– Je suis bienheureux de vous croiser tous deux avant de poursuivre mon voyage. C'est une folie, peut-être. Mais je crois que vous m'approuverez. J'ai pris la décision de me rendre en France afin de parler au roi. Je ne pense pas qu'il blâme mon initiative. Il ne s'agit que d'un aller et retour. Mais il est indispensable que nous nous expliquions de vive voix. Car il y a des personnes en place qui me desservent.

Angélique regarda du côté de Ville-d'Avray. D'après ce qu'il lui avait dit, elle avait cru comprendre que M. de Frontenac était rappelé par le roi dans une semi-disgrâce. Le marquis était-il toujours aussi menteur et sa propension à créer la zizanie sans avoir l'air d'y toucher avait-elle augmenté, à s'exercer auprès des grands ?

Il répondit à son interrogation muette en levant les yeux au ciel d'un air de pitié.

Puis, s'adressant à Frontenac comme on aurait parlé à un grand malade, lui dit :

– Nous ferons route ensemble. Cela va être charmant.

– Tiens, vous êtes là, vous ?... bougonna Frontenac en le découvrant. Vous choisissez mal votre moment pour revenir. Québec est intenable !

– Je n'ai aucune intention d'aller à Québec...

Frontenac était très gai, quoique regrettant, du fait de ce voyage impromptu, d'être privé cette année de son expédition sur le lac Ontario, au Fort-Frontenac, afin d'y recevoir somptueusement les Iroquois et d'y vérifier avec eux, que la hache de guerre était bien enterrée.

Ayant bien pesé le pour et le contre, disait-il, il s'en tenait à cette décision d'occuper l'été et la possibilité de navigation, pour aller purger les mauvaises querelles chez qui de droit.

C'était son épouse, bien en cour à Versailles, qui lui avait mis « la puce à l'oreille ».

Parlant d'elle, il crut devoir s'adresser plus directement à Angélique.

– Malgré notre brouille familiale profonde, vous savez que la présence constante à la Cour de ma femme Anne de la Grange est fort heureuse, car elle ne lésine jamais pour la défense des intérêts du Canada, surtout en travaillant à détruire les cabales qui se trament auprès du roi contre moi.

« Mais, cette fois, elle m'a laissé entendre qu'elle ne peut découvrir d'où vient le mal, mais que la poussée est forte et habile. Mlle de Montpensier, son amie de toujours, et dont vous savez qu'elle est une intrigante fort active, déclare forfait. Je dois venir. Notez que je ne sais pas si ces dames n'accordent pas trop de pouvoir à mon influence. J'ai trop abusé des relations presque de famille qui liaient mon blason à celui des Bourbons. Mon père fut le compagnon de jeu de Sa Majesté Louis XIII, qui me tint sur les fonts baptismaux. J'en ai gardé l'habitude de considérer que le roi est mon cousin, et n'ai pas avec lui assez de ménagements. Mais je ne peux décevoir la comtesse qui sait que j'ai le plus grand respect pour ses avis. Je n'ai rien à perdre. À Québec, tout va de mal en pis et ce n'est pas sur place, en effet, que pourra se dénouer l'imbroglio.

Il leur montra une lettre de l'évêque, dont il avait eu copie par un de ses espions, et qui récriminait contre lui, l'accusant d'avoir fait bâtir le fort de Cataracoui pour s'y enrichir en secret avec la fourrure.

– Même l'évêque me lâche, bien que je l'aie soutenu contre les Jésuites. Carlon aussi me « tire dans les jambes »...

– L'intendant ? Nous le croyions en disgrâce.

– Il l'est, mais n'en continue pas moins à me contrecarrer pour soutenir un sien parent qui fait la loi à Montréal et que j'ai voulu faire arrêter. Il croit qu'en me désavouant, il penchera du bon côté. Il s'illusionne... son remplaçant est déjà en chemin... Mais Carlon l'attend de pied ferme car on lui a dit qu'il ne s'agissait que d'une nomination de complaisance, pour lui garder son poste, pendant qu'il se rendra en France afin de rendre des comptes.

« Moi, au moins, je pars, sans avoir remis mes pouvoirs à quiconque. Mon secrétaire expédiera les affaires courantes. Cela va bien embarrasser le nouvel intendant. Il a des ordres, paraît-il.

– Des ordres de qui ?

– C'est ce qu'il faut éclaircir. M. de La Vandrie qui m'a apporté les dépêches du roi par les premiers navires n'est même pas au courant !... À moins qu'il dissimule.

– Le roi ne peut ainsi relever les « puissances » de la colonie sans préalables.

