Le jeune épistolier regrettait en bien des circonstances de ne pouvoir venir près de son père et de sa mère demander le conseil ou l'aide que d'eux seuls il pouvait attendre.

De ces deux êtres qui, ensemble ou chacun de leur côté, avaient affronté trahisons, dangers, et toutes les variétés de la vilenie humaine il avait appris – ou avait reçu comme transmis de leur sang au sien – la méfiance, l'habileté, le regard lucide sur les travers et les lâchetés des hommes, le sens du refus de s'en faire complice, et toutes sortes de dons et de capacités qui sont en général l'apanage de ceux qui ont beaucoup vécu ou de ceux qui ont payé très cher leur naïveté et leur confiance première. Ce sens presque spontané en lui faisait de ce très jeune homme qui avait l'air fol et étourdi, qui riait de tout, saluait à ravir, flattait le roi avec plus d'audace et de tact que bien des courtisans chevronnés, un personnage averti et fort apte à se défendre, mais aussi à découvrir d'un regard trop prompt et qui un jour pourrait lui être fatal, toutes les turpitudes, crimes et complots sordides qui, au nom de l'intérêt, de l'ambition, de l'avidité des passions les plus basses et les plus irrépressibles des sens ou du cœur, transformaient la cour du monarque le plus réputé de l'univers en un cloaque innommable. Florimond, ayant accepté une charge auprès du souverain, l'assumait avec conscience. Il avait le sens des responsabilités qui étaient les siennes à un poste donné. Il les élargissait volontiers.

Chargé de servir le roi, elle comprit qu'il se sentait chargé de veiller aussi sur lui. Louis le quatorzième, par l'art avec lequel il pratiquait son métier de roi, inspirait de profonds dévouements. Florimond écrivait :

Ô, chère mère, en bien des points votre jugement me serait précieux, vous qui avez connu de la Cour les arcanes les plus compliqués...

Il avait dû hésiter devant le dernier mot, avait choisi celui qui ne pouvait en rien prêter à soupçon de malveillance au cas où ce pli tomberait entre les mains d'espions à la solde des différents partis.

En lui répondant, elle aussi devait retenir sa plume et prendre garde.

Je sais les dangers qui peuvent se rencontrer au sein de cette foule courtisane...

Mais tout en écrivant, elle se sentait calme. Elle n'avait pas tremblé pour eux lorsqu'ils étaient partis, nantis de leur jeunesse et de leur témérité, assumer de brillantes charges à la Cour. Ils étaient de force à passer au milieu des intrigues comme lorsqu'ils franchissaient les vagues dangereuses en la grotte des Arcs-en-ciel, assurés de leurs talents et criant : « Regardez ! Regardez ! Mère, comme c'est facile... »

Elle sentait leurs forces, qu'ils devaient forger et aiguiser de leurs propres mains. Florimond avait toujours aimé s'expliquer avec toutes les nuances des sentiments qui le traversaient, mais il était fort indépendant, et déjà, d'avoir pu raconter ses soucis et s'épancher auprès d'elle, elle savait qu'il se sentait mieux, et autant parier qu'il avait trouvé une solution.

Elle se sentait proche d'eux, malgré la distance.

« Un jour, peut-être... je reviendrai... »

Mais malgré le charme des rues de Paris, et les grandeurs de Versailles, elle s'imaginait mal sur l'autre rive.

Elle était si heureuse en ces jours de paix. Tant de choses s'étaient accomplies. Il y avait ces deux petits enfants. Joffrey pouvait prendre le temps de les regarder grandir.

Il y avait ces travaux auxquels ils pouvaient s'adonner, se consacrer en toute liberté.

Si souvent le fil avait été rompu entre eux tous, la famille brisée.

Mais c'était en un temps où il y avait tant de choses qui lui étaient cachées.

Aujourd'hui, dans la sécurité de l'amour des années qu'elle passait près de Joffrey, ces jours si divers mais tous éclairés de sa présence, ces jours de Wapassou qui, plus que d'autres, tissaient la solide étoffe de leur bonheur, avaient transformé son regard intérieur.

Aujourd'hui, le fil ne pouvait plus être rompu.

C'était une douce sensation.

Elle fermait les yeux et les rejoignait par la pensée, pas vraiment inquiète, évoquait ses trois enfants absents car elle avait foi en leur immunité.

