À supposer que par sa malice et son emprise sur Nicolas Parys ou un autre de ces hommes qu'elle subjuguait, la duchesse de Maudribourg ait pu sauver sa vie, Angélique ne pouvait plus l'imaginer réapparaissant aussi dangereuse qu'avant.
Ces luttes qui sont des épreuves, ces combats, ne doivent pas pouvoir se renouveler dans les mêmes conditions et avec les mêmes personnages, car les uns et les autres en sortent changés.
En ce qui concernait le passé, elle estimait qu'elle ne s'était pas trop mal battue mais qu'aujourd'hui, elle se laisserait moins désarçonner par les ruses et les sourires enjôleurs de la rouée. Puis elle eut un frisson, et s'inclina avec humilité en se souvenant de certaines lueurs dans les yeux d'Ambroisine qu'elle avait vues briller à travers l'ambre de ses prunelles de femme séductrice et qu'on ne pouvait attribuer à un être humain. Par ces yeux de femme, le démon parfois regardait. Devant une telle rencontre avec l'esprit des ténèbres, nulle créature ne peut se vanter de ne pas trembler, et les plus forts eux-mêmes de ne point succomber, paralysés, comme des lapins devant l'œil du serpent.
« Mea culpa ! se dit-elle. Si j'ai acquis quelque expérience à ce combat, au moins que ce soit celle de ne pas me croire plus forte que l'être infernal. C'est par cette prétention que je risquerais encore de me faire abuser. »
« On ne plaisante pas avec ces choses-là, disait le marquis de Ville-d'Avray, tout badin qu'il fût. J'ai reconnu l'écriture de Satan sur ce grimoire. Ma chère, n'y touchez pas ! »
Il avait fait analyser la signature de Mme de Maudribourg par le jésuite Jeanrousse, et celui-ci, paraît-il, s'était signé plusieurs fois.
Le marquis prenait très au sérieux les dangers occultes qu'elle représentait, sans pour cela se départir de sa préciosité mondaine, et cesser de couvrir Ambroisine de compliments et jouer le naïf, ce qui était la meilleure défense.
« Quatre-vingts légions, ma chère enfant, ce n'est pas rien !... Oui, j'ai fait quelques études de démonologie », jetait-il, négligemment, le petit doigt levé tout en puisant un bonbon dans son drageoir...
À vivre près de lui les jours sinistres de Tidmagouche, elle avait pu s'apercevoir qu'il était en effet fort savant en toutes sortes de sciences.
Alors qu'attendrie à ce souvenir elle l'évoquait, voici qu'il apparut. Tel qu'en lui-même, marchant à pas comptés en lançant de côté sa canne à pommeau d'ivoire avec la même élégance souveraine que le roi, ses talons rouges écrasant avec assurance sur le sentier sablonneux les graviers de la plage, le satin de son habit et les fleurs de son gilet brodé miroitant magnifiquement au soleil barbouillé de brumes de la côte Est.
La découvrant, il fit halte. L'avenant sourire, qui ne cessait jamais de fleurir sur ses lèvres, s'épanouit.
– Angélique ! s'écria-t-il. vous ici ? Et je ne le savais pas !
Remise de sa stupeur, elle le considéra sans tout à fait en croire ses yeux.
– M. de Ville-d'Avray ! Je vous croyais en France !
– Mais, je suis venu voir Marcelline, lui dit-il comme s'il s'agissait d'une visite de voisinage.
– Vous avez traversé l'océan pour visiter Marcelline ?...
– Elle en est digne, répliqua-t-il avec hauteur. Et je voulais lui amener son fils à embrasser.
Comment allait ce « diable à quatre pattes » de Chérubin ? Fort bien, et devenu parfait homme de Cour, si l'on en croyait son père.
– Et puis, n'oubliez pas que je suis toujours gouverneur de l'Acadie. Croyez-vous que j'allais laisser les frères Defour et tous ses brigands de la région grossir leur magot en mon absence en s'imaginant qu'ils n'auraient jamais à me verser leurs dividendes ! Je ne parle pas pour M. de Peyrac. À Paris, son banquier m'a toujours remis sa dîme à date. Pourtant, étant donné le statut particulier de cette portion de la côte Est qui a toujours été considérée comme ex-territoriale, il aurait pu trouver prétexte pour s'en dispenser. Le vieux Parys ne s'est jamais beaucoup gêné pour me satisfaire, lui. Aujourd'hui, il est mort... En France et sur la paille !... C'est bien fait pour lui ! Son gendre vient de m'en avertir. Cela dit, je ne suis pas mécontent de ma tournée. Tout le monde a rendu gorge.
