Ce serait la première mort à Wapassou.

Lymon White, un des quatre premiers mineurs qui avait œuvré sur Wapassou, occupait l'ancienne habitation, celle qui avait abrité le premier hivernage de la recrue de Peyrac lorsqu'il était venu, avec femme et enfants. Quand par la suite on avait pu s'installer plus largement, l'Anglais avait préféré y demeurer, ayant ses habitudes et aimant la solitude. Il était muet car les puritains de Boston lui avaient coupé la langue pour cause de blasphème.

C'était un homme pieux, travailleur, très capable, très obligeant. Il avait demandé de poursuivre certains travaux de traitement du minerai pour lequel les anciennes installations du petit fortin étaient encore suffisantes. De plus, comme il était armurier de profession, et avait été chargé dans la première équipe de l'entretien des armes, il continuait à assumer cette activité qui avait pris évidemment de l'ampleur. Périodiquement, les uns et les autres lui apportaient leurs armes à réviser, réparer, graisser. L'on trouvait chez lui des fusils de traite et de chasse, des mousquets, canardières, des arquebuses à mèches et à rouet, des fusils à silex, pistolets variés, et jusqu'à des arbalètes... ainsi que des brassées de lames d'épées, sans gardes, ni manches, très recherchées par les Indiens qui en faisaient un outil universel de ménage et de combat à l'occasion de chasse et de pêche.

Lorsqu'on entrait dans la grande salle, on se trouvait devant un véritable arsenal. Il fabriquait aussi de la poudre et des balles.

Angélique aimait à revoir ce premier abri qui lui rappelait des souvenirs de jours, qu'après les avoir traversés victorieusement, on estimait heureux.

L'Anglais muet avait installé l'Espagnol dans son propre lit. En apercevant Don Juan Alvarez soutenu par des oreillers, très amaigri, très jaune, Angélique eut une mauvaise impression. Elle aussi se reprocha de n'avoir pas accordé à tous assez d'attention. Il y avait trop de monde maintenant à Wapassou, trop d'enfants à surveiller, trop de bavards à écouter, et ceux qui voulaient se taire et aller rendre leur dernier soupir dans un coin, avaient beau jeu.

– Mais pourquoi ?... lui dit-elle en se précipitant à genoux à son chevet. Cher Don Alvarez, vous n'avez jamais voulu vous laisser soigner ! Vous ne voulez pas avoir à vous abaisser devant une femme, même s'il ne s'agit que de lui demander une tasse de tisane. Et voilà où vous en êtes maintenant...

Elle avança la main vers le buste du malade, mais il la retint. C'était le geste instinctif d'un homme à bout de souffrances et que le moindre effleurement ferait gémir.

– Non, madame ! Je sais que vos mains sont guérisseuses. Mais il est trop tard pour moi.

Elle avait senti la tumeur.

Joffrey de Peyrac, en espagnol, adressa des reproches amicaux à son capitaine des gardes.

Tandis qu'ils revenaient vers le fort, elle devinait sa tension, une peine sourde en lui dont la vibration l'atteignait, elle, car elle l'avait toujours cru d'airain. Depuis combien d'années avait-il près de lui, ce groupe de mercenaires espagnols ? Où les avait-il recrutés ? Quels combats avaient-ils traversés ensemble ?...

Le comte demanda :

– Que pensez-vous de son état ?

– Il est perdu !

Elle ajouta aussitôt :

– Mais je le guérirai...

*****

– Elle l'a guéri... Elle l'a guéri !... Il paraît qu'il est guéri !

Le bruit se répandit et personne ne voulait y croire. Parce qu'Angélique, chaque jour, plusieurs fois par jour, s'était rendue avec son sac et ses plantes à la cabane où se mourait l'Espagnol, parce qu'elle en parlait peu et ne faisait pas de confidences, l'opinion générale avait admis la gravité de la maladie de Don Juan Alvarez. Et, s'était établie peu à peu cette retenue mélancolique qui plane sur tous les actes de la vie lorsqu'on attend, sans se le dire, une fin prochaine.

Certains envisageaient que Noël serait triste et endeuillé.

À Noël, Don Juan Alvarez ne put encore participer aux festivités, mais il reçut par groupes ses amis venus lui porter leurs vœux. Il était assis dans un grand fauteuil en forme de tétraèdre qui était le seul mobilier de l'Anglais et dans lequel il s'asseyait pour lire sa Bible.

La récompense d'Angélique, c'était cette étincelle heureuse dans le regard de l'homme qu'elle aimait.

