Honorine regrettait de ne point les voir arriver à la maison de Notre-Dame, bardés d'armes et de peintures de guerre, mais ayant entendu les commentaires de mère Bourgeoys, elle reconnut qu'elle aussi aimait à rencontrer les Iroquois de la mission de la Prairie. Elle aimait s'asseoir avec eux lorsqu'ils venaient apprendre leur langage et se vanter près d'eux de fort bien connaître Tahontaghète, le grand capitaine des Sénécas, et Outtaké, le dieu des nuages.

Eux l'appelaient : Nuée rouge.

Parmi les femmes qui accompagnaient les enfants lorsqu'ils passaient plusieurs jours à Ville-Marie, il y avait une jeune Indienne avec laquelle Honorine aimait jouer, chanter, prier. Une aimable lumière sans doute auréolait, aux yeux de la petite Française, la fine tête, coiffée de tresses noires retenues au front par le bandeau brodé de perles traditionnel.

Elle s'appelait Catherine. Elle avait été chassée de la tribu des Mohawks ou Agniers parce qu'elle voulait vivre selon l'idéal chrétien et être baptisée comme sa mère, une algonquine chrétienne, enlevée par les Iroquois. Toute la famille de Catherine était morte au cours d'une épidémie de variole, de laquelle, seule, elle avait survécu.

Orpheline maltraitée par son oncle qui voulait lui imposer un époux, elle avait fini par échouer à la réserve de Khanawake. Elle rayonnait du bonheur d'avoir trouvé son lieu d'élection, près des églises et des chapelles où habitait le Dieu d'amour qu'elle avait choisi pour élu de son cœur. Ses compatriotes avaient ajouté à son prénom de baptême Catherine ou Katéri, plus facile à prononcer, celui de Tekakwitha, à double sens comme les noms symboles qu'ils choisissaient, car cela voulait dire « qui renverse les obstacles » et témoignait de sa volonté de survivre aux épreuves qui l'avaient accablée, mais aussi « qui marche les mains en avant pour ne pas se heurter aux obstacles », car, de la variole qui l'avait terrassée à l'âge de quatre ans, elle était restée à demi aveugle.

Cinquième partie

Le fou et sa ceinture dorée

Chapitre 23

Ils étaient arrivés la veille à Tidmagouche, sur la côte est. L'annonce leur étant donnée que la rade était encombrée par la flotte de pêche saisonnière et à laquelle s'ajoutaient des navires en partance pour l'Europe, d'autres arrivant, à bout de traversée, ils avaient jeté l'ancre plus au sud, dans un havre faisant face à l'île Saint-Jean, et s'étaient rendus au poste par terre, accompagnés de membres de l'équipage et des gens de leur maison qui transportaient sur la tête, à dos d'homme, à la perche d'épaules, sacs et coffres pour une installation sommaire.

L'endroit restait assez pauvre, à part les aménagements portuaires, entrepôts et baraquements où logeaient les pêcheurs malouins et bretons qui louaient les « graves » chaque année.

L'ancienne maison fortifiée de Nicolas Parys recevait le comte de Peyrac et sa femme lorsqu'ils s'y arrêtaient pour quelques jours.

On n'avait pas encore eu le temps de la rendre plus spacieuse et plus avenante.

Chaque fois, le comte se promettait d'ordonner des travaux, mais il manquait d'homme de confiance en la place pour les diriger, à part le vieux Job Simon, occupé de ses pêcheries pour son commerce et de son atelier de sculptures et dorures de figures de proue, pour sa consolation ou le gendre de Nicolas Parys, peu amène et sans capacités pour ouvrir et surveiller un chantier de construction en leur absence.

Tidmagouche demeurait donc une escale.

Angélique n'y revenait jamais volontiers, quoique happée par l'excitation des journées intenses et décisives qu'elle y avait vécues lors de son duel avec la Démone, et qui avaient eu ce coin perdu de la côte pour théâtre. Des épisodes lui revenaient en mémoire dès que le vent lui portait aux narines l'odeur saumâtre des poissonneries, mélangée à celle balsamique de la forêt surchauffée de l'été, en arrière-plan.

Tidmagouche était aussi la halte à mi-chemin entre Québec et Gouldsboro. Donc éveillant, malgré tout, un sentiment d'impatience heureuse à l'idée, soit de retourner dans leurs domaines du Sud, ou bien, comme cette fois-ci, de retrouver en sus de leurs amis de Québec, Honorine qu'ils voulaient visiter longuement à Montréal, ainsi que la famille du frère d'Angélique retrouvé.