– Allez-vous poursuivre sur Québec ?
– Québec ! Il n'en est pas question ! Les choses y tournent trop au vinaigre. Cependant, je balance en mes projets. Voyez : j'étais hier à Shédiac et j'allais repartir pour Chignectou où j'ai laissé Chérubin, lorsque j'appris que M. de Frontenac allait relâcher à Tidmagouche. J'ai préféré venir l'attendre ici que de me rendre au-devant de lui, dans le golfe, où l'on s'égare à travers les îles.
– M. de Frontenac est en chemin pour la côte Est ?... Personne ne nous en a parlé.
– Je suis seul à le savoir... J'ai mes espions. Toujours très dévoués... Notez, si M. de Peyrac est avec vous, il ne va pas tarder à être averti, lui aussi. M. de Frontenac arrive sur La reine Anne, vaisseau amiral accompagné de L'indomptable et d'un petit trois-cents-tonneaux : Le vaillant. Une belle escorte que lui a envoyée le roi. Mais j'ai pensé à l'attendre. Il n'est jamais mauvais, pour une traversée, de se trouver en compagnie. Et puis, dans son cas, je suis persuadé que M. de Frontenac appréciera la présence d'un ami sûr, comme je le suis pour lui.
– Il compte partir en France ?
Ville-d'Avray hocha la tête, les paupières baissées.
– Sur ordre du roi.
Ayant regardé de tous côtés, il lui confia.
– Cela va très mal pour lui. Ses ennemis, dont les Jésuites, sont sur le point d'avoir raison de sa réputation.
– C'est venu bien subitement ! Que peut-on avoir à reprocher au gouvernement de M. de Frontenac ?...
– L'intrigue est une arme qui ne se préoccupe pas de ces choses ! Ce qui est certain... et je suis seul à savoir... car il ne le sait pas encore, ne s'en doute même pas... mais je vous le dirai à vous... c'est que l'on parlait, lorsque je suis parti, de le démettre de son gouvernement en Nouvelle-France... Mais chut ! Il sera bien temps que cela s'ébruite ! S'il n'est pas au courant, de l'en avertir.
– N'exagérez-vous pas ?...
Angélique était consternée. Tout d'abord, elle ne s'habituait pas à discourir avec des personnes qui envisageaient les voyages à travers l'Atlantique comme une simple équipée en carrosse de Paris à Tours.
En Canada, il y avait deux races de gens bien distinctes. Ceux qui n'hésitaient pas à traverser l'océan pour aller disputer de leurs affaires en métropole sans souci des tempêtes, des pirates et du mal de mer, et ceux qui préféraient mourir que de remettre le pied sur le pont d'un navire. Sans décider de façon aussi extrême, Angélique était plus inclinée vers la seconde espèce que vers la première.
Les angoisses de leur premier voyage6 avaient gravé en elle des impressions de distances infranchissables et de séparation définitive.
Entendant parler du départ de Frontenac pour la France, elle ne pouvait concevoir qu'il fût de retour à Québec avant l'hiver comme il en avait l'intention, et envisageait cette annonce comme une catastrophe.
– Qui peut vouloir nuire à cet excellent gouverneur ? Vous qui avez vos entrées à la Cour...
– Oh, si peu ! fit le marquis avec un geste de regret. Vous savez que Sa Majesté ne m'aime pas. Lorsque je me suis présenté à Versailles, après pourtant des années d'absence, le roi, dont la mémoire est exceptionnelle, fronça les sourcils à ma vue. Prudent, je tenais ma botte secrète en réserve, et aussitôt lui parlai de vous. Depuis, il me supporte, mais je ne fais pas d'éclats. Pourtant, mes propos ne lui ont pas déplu, car, ayant fait allusion par hasard à votre science et votre goût pour les plantes et épices aromatiques et médicinaux, j'ai ouï dire qu'il a demandé de composer, à votre intention, un jardin d'herbes par M. Le Nôtre, dans un coin de son potager. Ah ! Vous n'êtes pas oubliée, chère Angélique. J'ai vu vos fils. Je vous en parlerai. Ils sont très aimés. J'ai entr'aperçu Mme de Castel-Morgeat très en beauté !...
Il lui adressa un petit clin d'œil dont, sur le moment, préoccupée, le sens lui échappa.
Ils rejoignirent sur la grève le comte de Peyrac auquel on avait signalé l'arrivée de navires de la Marine Royale venant de Québec, et à bord desquels le bruit courait que se trouvait le gouverneur, M. de Frontenac.