Oh certes ! Elle aurait donné cher pour savoir ce qui se cachait derrière ce que Florimond appelait : les amours de Cantor, ou bien, esprit invisible, des bosquets de Versailles, admirer la belle prestance du jeune maître des Plaisirs du Roi, ouvrant le bal d'une fête de nuit ou encore sur les rives du Saint-Laurent gelé, à l'abri du toit enneigé de la Congrégation de Notre-Dame, apercevoir la petite Honorine écrivant avec soin : J.M.J. ; Jésus-Marie-Joseph, au sommet de sa page d'écriture. .

Son regard s'échappait par la fenêtre tandis que son cœur faisait le tour des éloignés.

Elle les devinait, vivant leurs vies avec audace et plaisir, et c'était ce qui pouvait leur arriver de meilleur.

Chapitre 20

Florimond à Paris...

En ce matin ensoleillé d'hiver qui faisait sourire les façades des maisons du Pont-Notre-Dame, sur la Seine, Florimond de Peyrac se trouvait au second étage de l'une d'elles, dans une modeste pièce bourgeoise où personne n'aurait jamais eu l'idée de venir le chercher, à s'entretenir avec un policier de haute fonction, M. François Desgrez, « bras droit » d'un des plus grands personnages du royaume, le lieutenant de Police civile et criminelle M. de La Reynie, qui lui avait donné là un rendez-vous secret.

– Je vous remercie, M. de Peyrac, disait François Desgrez, des nombreux renseignements que vous m'avez portés. En s'ajoutant aux nôtres plus difficilement récoltés, car nous avons moins de facilités que vous d'approcher ceux que nous voulons démasquer, il nous sera possible de présenter au roi, un jour, un rapport sûr où seront étayées des accusations qui, hélas, lui seront bien cruelles. Mais il est homme à les regarder en face. En fait, il ne cesse de nous répéter qu'il veut que toute lumière soit faite sur des crimes dont on prétend que les auteurs se trouveraient parmi ses proches et dont la réputation parvient jusqu'au peuple. Il est encore dans l'illusion que la vérité doit être établie afin que sa Cour soit lavée de tout soupçon de scandale. Il espère qu'une justice aussi pointilleuse qu'impartiale succédant aux recherches également minutieuses et impartiales de sa police révélera l'exagération de ces rumeurs, et que quelques coupables de peu d'importance offerts en exemple, suffiront.

« Soit. Il faiblira peut-être devant l'ampleur du désastre, mais nous devons au moins lui fournir des éléments inattaquables pour l'ouverture d'un tribunal public qu'il exige et veut voir annoncer au plus tôt.

« C'est pourquoi je ne vous cacherai pas que c'est surtout votre frère, le jeune Cantor, que je souhaiterais rencontrer aujourd'hui. Son témoignage me serait précieux car il est le seul d'entre nous à avoir connu, vu, de près, une des plus dangereuses empoisonneuses du siècle, amie de cette marquise de Brinvilliers, que j'eus l'heur, il y a quelques années, de pouvoir arrêter et faire envoyer à l'échafaud. Mais l'autre m'a glissé entre les mains et s'est enfuie aux Amériques.

« Votre frère l'y a vue et peut me renseigner sur son sort. Ce serait un de ces noms de peu d'importance pour notre souverain à glisser parmi les premiers dossiers qui ferait écran, pour l'ouverture de cette Chambre de Justice, à d'autres plus douloureux à entendre, qui suivront.

– Mon frère est occupé de ses amours, répondit Florimond d'un air compassé de barbon père de famille, et si pour moi ces divertissements galants n'ont guère de poids, pour lui, il en va différemment. De plus, je vous signalerai qu'il n'est pas bavard de son naturel et que vous n'en tirerez pas un mot s'il ne lui sied pas de parler.

– Nous verrons à nous entendre, fit Desgrez avec un léger sourire. N'oubliez pas que tous les deux, je vous ai fait sauter sur mes genoux !

– Bien ! accepta Florimond avec un soupir de résignation feinte. Je vais essayer de l'arracher au lit de sa maîtresse, ce qui ne sera pas une mince entreprise. Je veillerai à vous l'envoyer, quitte à l'escorter moi-même, jusqu'à vous.

Florimond de Peyrac s'étant esquivé de son pas léger, François Desgrez quitta son bureau et alla jusqu'à la fenêtre regarder la Seine qui coulait au-dessous de lui entre les arches du pont.

Ses yeux revinrent errer sur le dallage blanc et noir de la pièce. C'était machinal. Et il sourit à son tour car c'était la première fois depuis longtemps qu'il se remémorait à cette place contre les pieds de la table, la forme marmonéenne, digne et fidèle du chien Sorbonne.