Pour toutes ces raisons, Angélique se serait fort bien arrangée de ne pas rester ici plus de vingt-quatre heures. Mais c'était un point de rencontre et Joffrey y avait toujours beaucoup de questions à traiter.

Cette année-ci, les jumeaux avaient fait partie du voyage du Kennébec, ramenant les hivernants de Wapassou vers leur port d'attache Gouldsboro. La question s'était débattue de les emmener aussi jusqu'en Nouvelle-France. Mais la double escorte qu'exigeait le déplacement des petits princes, les tracas qui pouvaient en résulter sans nécessité pour un voyage à la fois aussi court et trop long pour de jeunes enfants, avaient fait abandonner le projet. Ils jouissaient déjà à Gouldsboro d'une cour se disputant leur faveur. Abigaël les prenait sous sa surveillance.

Laissant M. Tissot et sa troupe mettre de l'ordre dans la maison sur laquelle venait de s'élever la bannière bleue à l'écu d'argent, elle sortit, reconnut du haut du terre-plein, à mi-côte où était édifiée l'habitation, le vaste amphithéâtre de la baie sous ses brumes matinales, plissa les paupières sous la lumière diffuse, écouta les bruits confus qui montaient vers elle avec une sorte de paresse comme si les activités menées en contrebas : travaux des pêcheurs sur les échafauds pour préparer les morues, allées et venues des barques, ou de groupes de marins se déplaçant pour venir chercher de l'eau à la source, ou bien livrer leurs pêches aux coutelas des trancheurs, etc., l'eussent été par des fantômes.

Et, c'était irrésistible, elle ne pouvait s'empêcher d'évoquer celle qui, dans ses robes excentriques, avec sa finesse de statuette de Tanagra, son sourire innocent, ses grands yeux émouvants, s'était plu à régner un temps sur ce royaume déshérité, peuplé d'hommes isolés, solitaires, naïfs ou brutaux, candides comme des enfants ou vicieux comme des démons, que les hasards et les obligations de la pêche à la morue jetaient là sur les grèves, le temps d'un été, au pied des côtes et des falaises, hors l'espace et le temps, comme sur l'île maudite d'une étoile perdue.

L'an dernier, au retour de son voyage en Nouvelle-France, sous le coup du trouble qu'avait jeté en son esprit les élucubrations de Delphine du Rosoy et l'interrogatoire du lieutenant de police Garreau d'Entremont, elle avait essayé de chasser de sa pensée des soucis nébuleux, et d'éviter, pour laisser au temps le loisir de décanter ces informations, certaine démarche. Aujourd'hui, en ce voyage d'allée qu'elle effectuait en compagnie de Joffrey et qu'elle comptait bien accomplir avec lui jusqu'au bout, elle se sentait en meilleure disposition.

Un courrier qui l'attendait ici de Mme de Mercouville, toujours prolixe épistolière, lui annonçait que Delphine du Rosoy attendait un enfant pour la fin août, ce qui, calcula Angélique, leur permettrait d'être là pour l'heureux événement, au moins pour le baptême. Une autre lettre affectueuse de Marguerite Bourgeoys, datée du mois de juin, car confiée aux premières barques qui pouvaient gagner l'embouchure du Saint-Laurent dégagée de ses glaces, lui donnait des nouvelles détaillées et satisfaisantes sur la petite fille, et le message était accompagné d'une feuille couverte de grosses lettres appliquées :

Ma chère mère, Mon cher père...

Cela n'allait pas plus loin, car suffisant à remplir la feuille, mais cette première preuve tangible de la bonne santé et gentillesse d'Honorine et de ses progrès en écriture les avait remplis de joie.

La crissante fanfare des insectes célébrait la belle saison.

Angélique s'engagea sur le sentier et monta à travers les hautes herbes déjà presque réduites à paille par la chaleur. C'était la première fois qu'elle se risquait par là et jusqu'alors, quand elle avait fait halte à Tidmagouche, elle évitait de tourner la tête dans la direction des bois.

Elle trouva la tombe.

Autant qu'elle s'en souvenait, ayant dû par convenance assister à l'enterrement, c'était bien là.

Malgré la végétation envahissante, la croix de bois se dressait, à peine rejetée un peu de guingois par un travail actif, à ses pieds, d'une colonie de fourmis.