– Alors, il doit être averti... Et c'est pourquoi je me rends en France. Mais il ne s'agit que d'une visite au roi.

Il soupira, soucieux.

– Encore un coup des Jésuites, grommela-t-il. Le rappel du père de Maubeuge, temporisateur, et qui maintenait ces pilleurs des Grands Lacs au moins dans l'apparence de leur fonction religieuse, a sonné le glas de la modération.

Afin de les entretenir de façon plus confidentielle, il se rapprocha du groupe formé par Joffrey de Peyrac, Angélique et Ville-d'Avray qu'entouraient les officiers de la flotte de Peyrac qu'il connaissait aussi pour les avoir eus dans ses salons du château Saint-Louis : Barssempuy, Urville, Le Couennec, etc.

Laissant les représentants de la Marine royale, et leurs jeunes lieutenants et cadets emplumés secouer leurs mouchoirs pour dissiper l'odeur de saumure et d'huile de foie de morue coulant au soleil qui les incommodait, tandis que les pêcheurs bretons qui travaillaient aux salaisons, curieux de voir de plus près tout ce beau monde, se rapprochaient en cercle dans leurs souquenilles imprégnées d'eau de mer et leurs tabliers de cuir couverts d'écailles de poisson, il continua à mi-voix :

– Vous ne pouvez vous imaginer l'esprit qui règne à Québec. Cela rappelle celui de l'année qui précéda le grand tremblement de terre, ou bien avant votre venue lorsqu'il y avait ce d'Orgeval qui voulait régner sur tout et sur tous et qui y parvenait malgré ses manières humbles et pondérées. Personne n'était plus maître en sa mission, sa cabane, sa chaumière, et pas plus le gouverneur en son palais. J'ai soupiré d'aise d'apprendre sa fin et de le voir donner en martyr à l'Église et en héros à la Nouvelle-France. Cela ne pouvait on ne peut mieux finir. Je vous le dis sans ambages.

« Quoi qu'il en soit, mort ou vif, il me cause bien des soucis. On rappelle ses paroles et l'on veut entraîner tout le monde sur le chemin de la guerre pour pouvoir honorer sa mémoire.

« Au moment où je quittai Québec, le bruit a couru que les canots en flammes de la « chasse-galerie » étaient passés au-dessus de la ville. Moi, je ne les ai pas vus, mais vous savez que, chaque fois, le peuple est fort impressionné. Il y voit l'annonce de calamités ou un message de l'au-delà lancé par ceux qui sont à bord et qui viennent pour rappeler aux vivants leur devoir. Eh bien cette fois, il y était.

– Qui ?

– D'Orgeval. Ils l'ont vu et reconnu, m'assure-t-on. En compagnie des premiers martyrs, jésuites et coureurs de bois. Que puis-je faire contre cela ? Des fous ! Je me suis vu contraint d'envoyer la maréchaussée contre une bande d'enragés qui voulaient se rendre à l'île d'Orléans pour prendre Guillemette de Montsarrat-Behars, une seigneuresse qu'on dit sorcière.

« Il faut que je fasse comprendre au roi les conflits auxquels j'ai à faire face de cet autre côté de la Terre et le tort que les Jésuites causent à ses intérêts de monarque du Nouveau Monde en surexcitant les consciences.

Joffrey de Peyrac posa une main apaisante sur l'épaule de son compatriote gascon.

– Mon cher ami, vous avez derrière vous plusieurs jours de traversée. Le soleil est au zénith. À rester sur cette plage, nous allons bientôt fondre comme les foies de toutes ces morues. Je vous recommande d'aller vous rafraîchir à votre bord.

« Ce soir, je vous convie à souper et nous pourrons reparler de tout cela à loisir et tirer des plans.

Sa voix et son geste parurent rasséréner Frontenac qui retrouva son sourire.

Le comte de Peyrac se rendit auprès de M. de La Vandrie et de son état-major, et les invita à venir boire du café turc à l'ombre de sa modeste habitation coloniale, toute de rondins et d'un soubassement de pierres pour les caves et le magasin à poudre.

Cette courtoisie le dispensait de les recevoir plus tard en compagnie de Frontenac. Ayant bu un délicieux breuvage et fait le tour du propriétaire dans une atmosphère de fournaise, ils se retirèrent sur leurs navires, heureux d'y retrouver un peu de brise marine, tandis que M. Tissot, le maître d'hôtel, commençait à préparer la grande salle du fort pour recevoir dignement, le soir venu, le gouverneur de la Nouvelle-France.