– Quel trésor n'ai-je pas reçu avec vous, sur cette Terre ? murmurait-il en l'enlevant dans ses bras pour mieux la serrer contre lui.

Elle lui faisait alors remarquer qu'elle n'aurait pas dit : « Je le guérirai », si elle avait senti que c'était impossible. Elle sentait qu'elle pouvait le guérir, c'est tout.

Et il y avait ces livres, tous ces livres de la science médicinale qu'il avait fait venir pour elle et ces grimoires de Shapleigh qu'elle déchiffrait chaque jour, d'étonnantes recettes dont elle avait étudié la composition, il y avait des souvenirs de ce que lui avait enseigné la sorcière Mélusine.

Durant ces années d'Amérique, elle avait pu, dans le calme de Wapassou, se livrer à des travaux et des expériences dont, en France, elle aurait été détournée à la fois par son rang et par la suspicion dont toute femme se chargeant de guérir était atteinte depuis la chasse aux sorcières, tandis que des hommes ignares, mais universitaires, appelés médecins, prenaient leur place au chevet des malades.

Elle passait de longues heures dans les deux grandes pièces où Joffrey lui avait fait installer son apothicairerie, et qui bientôt pourrait rivaliser avec celles des abbayes les plus célèbres.

Durant la maladie de l'Espagnol, elle fit porter dans la maison de Lymon White quantité de bocaux et de sachets de plantes, ayant remarqué un cellier désaffecté, aux parois recouvertes d'un enduit qui défendait de l'humidité. Après l'armurerie, l'ancien poste de Wapassou devenait un entrepôt de la pharmacopée. Ce détail, plus tard, aurait son importance.

La neige s'était installée, mais les grandes tempêtes ne s'étaient pas encore déchaînées. On put ramener l'Espagnol au fort pour sa convalescence. Un appartement lui fut ménagé non loin du leur et les enfants lui rendaient visite. Il était le parrain de Raimon-Roger, comme un des autres militaires espagnols était celui de Gloriandre. À Salem, comme ils montaient la garde au pied de l'escalier, sur le point de baptiser les nouveau-nés mourants, la sage-femme irlandaise les avaient requis pour servir de compères à deux de ses filles désignées comme marraines. Il n'était pas facile de trouver des catholiques dans une ville comme Salem. Le ciel lui avait envoyé des Espagnols.

On commença de creuser des tranchées et de tracer des chemins dans la neige avec de lourds madriers disposés en triangle et que tiraient les chevaux.

Par ces chemins, pour se rendre d'une maison à l'autre, souvent Angélique prenait la main de Charles-Henri et l'emmenait avec elle.

Il ressemblait à Jérémie Manigault, son jeune oncle, avec les yeux sombres de Jenny.

Un jour qu'ils revenaient tous les deux, tranquillement, Angélique se surprit à réfléchir intensément sur cet enfant, tandis que leurs pas faisaient grincer la neige. Il n'avait personne. L'on s'en occupait avec soin et tout le monde l'aimait et le gâtait mais il n'appartenait à personne. Jenny ne reviendrait jamais. Et c'était à elle qu'elle l'avait remis.

– Charles-Henri, dit-elle, appelle-moi : maman.

– Comme Honorine et les jumeaux ?

– Oui, comme Honorine et les jumeaux.

Chapitre 19

Grâce aux lettres de Florimond, les années de séparation entre eux et leurs deux fils aînés n'avaient pas été marquées par ce lourd et opaque silence qui, en général, s'établit entre ceux qui franchissent l'Océan et ceux qu'ils laissent derrière eux.

Florimond, lui, avait vécu en France plus longtemps que son frère. Ils avaient des souvenirs précis que son esprit sociable le poussait à faire revivre.

Il écrivit qu'il était allé revoir, rue des Francs-Bourgeois, leur premier logis où, âgé de deux à trois ans, ils vivaient avec la servante Barbe, tandis que leur mère tenait la « Taverne du Masque Rouge ». Puis, suivant la piste en digne coureur de bois, il avait retrouvé David Chaillou et Javotte devenus commerçants prospères et qui continuaient de faire boire du chocolat au Tout-Paris, malgré la concurrence nouvelle du thé.

Pour le présent, elle savait ses fils en parfaite santé. Requis par le service du roi qui exigeait une présence quotidienne à Versailles, les deux frères et leur compagnie, avaient dû se chercher un toit dans les environs du palais.

Non sans peine, ils s'étaient trouvé, sise près du hameau du Chesnay, une de ces petites maisons qu'on ne cessait de construire pour toute la population qui gravitait autour du souverain.