Ville-d'Avray confirma. Il jouissait de la surprise que causait son apparition, et plus encore de prouver qu'il était au courant de tout, avant les autres, même des affaires de la colonie.
Tandis qu'au loin apparaissaient des pyramides de voiles blanches déployées et les hautes tours dorées des vaisseaux de ligne, Joffrey posa au marquis la même question qu'Angélique.
– Voyez-vous qui peut chercher, en France, à nuire à M. de Frontenac ?
– Non, hélas ! Je me tiens un peu à l'écart des rumeurs, n'ayant pas intérêt à être remarqué... Une oreille que j'ai au ministère de la Marine m'aurait parlé d'un placet que l'ancien propriétaire de la côte Est, Nicolas Parys, aurait remis au roi à son retour d'Amérique, pour lui faire part de son œuvre au Nouveau Monde et réclamer une gratification ou une pension qu'il jugeait mériter. Mais il est mort aujourd'hui, ce qui diminue singulièrement la puissance de ses réclamations, et sans avoir, dirait-on, obtenu gain de cause.
« L'affaire serait plutôt dirigée contre vous, M. de Peyrac. Défendez-vous si son gendre se croit des droits à cause de ce placet.
Chapitre 24
De la plage, noire de monde, ils regardaient évoluer les navires. La rade de Tidmagouche, habituée à de plus modestes flottes, n'avait jamais reçu un aussi grand nombre de brillants visiteurs.
Ville-d'Avray, du bout de sa canne, désigna à Angélique un bâtiment plus petit que ceux des arrivants, mais travaillé de sculptures et doré comme une châsse, qui avait levé l'ancre et évoluait fort gracieusement afin de laisser aux gros bâtiments de Sa Majesté la possibilité de trouver leurs places dans la rade.
– C'est mon navire... Ne vous souvenez-vous pas ? Celui que M. de Peyrac m'a offert pour compenser la perte de ma pauvre « Asmodée », coulée par les bandits.
À l'avant, Angélique avait cru distinguer en figure de proue une très belle sirène aux longs cheveux et à la poitrine inspirante.
Mais le bateau évoluant, bientôt présentait les décorations du château-arrière. Entourées d'une profusion de guirlandes et de fruits dorés, les vives couleurs du tableau de tutelle étaient surmontées par une banderole portant le nom de ce bel oiseau des mers.
– « Aphrodite » !...
– Heureusement que vous aviez promis à M. de Saint-Chamond de ne pas donner un nom païen, dans le genre d'« Asmodée » à votre prise de guerre, dit Angélique en riant.
Puis elle rit de plus belle en découvrant la scène peinte sur la dunette qui représentait « Aphrodite naissant de l'écume de la mer », et comme il se devait, une fort belle femme nue, dont les traits pouvaient éveiller chez les initiés une impression familière.
– Vous êtes quand même arrivé à réaliser le plus extravagant de vos caprices.
– J'ai eu beaucoup de mal, mais j'ai trouvé l'artiste. N'est-ce pas ressemblant, dit-il réjoui. Tout le monde vous reconnaît. Le tableau de M. Paturel sur son « Cœur-de-Marie » à côté de celui-là, ne vaut rien du tout.
– Ne mélangez-vous pas un peu trop les genres et les symboles ? Souvenez-vous que ce navire, avant de vous appartenir, fut entre les mains des complices de Mme de Maudribourg, et faisant partie de la flotte qu'elle avait frétée pour venir nous déloger et nous occire.
– Précisément !... Quelle meilleure protection pour exorciser ce bâtiment que de le mettre sous l'égide de la déesse de la Beauté et la vôtre qui se confondent en une seule et même personne. Je vous retrouve toujours radieuse et douée d'un charme que vous possédez, dirait-on, malgré vous, ce qui vous rend inattaquable, et chaque fois, alors que l'on pourrait s'attendre à vous voir les perdre ou bien en avoir laissé un peu évaporer ou s'éventer l'essence exquise, au contraire, on vous retrouve autre mais plus encore séductrice. Comment faites-vous ? Je pense au roi. Je le lui dirai. Car il vous attend, mais je sens qu'il redoute aussi ce moment où après tant d'années d'absence de votre part, de rêveries pour lui, vous allez reparaître. Je vais pouvoir, ô avec tact, le rassurer.
– Ne vous mêlez pas de cela.
– Ô Angélique, comme vous me parlez durement !
*****
Après les manœuvres d'usage, les chaloupes accostaient et le gouverneur Frontenac, en simple équipage, parmi les nouveaux uniformes de la Marine Royale, marchait à grands pas vers le comte de Peyrac et sa femme.
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