*****

Le gendre de Nicolas Parys était un homme lourd et taciturne d'une trentaine d'années. Il était né sur la censive de Saint-Pierre du Cap-Breton au temps où il ne devait pas y avoir plus de quatre cabanes de colons et une chapelle pour les Mic-Macs de la région. Il n'y en avait guère plus aujourd'hui. L'homme n'en était pas pour autant sans agilité d'esprit et capacités commerciales. L'envahissement des flottes saisonnières et des matelots du Vieux Monde se chargeait de dégourdir les petits colons d'Acadie. Lents de nature, cependant. Mais lorsqu'il put parler et placer son mot, il se défendit avec vigueur.

Le vieux, en effet, avait présenté son placet au roi, mais cela dès son retour des Amériques, il y avait trois à quatre ans. On ne pouvait donc accuser de la lecture de ces pages, que peut-être le souverain n'avait même pas daigné parcourir, les changements subits qui venaient de se manifester dans la politique coloniale de ces messieurs de Paris. Ensuite, le vieux s'était marié. Puis il était mort dans une lointaine province, où on apprenait qu'il était allé s'établir afin de jouir de son épouse, et de la fortune qu'il avait ramenée de la vente de ses domaines d'Acadie, et aussi d'une générosité assez subséquente du roi. Sa veuve s'était remariée avec un haut personnage de la région, un intendant ou quelqu'un d'une fonction de ce goût-là, de sorte qu'elle semblait de désintéresser de l'héritage américain.

Tout ceci lui avait été annoncé d'un coup ainsi qu'à la fille dudit Nicolas Parys, par un courrier arrivé, ce printemps, sur l'un des premiers bateaux bretons.

Il exhiba d'un sac de peluche à cordons une importante liasse qui avait dû lui coûter, ainsi qu'à sa femme, pas mal d'heures et de sueur à déchiffrer, et les faire passer par « toutes les couleurs de l'arc-en-ciel » en cours de lecture, puisque c'était là, rédigées par des notaires et fonctionnaires civils, les premières et uniques nouvelles qu'ils recevaient du vieux depuis son départ, mais sur la conclusion desquelles ils avaient poussé, sa femme et lui, un gros soupir de soulagement, étant donné qu'après avoir surpris pêle-mêle la présentation à Versailles de ses Mémoires, son mariage, sa mort, ils arrivaient à la conclusion seule capable de les rassurer que cette marâtre, veuve intempestive, ne se mêlerait pas de leur venir disputer leur héritage. Il avait quand même bien dû laisser quelque chose, le Vieux. Peut-être « là-bas », où en plus de sa fortune rapportée d'Amérique, il leur avait toujours dit qu'il avait du bien, et les notaires semblaient faire allusion qu'il y avait quelque chose à gratter, en tout cas ici, en Acadie :

– Ici, mon ami, l'interrompit Ville-d'Avray, la chose est nette et ne sera pas longue à coucher sur parchemin, avec tous les sceaux et paraphes nécessaires. N'espérez pas entamer un procès sans fin pour rentrer en possession des territoires que votre beau-père a vendus à M. de Peyrac.

« Je fus témoin de la cession des droits établis en bonne et due forme devant M. Carlon, intendant de la Nouvelle-France. Il vous a laissé Canso, des « graves » à louer aux pêcheurs qui vous rapportent une partie des gisements de charbon de terre. Quant à « là-bas », rien ne semble vous empêcher de vous embarquer et d'aller voir vous-même, en France, de quoi il retourne.

Le gendre de Nicolas Parys repartit avec sa femme sans insister.

Après avoir longuement réfléchi et médité devant une fiasque de bon gin anglais qu'il se procurait par Terre-Neuve, il dit à son épouse que c'était une affaire de patience. Il fallait attendre. Savoir, tout d'abord de quel côté le vent tournerait.

Voilà que l'on commençait de murmurer que M. de Frontenac partait en disgrâce, était « rappelé ». L'intendant Carlon suivrait peut-être ? Alors dans ce cas, que vaudraient les droits du gentilhomme d'aventures sans pavillons, sans foi ni loi, ce soi-disant comte de Peyrac qui touchait la dîme de toutes ces industries de la côte Est. On aurait plus d'une occasion de le faire déménager, soit en exhibant les lois d'héritage, soit en le faisant débouter par la marine royale comme pirate ou allié des Anglais.

Ce serait son tour, à lui, gendre de Nicolas Parys d'être le roi de la côte Est. Quant à aller se frotter à ces bandits des Vieux Pays, en Europe, lui qui ne s'était jamais risqué même jusqu'à Québec, pour cela aussi, il valait mieux attendre. L'an prochain, peut-être. Pour l'instant, il allait seulement écrire à ces notaires, greffiers et avocaillons, en annonçant son arrivée afin qu'ils lui gardent ses écus « au chaud ».