Ils y avaient vécu assez joyeusement, mais assez serrés, semblait-il, jusqu'au jour où messire Cantor « décabana », ayant trouvé, offert par deux belles mains, logis plus vaste, couvert mis... et le reste.

Sur ce sujet, « les amours de Cantor », Florimond n'en disait pas plus long.

Au moins dans la dernière missive, il donnait réponse à une phrase énigmatique d'un précédent courrier : « J'ai retrouvé la robe d'or ». Un hasard l'avait fait retrouver l'une des sœurs d'Angélique.

Leur tante, Mme Hortense Fallot, était, disait-il, la seule femme de Paris, et sans doute du royaume, à laquelle la nouvelle mode de la coiffure « à la Fontange » seyait.

Ce Florimond avait une façon de tourner les compliments qui devait lui permettre de gagner les bonnes grâces de tous. Il s'était présenté avec son frère Cantor au domicile de leur tante qui habitait un petit hôtel, dans le quartier du Marais, réputé pour ses gens de qualité. Angélique se disait que sa sœur n'avait pas dû embellir avec l'âge. Mais Hortense avait plu à ses neveux, auxquels elle raconta avec beaucoup d'esprit des souvenirs de leur enfance, puis de la sienne, partagée avec Angélique au château de Monteloup.

– J'étais fort jalouse d'elle, avait-elle avoué. Je voulais qu'elle « disparaisse ». Hélas ! Elle a disparu, et puis disparu encore. Et je l'ai fort regrettée, malgré tous les ennuis qu'elle nous a causés.

C'est alors qu'elle leur avait parlé de la robe d'or.

– Elle m'a laissé chez moi avec ses bagages, une robe d'or qu'elle portait à son mariage ou à une présentation au roi. Nous n'avons jamais osé nous en débarrasser ni la vendre, même quand nous avons été dans une si complète pauvreté par la faute de la disgrâce que nous avait attiré le procès de son époux.

Tante Hortense les avait emmenés au grenier, leur avait montré la robe d'or, rangée dans un coffre.

– J'attends que votre mère revienne pour lui rendre cette robe, mais, hélas, elle est tout à fait démodée.

Ainsi le passé et le présent faisaient irruption par les lettres de Florimond, dans ce fort de bois du bout du monde, apportant un parfum de demeures cossues, aux planchers et aux meubles nourris de cire d'abeilles au benjoin qui était une odeur des maisons imprégnant jusqu'aux murs derrière les tentures, qu'on ne pouvait obtenir que par des années, sinon des siècles, de lubrifiantes onctions.

Les planchers de Wapassou n'en étaient pas encore là, mais dans les appartements, on avait maintenant des tapis ainsi que des tentures qui donnaient un aspect élégant, sans compter qu'ils contribuaient à garder la tiédeur dans le logis en protégeant des vents coulis.

Pour l'an prochain, Angélique méditait de porter à Job Simon, sur la côte Est, le tableau de ses trois fils, peint par son frère Gontran, afin que le sculpteur sur bois puisse s'occuper de tailler et dorer un cadre digne de la beauté de l'œuvre.

Des tableaux aux murs, des miroirs, quelques objets de prix, comme il en arrivait chaque année à Gouldsboro, venant d'Europe ou de Nouvelle-Angleterre, et chacun recréait un décor qui lui permettait non d'oublier l'âpre vent et les tourbillons de neige sifflant au-dehors, mais de s'en protéger, de s'en isoler. Chaque exilé emportait avec lui un doux lien qui le rattachait à sa vie d'avant, et ce n'était parfois qu'un objet, un bijou, un livre. Il le plantait dans sa nouvelle existence et celle de sa famille comme il aurait planté un rameau à refleurir pour la continuité avec la lignée ancestrale, et surtout, c'est ce qu'Angélique remarquait chez beaucoup, garder un peu le décor de la vie qui, bien souvent, avait été misérable ou tourmentée par la persécution, mais qui était le décor de la vie de leur enfance et du pays où ils étaient nés.

Elle-même qui croyait, dans l'excès des épreuves qu'elle avait endurées au royaume de France, avoir tout rejeté, voici qu'à feuilleter les lettres de Florimond, elle s'attendrissait, imaginait la vie de ce quartier du Marais qu'elle avait bien connu. Voici une nouvelle qui l'avait beaucoup réjouie, les personnages du passé que l'on a reconnus, avec lesquels on a partagé des débuts difficiles, pour lesquels on a espéré un bel avenir, ayant tendance à s'écrouler comme des jeux de quilles, lorsqu'au bout de nombreuses années, on s'informe de leur destin. Tant de bouleversements, de luttes.