angélique et son époux montant vers elle.

– Vous n'êtes pas jalouse, Abigaël ? lui cria de loin Angélique.

– Pas aujourd'hui. Mais je l'ai été. Affreusement. Lorsqu'à La Rochelle je vous décrouvris auprès de lui, et le vis, presque pour la première fois depuis que je le connaissais, lever le nez de sa Bible ou de ses comptes, et regarder une femme avec d'autres yeux...

– Que disais-je, Maître Berne ? Auriez-vous jamais gagné ce trésor d'Abigaël si vous étiez resté à La Rochelle ? Il a fallu pour le moins que nous soyons ballottés en plein milieu des océans et qu'elle vous voie blessé pour se trahir. Sinon, elle ne vous aurait jamais révélé ses sentiments. N'est-ce pas ?

– Jamais ! affirma Abigaël. D'autant plus que vous étiez une rivale dont la beauté et le charme condamnaient toutes mes chances. Je fus désespérée !... sur le point de me donner la mort !...

– Les femmes sont folles ! marmonna Berne en pénétrant chez lui d'un air faussement outré.