Apparemment, personne ne s'était préoccupé d'aller nettoyer autour de cette tombe au cours des années. Après l'ensevelissement, sur la terre fraîchement refermée, Joffrey de Peyrac avait fait poser une dalle pesante, et il avait donné une confortable obole à l'un des pêcheurs bretons, sculpteur de pierre en son pays, afin qu'il y gravât les nom et prénom, sans épitaphe, de la riche, noble et pieuse duchesse française, venue mourir tragiquement au Nouveau Monde, sur un rivage déshérité.

Le Breton avait fait son travail avec conscience, et s'il avait dû éprouver des difficultés pour faire tenir le prénom d'Ambroisine et le nom de Maudribourg sur toute la pierre tombale, il y était parvenu en allant à la ligne et en serrant un peu les lettres vers la fin. Il avait réussi à fignoler encore une petite croix et en dessous la date du décès. La date de naissance étant inconnue.

« S'il fallait en croire sa duègne Pétronille Damourt, elle aurait été plus âgée que moi, se souvint Angélique. Mais elle donnait à penser par ses façons timorées qu'elle l'était beaucoup moins. Encore une qui avait trouvé le secret de l'éternelle jeunesse. Mais par l'intervention de Méphisto ! »

À y réfléchir, avait-elle été si belle et si jeune ? Ou était-ce l'effet d'un charme qui émanait de sa personne et jetait des écailles sur les yeux des gens ?

Angélique se pencha afin de déchiffrer l'inscription que rongeait une dentelle arachnéenne de lichens dorés. Elle gratta, écarta un peu plantes et dépôts de poussière incrustés et son doigt suivit le tracé de chaque lettre :

Ici repose


dame


Ambr-


-oisine de


Maudri-


-bourg

Elle se redressa, et s'écarta de quelques pas afin de regarder de loin la tombe. Elle n'éprouvait en cet instant nul sursaut de crainte ou de ressentiment comme chaque fois que le nom de cette femme était prononcé devant elle.

Qui reposait là ? Elle, le corps, la dépouille mortelle de la Démone, l'esprit succube dénoncé par le père jésuite Jean-Paul Maraîcher de Vernon, ou une pauvre fille dévouée à sa maîtresse, Henriette Maillotin, exaltée, prête à tout pour celle qu'elle idolâtrait, et qui, par elle et ses complices cachés, avait été odieusement trompée, sacrifiée, assassinée ?

Angélique, au moment où l'on rapportait de la forêt, sur un brancard, la dépouille mortelle de la duchesse de Maudribourg, n'avait pas voulu, à bout de force nerveuse, s'approcher du cadavre dont elle avait seulement reconnu de loin des lambeaux de jupe maculés, jaune et bleu canard de ses étranges atours.

Mais Marcelline au grand cœur voulant donner quelques soins pieux à ce corps mutilé, l'envelopper au moins dans un linceul avant qu'il fût porté en terre, lui avait parlé de ce visage méconnaissable...

« Une bouillie de chair et d'os... comme si on l'avait frappée, écrasée à coups de maillets... »

Personne n'avait relevé son observation qu'elle n'avait d'ailleurs pas communiquée à tous. On en restait de préférence à l'intervention des loups et des lynx.

« Et les cheveux, Marcelline ?... Comment étaient ses cheveux ?... Longs ?... Noirs ?... »

Sans doute poissés de sang, arrachés par touffes... Néanmoins, il faudrait qu'un jour elle pose la question à Marcelline.

Elle revint s'asseoir près de la tombe.

Dans ce bourdonnement des insectes, l'endroit demeurait doux, serein. Et elle s'étonna, car ici elle ne ressentait pas le malaise de Tidmagouche. Des épilobes mauves, des verges d'or étincelantes, hautes comme des cierges poussant follement à leur manière, l'entouraient, l'abritant du vent qui faisait onduler leurs cimes dans un mouvement continu de berceuse. Des ancolies blanches, des petits asters mauves au cœur jaune, le rose lupin des prés, se mêlaient aux herbes envahissantes et un liseron commençait d'investir la croix, d'une liane innocente.

« Elle n'est pas là ! Si elle était là... les fleurs ne pousseraient pas », se dit Angélique.

Puis elle se releva et s'éloigna, après avoir eu quand même le courage de faire un signe de croix, et en se redisant que sa réflexion à propos des fleurs était puérile car la nature se moque bien de ces nuances.