– Ce temps-là..., murmura-t-il.

Ses doigts tournèrent la petite clef d'un tiroir. Dès qu'il l'ouvrait, la lettre était là. Il la prit avec précaution car elle était usée aux plis et l'éleva doucement jusqu'à son visage.

Les mots, il les connaissait par cœur.

Desgrez, mon ami Desgrez,

Je vous écris d'un pays lointain. Vous savez lequel. Vous devez le savoir ou vous vous en doutez. Vous avez toujours tout su de moi...

Lorsqu'il prenait cette lettre entre ses doigts, ce n'était pas pour la relire. C'était pour l'ensemble, ce qu'elle représentait : le papier, l'écriture, la pensée qu'elle avait tenu la plume qui avait tracé ces lignes, que ses doigts légers et racés l'avaient pliée, qu'un peu de son parfum l'imprégnait, un peu de sa présence impalpable y restait attachée.

C'était un geste qu'il avait fait souvent et il aurait préféré périr sur la roue que de l'avouer à quiconque. Mais il ne pouvait y résister, ni s'en passer.

Chargé auprès des hommes d'une mission qui le condamnait au manichéisme, ce qui l'effrayait le plus, depuis des années qu'il traquait le crime, c'était de voir autant d'honnêtes gens s'y livrer avec une si parfaite inconscience, comme si la société de son temps était revenue à la pratique, parfois considérée comme vertu, de l'assassinat des civilisations païennes. Et comme une telle régression était impossible après tant de siècles de christianisme, alors il fallait accepter l'idée d'une contagion de folie satanique, de démence inconsciente gagnant les cœurs, les cerveaux et les âmes comme une épidémie qui les aurait rendus aveugles aux limites naturelles tracées entre l'horrible et le normal.

Comme toute épidémie, ce délire n'aurait qu'un temps. Il était de ceux qui devaient, et le savoir, et ne pas se laisser rejoindre, ni détruire.

Ce qui l'effrayait aussi jusqu'à le déconcerter, c'était l'espèce d'exaltation mystique, surtout chez les femmes, avec laquelle certains coupables se vautraient dans le mal, se lavaient les mains dans le sang.

« Alors, dans le soir de Paris, la ville qui sombre dans les pires turpitudes et ne le sait pas, je n'ai que sa lettre pour y appuyer ma joue.

« ... J'ai connu une femme qui était fort capable de planter son poignard dans le cœur d'un monstre, mais c'était pour défendre son enfant, et en cela elle demeurait femme, car toute femme doit être capable de tuer pour défendre ses enfants.

« ... Celles à qui j'ai à faire aujourd'hui, que j'ai pu arrêter grâce à cette lettre, et qui viennent s'asseoir sur cette chaise et que j'interroge, elles seraient plutôt capables de planter un poignard dans le cœur de leur propre enfant, et parfois elles le font, si cela peut leur permettre de rencontrer le Diable et d'obtenir une parcelle de sa puissance infernale. Pour cela elles m'apparaissent froides et déjà putréfiées comme par la mort, si belles soient-elles. Quand l'écœurement me gagne au cours d'un interrogatoire, il m'est arrivé de m'éloigner de quelques pas, d'ouvrir ce tiroir, de jeter un regard sur ce feuillet de son écriture toujours là, ou bien que je porte sur moi dans mes déplacements, ou bien... je regarde la Seine par la fenêtre... et je dis tout bas : Marquise des Anges ! Marquise des Anges... Le sortilège joue ! Je sais que tu existes... et peut-être reviendras-tu ?...

« Quelque part au monde une lumière demeure... Et c'est elle.

« En quelque lointaine nuit du Nouveau Monde que j'imagine ténébreuse, glacée, et traversée de mille cris étranges et inconnus, elle a rédigé pour moi ces mots. Sur un navire, je crois comprendre que c'était un navire, elle a tracé ces lignes.

« Desgrez, mon ami Desgrez, voici ce que j'ai à vous dire...

« Et à seulement les relire, je retrouve le vertige qui m'a saisi lorsque, brisant le sceau du pli remis par un messager discret, j'ai compris qui les avait écrites, et qu'elle s'adressait à moi.

« ... Le goût de ses lèvres sur les miennes, jamais oublié... Ses baisers fougueux qui ennoblirent les lèvres d'un infect policier qui ne cesse de brailler des insultes pour terroriser et faire avouer d'infects personnages. Son regard, pour moi seul, qui m'environne de sa lumière, le souffle de sa voix dans le vent :